“La fin est proche”, les agriculteurs ont le moral en berne
Des revenus en berne, une course contre l’endettement
6,50 euros par jour pour vivre, par Marie-Claire Le Tessier
Arrivés à la fin de trente-cinq ans de carrière d’exploitants agricoles et après avoir installé notre fils, il y a cinq ans, nous vivons dans la misère. Mon mari et moi prélevons 1 200 euros par mois, sur lesquels nous payons chaque mois nos assurances privées (maison et santé, 240 euros), le prêt et les frais pour la voiture (424 euros), l’eau (25 euros) et l’électricité (120 euros). Cela fait 809 euros au total, il nous reste 391 euros pour deux soit 195 euros chacun, soit 6,50 euros par jour.
Depuis le mois de mai je ne paie plus mes fournisseurs (entreprises agricoles, vétérinaires, frais d’entretien usuels) ni la mutuelle. Par contre, les banques se servent allègrement en frais de rejet et impayés à chaque prélèvement automatique faute d’argent sur le compte. Je suis à découvert ; le mois dernier, le prélèvement pour l’électricité a été rejeté. Si demain on me coupe le courant, comment vais-je traire mes cinquante vaches ? Est-ce normal de vivre dans cette situation en travaillant soixante heures par semaine ? Tous les docteurs attestent la fatigue de mon corps, car je travaille à ce rythme depuis l’âge de 16 ans, soit quarante ans. Comment croyez-vous que l’on peut avoir le moral ?
Je me lève pour rien, par Romain Pasquier
Au début, on pense que l’on est épargné par la crise. Puis les bulletins de paie du lait arrivent, ils sont de moins en moins gros. Les bennes de blé ne valent plus de l’or et les ventes d’animaux ne rattrapent pas les pertes. Depuis décembre, je ne me verse plus de salaire, car je dois 100 000 euros à un fournisseur et je continue à rembourser des emprunts. Alors on dilapide le peu d’épargne que l’on a, on décapitalise le cheptel bovin, on vend le matériel quitte à en louer si besoin et on cherche à baisser le plus possible les coûts de production. On va finir par demander le RSA un peu comme des miséreux et on se retrouve avec une entreprise de plus de 700 000 euros de valeur qui ne peut même plus dégager de revenu malgré toutes les subventions que l’on obtient…
Ce ne sont que des chiffres, sauf qu’on entend le téléphone sonner la peur au ventre, si c’est un créancier qui veut son argent et que je ne peux lui donner, et que ça me donne des migraines de savoir que je me lève pour rien.
Je n’aurais jamais cru vivre ça, par Daniel Mercuzot
Je suis producteur de céréales en Côte-d’Or, dans une région à très faible potentiel. Depuis deux ans, je réussis à terminer l’année à “zéro”, pour cela je m’estime chanceux. Le prix de vente de mes produits, même avec les subventions de l’Europe intégrées dans ce prix, ne couvre plus mes frais de production. Pour l’année 2010, je sais que les subventions vont encore diminuer de 15 à 20 %. Les contrats de vente de céréales auxquels je peux proposer ma marchandise aujourd’hui ont baissé de la même proportion, ça va être la catastrophe en fin d’année !
Les années passées, j’ai vendu le matériel que j’estimais sous-exploité ou non indispensable. Aujourd’hui, ce qui me reste, c’est mon outil de production, je n’ai plus rien à vendre pour trouver un peu de finances ; comment je vais finir 2010, je ne le sais pas ! J’ai la chance d’avoir une épouse qui travaille à l’extérieur de la ferme, son salaire nous permet de vivre et de payer l’éducation de nos quatre enfants, notre maison est payée, je le redis, j’ai de la chance. Mais ce qui me fait le plus de mal, c’est d’entendre des gens dire que nous agriculteurs produisons de la m… ! Alors qu’ils trouvent de quoi manger pour encore pas trop cher, qu’ils peuvent venir se promener dans une nature accueillante et que, dans le même temps, les producteurs tombent dans la misère…
Je sais que beaucoup d’ouvriers, d’employés vivent une période bien aussi difficile, je n’aurais jamais cru que je vivrais cela au fond de ma campagne.
