Washington et Pékin s’affrontent sur Google (source : Le Monde)
Alors que Google dit poursuivre ses discussions avec les autorités chinoises sur sa présence en Chine et a repoussé l’introduction sur ce marché de deux téléphones portables de Samsung et Motorola munis de la plate-forme mobile Google Android, les tensions sont montées d’un cran entre la Chine et les Etats-Unis autour des cyberattaques dont la société californienne et une trentaine d’autres firmes américaines ont été la cible ces derniers mois. Le président Barack Obama s’est dit “préoccupé” par ces attaques, vendredi 22 janvier. La veille, Hillary Clinton avait souligné, dans un long discours sur la liberté de l’Internet, qu'”un nouveau rideau d’information est en train de descendre sur une grande partie du monde”. La secrétaire d’Etat s’est félicitée que “les sociétés américaines intègrent dans leur gestion une attention croissante au problème de l’Internet et de la liberté d’information “.
En réalité, le dossier à charge des cyber-attaques chinoises contre l’administration ou des sociétés américaines est plus accablant que ne le suggère l’affaire Google. De nombreux rapports publiés aux Etats-Unis par des centres de réflexion l’attestent. S’ils ne peuvent apparaître au grand jour dans les relations diplomatiques – le délit d’effraction informatique est difficilement attribuable à un Etat -, tous relèvent la montée en puissance de la menace chinoise, à des fins stratégiques, de piratage industriel ou technologique, et de surveillance d’opposants.
Mme Clinton a aussi fait allusion à la Tunisie, l’Ouzbekistan, l’Egypte, l’Iran, l’Arabie saoudite et le Vietnam. Son allusion au “rideau de fer” et à une nouvelle guerre froide a déclenché la riposte immédiate de Pékin contre la rhétorique jugée impérialiste des Etats-Unis. Le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Ma Zhaoxu, a jugé que les propos de la chef de la diplomatie américaine “sont faux” et qu'”ils portent atteinte aux relations sino-américaines”.
“La campagne des Etats-Unis pour des flux libres et non censurés d’information sur un Internet sans restriction est une tentative déguisée d’imposer leurs valeurs aux autres cultures au nom de la démocratie”, assène l’éditorial de la version anglaise du Global Times. Le quotidien estime que Mme Clinton a oublié de dire que “la grande partie de l’information en provenance des Etats-Unis et des autres pays occidentaux est chargée d’une rhétorique agressive contre tous les pays qui ne suivent pas leur leadership”.
“LIBERTÉ D’EXPRESSION”
Même si des diplomates chinois et américains se sont entretenus à plusieurs reprises, vendredi, la tension reste vive. Les déclarations de Mme Clinton tranchent sur le ton jusqu’à présent conciliant adopté par l’administration Obama sur les droits de l’homme.
En matière d’information, elle annonce une course aux armements d’un genre nouveau. La Chine pourrait en faire les frais, même si les sociétés américaines sont aussi les premières à lui vendre les instruments technologiques permettant la censure. Les Etats-Unis s’engagent, en effet, à “soutenir le développement de nouveaux outils qui permettent aux citoyens d’exercer leurs droits à la liberté d’expression en contournant la censure politique”.
Les Etats-Unis ont pris une autre initiative : pour la deuxième fois après la visite de Barack Obama en Chine, l’ambassade et les consulats américains ont invité, vendredi 22 janvier, une cinquantaine d’internautes chinois de renom à une vidéo-conférence en ligne. Une manière de sonder, mais aussi de coopter comme relais, la frange la plus militante du Web chinois, dont le bloggeur-reporter Zola, l’artiste Ai Weiwei ou le fondateur du site nationaliste Anti-CNN. Ils ont pu débattre de la nouvelle doctrine américaine de l’Internet exprimée par Mme Clinton.
Malgré les protestations de la diplomatie chinoise, le rejet de la censure est bien, en Chine même, en train de polariser contre le régime une nouvelle génération d’opposants. A l’image du média Internet qu’ils utilisent, ces opposants sont rapides, souples, insaisissables et de plus en plus nombreux à saper la légitimité du Parti communiste par des vagues de protestation en ligne.
Que l’affaire Google intervienne au moment où Pékin donne un tour de vis – très mal ressenti – sur l’Internet chinois en fait donc aussi un dossier délicat sur le plan politique intérieur. Ces derniers jours, l’annonce que les textos seraient à leur tour soumis à un filtrage de mots-clés pour déceler les contenus pornographiques – et sous-entendu politique – a de nouveau mis en agitation le Web chinois.
Quant à Google, qui a dit mener une enquête interne auprès de ses employés en Chine, a dû expliciter sur son site chinois qu’elle “discute certaines questions avec le gouvernement chinois”, et que ses opérations n’étaient pas suspendues : “nos employés chinois continuent de travailler dur pour fournir les meilleurs services et produits à nos clients et partenaires “.
Google, notent les observateurs, court le risque de voir bloquer par la censure son site de recherches en chinois – puisque ses dirigeants ont menacé de ne plus censurer les résultats de recherches en représailles notamment à l’infiltration par des hackers de comptes messagerie de militants des droits de l’homme.
En défiant publiquement le gouvernement chinois, et en servant de prétexte à un coup de semonce américain contre les supposés agissements chinois en matière de piratage, Google s’est placée dans une posture délicate : celle de faire perdre la face au gouvernement qui a l’habitude de camper sur ses positions. Même en cas de blocage de Google.cn, elle pourrait toutefois maintenir ses opérations en Chine : selon le New York Times, la première source de revenus en Chine provient d’annonceurs chinois sur le site anglophone, et donc international, du moteur de recherche.
BLOCAGE
Ses revenus en Chine, qui ne sont pas divulgués publiquement, ne dépasseraient pas 2,5 % de son chiffre d’affaires global, qui était de 6,7 milliards de dollars au dernier trimestre 2009. Un blocage de Google.cn de Chine, ont fait valoir plusieurs économistes chinois, est toutefois néfaste pour la Chine : il placerait Baidu, le numéro un chinois, dont l’image pâtit de sa collaboration zélée avec le régime, en position de quasi-monopole.
La firme chinoise, fondée en 2000 par Li Yanhong, un programmateur de logiciel revenu en Chine après avoir étudié aux Etats-Unis et travaillé dans la Silicon Valley, aurait tort de se reposer sur ses lauriers : c’était à son tour, vendredi, d’être la cible d’un piratage, une partie de ses pages de recherche menant vers des sites… pornographiques.
Source : Le Monde, édition du 24 janvier 2010
Auteur : Brice Pedroletti (correspondant à Shanghaï)