La grève de salariés du cigarettier turc, symbole de la lutte contre les privatisations
Le campement de fortune des ouvriers de Tekel, l’ancien monopole turc des tabacs, a pris racine dans les rues glaciales du centre-ville d’Ankara. Sur des barbecues, des sardines et des marrons grillent, et les caisses de bouteilles de raki circulent dans les allées bondées.
Emmitouflés sous des couvertures, près de 2 000 travailleurs, licenciés ou menacés de l’être en raison de la privatisation de leur entreprise, font grève depuis cinquante jours, installés devant le siège de la centrale syndicale Türk-Is. Calés autour de poêles à charbon, sous des bâches en plastique, les “Tekel” sont bien décidés à ne pas bouger de leur camp, tant qu’un compromis n’aura pas été trouvé avec le gouvernement.
Environ 12 000 fonctionnaires sont directement concernés par la dissolution du groupe, vendu en 2008 au géant British American Tobacco (BAT) pour 1,72 milliard d’euros. Pour compenser la perte de leur emploi, après la fermeture d’une centaine de sites à travers le pays, l’Etat a proposé aux salariés des postes précaires dans l’administration.
“Le gouvernement essaie de nous faire travailler dans des conditions indignes, tonne le président du syndicat Tek Gida-Is, Mustafa Türkel. Les ouvriers perdraient leur statut de fonctionnaire, sans aucune sécurité d’emploi sur la durée. Nous nous opposons aux privatisations telles qu’elles sont menées par ce gouvernement.”
Ce conflit social, qui a commencé en décembre 2009, embarrasse au plus haut point le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, dont la politique économique est contestée par les fonctionnaires et les classes populaires.
Ignorés pendant plus d’un mois par le gouvernement, les grévistes se sont remis à espérer une issue positive. Mais, après plusieurs rencontres, les négociations entre les syndicats et le gouvernement sont restées dans l’impasse, mardi 2 février. “C’est une lutte pour notre honneur. Nous continuerons à nous battre par tous les moyens”, clame Binali Ildan, un ancien ouvrier de l’usine d’Istanbul.
Depuis cinquante jours, les “Tekel” ont multiplié les manifestations dans les rues de la capitale, parfois réprimées sans ménagement par la police, et ont même observé, pendant plusieurs jours, une grève de la faim, qui a conduit trois d’entre eux à l’hôpital. “Nous sommes très affectés par l’inhumanité du gouvernement, se plaint l’un d’eux, Ibrahim Kiraç. Nous sommes sous la pression du FMI (Fonds monétaire international) et du capitalisme international.”
Une société rentable
Inflexible, Recep Tayyip Erdogan a dénoncé, mardi, “une campagne idéologique contre le gouvernement” et une “instrumentalisation” des travailleurs. A Ankara, de nombreux passants continuaient pourtant à venir soutenir le mouvement. “Sans le soutien des citoyens, nous n’aurions pas pu tenir tout ce temps”, avoue un ouvrier.
Mais si le gouvernement maintient sa position, le conflit risque de se durcir. Les “Tekel” devaient reprendre, mercredi, leur grève de la faim. Les six principales centrales syndicales représentant fonctionnaires et salariés du privé ont appelé à une journée de grève jeudi. Une grande manifestation est prévue à Ankara.
Depuis 2002, plusieurs centaines d’entreprises publiques ont été privatisées par le parti islamo-conservateur au pouvoir. La loterie nationale, les centrales électriques ou les usines de sucre sont parmi les prochaines sur la liste. Le plan a été supervisé par le FMI, avec lequel la Turquie négocie depuis plus d’un an un nouvel accord. De toutes ces sociétés, Tekel était l’une des plus rentables.
Née en 1925 de la nationalisation de la Régie intéressée des tabacs de l’Empire ottoman, une entreprise française, elle avait déjà cédé sa branche alcool en 2003. Le parti de M. Erdogan, réélu en 2007 pour ses bons résultats économiques, est accusé par l’opposition de mener une politique ultralibérale et doit faire face depuis plusieurs mois à une série de mouvements sociaux dans les services publics.
Auteur : Guillaume Perrier
Source : Le Monde, édition du 04.02.10