La vente directe me sauve, par Joëlle Curutchague
Je viens de recevoir le montant de ma 1ere cotisation de l’année pour la mutuelle sociale agricole (MSA) : 1 800 euros à payer avant fin mars. C’est énorme, cela représente la moitié de ce que je rentre en un mois. Comment se tirer son salaire après avoir payé les aliments, l’eau, l’électricité ? On prie pour qu’il n’y ait pas de panne de tracteur, pas de mortalité parmi les veaux. Heureusement, je suis peu endettée, je dois juste payer le tracteur d’occasion. Et surtout, je fais de la vente directe sans intermédiaire. Ça me sauve, car je garde mes clients en leur proposant des bons produits à moindre coût.
Une crise identitaire autant que financière, par Cedric Benoist
Le monde agricole se trouve coincé entre la mondialisation (prix volatils, dumping social et environnemental), les contraintes franco-européennes (en matière sociale et environnementale) et le pouvoir de la grande distribution qui a été le seul moyen trouvé pour, prétendument, limiter l’inflation. Je suis céréalier sur une exploitation de 120 hectares en pleine Beauce. Il y a cinquante ans, cette exploitation faisait vivre une famille de quatre enfants et employait quatorze salariés en moyenne. Aujourd’hui, je ne me prélève que 1 300 euros par mois ! Les contraintes administratives et environnementales sont décuplées, jamais on n’aura été autant contrôlés et transparents quant à nos pratiques. A contrario, jamais on n’aura été autant décriés ! C’est autant une crise identitaire que financière.
L’Europe me paye un salaire, par Samuel Poidevin
Je suis fils d’agriculteur. Cela fait quelques années déjà que mes parents pensent à leur retraite, en espérant que je reprenne l’exploitation, une ferme de polyculture et élevage de 50 hectares dans le Nord.
La question se posait il y a quelques années, et la situation n’était pas forcément florissante. Bien sûr, lorsque les prix agricoles ont été élevés, tout le monde me conseillait de reprendre et de me “faire un paquet de fric” ! Mais en attendant, ceux qui se sont mis plein d’argent dans les poches, ce sont bien les prestataires. Ceux-ci ont augmenté leurs prix et ne les ont pas baissés aujourd’hui. Les charges sont plus importantes, les règlements plus contraignant, et les prix ne sont plus au rendez-vous.
Dernièrement, j’ai eu une conversation avec mon père à ce sujet. Sa réponse m’a sidéré : “Tu sais, si tu travailles bien, aujourd’hui, tu peux réussir à avoir assez de rendement pour payer les frais de ta culture (sic), et puis l’Europe (par le biais des aides) te paye un salaire.” Que puis-je penser de cela ? Mon propre père, qui a trimé toute sa vie pour sortir un salaire de la terre, me dit aujourd’hui que la seule chose que je peux faire, c’est de payer les frais, et encore avec du savoir-faire… C’est dégoûtant. Je ne sais pas si, à la ville, les personnes qui recherchent toujours le produit le moins cher peuvent comprendre ce que l’on ressent dans ce cas. Combien d’entre nous à ce jour vivent tant bien que mal, dans la misère, pour permettre à certains de se goinfrer ? Trop !
Un avenir de plus en plus sombre
La fin est proche, c’est inéluctable, par Bruno Charpentier
J’ai 48 ans et, pour la première fois de ma vie, mon travail ne suffit plus à me faire vivre… Au contraire, plus je travail, plus je perds. Mon revenu variait jusqu’à présent de 15 000 euros pour les mauvaises années à 35 000 euros pour les bonnes années. Brusquement, mon chiffre d’affaires vient de s’effondrer de 90 000 euros. C’est tout dire…
Alors je vends ma voiture et je garde la vieille de 13 ans, j’arrête mes assurances, je ne règle plus la mutuelle sociale agricole et mes fournisseurs me servent de banque. J’ai presque un an de retard de paiement sur une année de galère, alors qu’avant j’étais à jour.
En juillet, ça fera deux ans que je n’aurai pas gagné d’argent en travaillant mon lait qui n’a jamais été vendu plus de 260 euros la tonne depuis juillet 2008. La fin est proche, c’est inéluctable et, même si la situation redevenait “normale”, dix ans ne suffiraient pas à effacer cette perte.
