Nucléaire, la France dans la ligne de mire : entretien avec François Heisbourg
Conseiller spécial auprès de la Fondation pour la recherche stratégique à Paris, François Heisbourg a participé à la “Commission Evans-Kawaguchi” qui a élaboré des propositions pour un désarmement nucléaire par étapes.
La campagne pour un “monde sans armes nucléaires” s’intensifie. La France est-elle rétive ?
Les responsables français considèrent que la priorité des priorités est le traitement du dossier nucléaire iranien. Mais cela n’empêche pas de s’occuper de désarmement nucléaire ! Dans son discours de Cherbourg (mars 2008), Nicolas Sarkozy a pour la première fois parlé à la fois de la dissuasion et du désarmement. Il a mentionné des mesures de transparence (révélation du nombre de têtes nucléaires françaises : 300) et des mesures de non-production de matière fissile – toutes choses positives. Mais on a l’impression qu’à Paris, c’est “tout Cherbourg et rien que Cherbourg”.
Or la France a adhéré au Traité de non-prolifération (TNP) dont l’article 6 prévoit un mouvement vers le désarmement nucléaire général. Et en septembre 2009, elle a voté la résolution 1887 à l’ONU. Dans l’esprit de cette résolution et du TNP d’une part, et dans la réalité diplomatique d’autre part, il y a un lien entre le régime de non-prolifération et le mouvement vers le désarmement nucléaire – et ce lien sera très présent lors la conférence d’examen du TNP.
La France aurait intérêt à s’appuyer sur une démarche comme celle de la Commission Evans qui propose que les Etats s’engagent à ne pas augmenter leurs arsenaux nucléaires. Dans les circonstances stratégiques actuelles, la France, à ma connaissance, n’a aucune intention d’augmenter le nombre de ses armes nucléaires. Ce serait bien de le dire ! A la fois pour marquer notre volonté de ne pas contribuer à la course aux armements, et pour faire pression sur des pays comme la Chine, qui continuent d’augmenter leurs arsenaux, cependant que les Etats-Unis et la Russie, qui possèdent plus de 90 % des charges nucléaires, procéderaient à de fortes réductions.
La France risque-t-elle de se retrouver isolée à la conférence sur le TNP ?
Il est trop tôt pour le dire, puisqu’elle pourrait encore ajuster sa position. Se retrouver isolé serait d’autant plus paradoxal que la France est vertueuse en matière de transparence et de réduction de ses armes. Elle s’expose sans raison aux critiques, alors qu’un pays comme la Chine, dont l’arsenal est en pleine croissance, y échapperait.
Pourquoi la France concentrerait-elle les critiques, et non la Chine ?
Nous sommes dans la ligne de mire. Les militants pour l’abolition ont le sentiment que les “petits” pays dotés de l’arme, comme la France, sont un maillon faible et qu’on peut donc focaliser les efforts sur eux. Si l’on veut sortir de la conférence d’examen du TNP en ayant contribué à son succès, nous avons intérêt à aller au-delà de l’énoncé de la priorité iranienne, et au-delà de Cherbourg.
La France pourrait-elle, à elle seule, provoquer l’échec de la conférence du TNP ?
Toute seule, non. Mais il faudra beaucoup d’efforts entre les pays européens, ceux de l’OTAN, et les pays émergents non nucléaires les plus importants, pour trouver un compromis. Si le régime de non-prolifération n’est pas renforcé, on risque de revenir à la dynamique des années 1950-1960 où tout pays voulant la bombe pouvait l’avoir. Sauf qu’aujourd’hui il est beaucoup plus facile de l’acquérir.
La France tient-elle à la bombe pour préserver son rang dans le monde ?
La seule raison acceptable pour que notre pays possède l’arme nucléaire, ce sont les impératifs de sécurité. Si le TNP s’effondre, la possession de l’arme nucléaire deviendra à l’avenir beaucoup plus large : vingt, trente pays… La dissuasion fonctionnerait-elle de manière stable dans un monde nucléaire multipolaire ? La réponse est non.
Aujourd’hui, un accord avec les pays émergents non nucléaires, comme le Brésil ou l’Afrique du Sud, a zéro chance d’aboutir s’il n’y a pas de progrès tangible sur la voie du désarmement nucléaire. Nous devons relever un défi diplomatique majeur. Cela exige d’avoir de la créativité et l’esprit ouvert. Attention à ne pas se comporter en assiégés.
Propos recueillis par Natalie Nougayrède
Source : Le Monde, édition du 03.02.10