Demandes contradictoires, par Philippe Despras
Installé depuis vingt-cinq ans, très enthousiaste et entreprenant les premières années, aujourd’hui j’ai le moral en berne. En effet, comment, à notre niveau, gérer ces crises, ces demandes contradictoires de la société à notre profession ? Exemple : on nous juge trop productivistes, trop intensifs… et puis pas compétitif. L’alimentation est aussi toujours trop chère, mais on veut aussi une alimentation typée terroir, à l’ancienne, une traçabilité et une qualité sanitaire parfaite sans engrais, sans pesticide.
Si on ne produit pas assez, alors les aliments sont trop chers et il y a des émeutes de la faim dans certains pays pauvres. Si on produit trop, les prix des aliments chutent, nos revenus aussi et nous nuisons aux paysans des pays pauvres en exportant nos surplus ! Que faire ? Que penser ?
Quel avenir pour mon fils et ma femme ? par Edouard Baudon
Voila bientôt cinq ans que je me suis installé sur l’exploitation familiale à suite du décès de mon père. Quand j’ai pris cette décision, un ami agriculteur m’a dit que, pour devenir agriculteur, il fallait être fou et passionné. Quand il m’a dit ça, j’ai souri et j’ai pensé que c’était tout d’abord la passion du métier qui motivait ma décision. On peut également considérer que le fait d’emprunter 500 000 euros avec un rendement de 3 %, c’est de la folie. La première année, les cours du porc et des bovins étaient corrects et j’ai bien gagné ma vie. Malheureusement, à partir de 2007, la tendance s’est inversée. Les cours des céréales ont explosé (en grande partie à cause de la spéculation), entraînant une forte hausse de mes coûts de production.
C’est ainsi que, depuis 2007, je travaille à perte. J’ai perdu l’équivalent de 80 000 euros net que je dois à court terme à ma banque (eux ne perdent jamais…) et j’ai des dettes auprès de mes fournisseurs. Aujourd’hui, j’ai le moral au plus bas pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le fait de travailler à perte devient de plus en plus insupportable. Je n’ai aucune perspective quant à mon avenir. Les cours ne remontent toujours pas, j’ai des investissements à réaliser, mais je suis incapable de les payer. Je n’ai que 30 ans : quel avenir ai-je à offrir à mon fils et à ma femme ?
Une crise alimentaire avant une crise de l’énergie, par Jacques Couderc
J’ai repris l’exploitation laitière (quota de 220 000 litres) de mes parents en 1988. J’ai 48 ans et deux fils. Un de 22 ans qui travaille comme pâtissier et un de 17 ans qui poursuit des études non agricoles. Le fait que, d’une part, je sois désendetté et n’investisse plus et, d’autre part, que mon épouse travaille à l’extérieur me permet de ne pas être trop affecté par la crise. Malgré le fait que les cours des produits agricoles ne soient plus en adéquation avec les coûts de production, il n’y a plus de place pour l’approximation, dans notre métier. La moindre erreur de gestion technique ou économique se paye “cash”, surtout après des investissements.
Cela étant, si la situation économique et les perspectives de l’agriculture en général ne s’améliorent pas, nous allons vers la désertification de certaines régions, avec toutes les conséquences que cela implique. Même si les enjeux de ce siècle seront l’eau et l’énergie, nous aurons une crise alimentaire avant d’avoir une crise de l’énergie.
Notre fils se promènera le dimanche sur nos terres, par Éric Lavoine
Le moral n’est pas haut et le concept de “la poule crevée” (gel de tous les achats non indispensables) se développe, au grand dam de nos partenaires dont le chiffre d’affaires fond comme beurre en poêle ! Notre revenu est en baisse et nos charges en hausse. Pour l’instant, on tape dans l’argent mis de côté depuis trente-quatre ans, mais ça ne va pas durer longtemps et cet argent avait été placé pour compenser la faiblesse d’une retraite à 800 euros par mois. Donc, on déplace le problème de dix ans !
La ferme familiale fait une bonne centaine d’hectares et notre fils est parti travailler à l’extérieur. Si un jour ça va mieux, il prendra ma succession à ma retraite, mais il devra sûrement garder son emploi à l’extérieur s’il veut vivre comme les autres. Sinon, il fera comme beaucoup, il abandonnera et regardera nos terres le dimanche lors d’une promenade. Elles étaient cultivées par notre famille depuis des siècles…
Source : LEMONDE.FR | 03.03.10