La force attractive de l’Evangile et les possibles de l’Histoire, par Claude Geffré, o.p.
Théologien dominicain français né en 1926, Claude Geffré a été, tour à tour, professeur de théologie dogmatique (1957-1968) et recteur des Facultés dominicaines de Saulchoir (1965-1968), professeur de théologie fondamentale à l’UER (Unité d’Enseignement Religieux ), de théologie et de sciences religieuses de l’Institut catholique de Paris (1968-1988), directeur du Cycle des Etudes de Doctorat en théologie (1973-1974), professeur d’herméneutique et de théologie des religions (1988-1996) à l’Institut catholique de Paris. En 1996, il devient directeur d’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem et fait un mandat de trois ans. Depuis 1972, il a été aussi professeur invité dans plusieurs facultés de théologie : Bruxelles , Sherbrooke, Fribourg, Québec, Atlanta, Kinshasa, Ottawa et Yaoundé. Dans la scène théologique contemporaine, Geffré est le promoteur d’une pratique herméneutique de la théologie, ainsi qu’il explique dans son livre Le christianisme au risque de l’interprétation, publié dans la collection “Cogitatio Fidei” qu’il a dirigée aux Éditions du Cerf à partir de 1970. Il se propose de “rendre plus intelligible et plus signifiant pour aujourd’hui le langage déjà constitué de la Révélation”.
Je parle volontiers des « possibles de l’Histoire ». C’est le point de rencontre entre un dessein historique qui nous est fait, une liberté humaine, au vu d’une initiative créatrice. Et il n’y a pas quelque chose de nouveau à l’horizon de l’Histoire sans un pôle d’attraction qui est l’Evangile. Quelles pourraient être alors les initiatives des chrétiens comme force attractive de l’Evangile au service de nos sociétés ?
1- Une histoire profondément ambiguë
L’avenir du troisième millénaire est indécidable et nous sommes devenus sceptiques à l’égard des théologies et des philosophies de l’Histoire.
Le processus de désacralisation, de sécularisation qui coïncide avec l’avènement de la modernité comprise comme victoire de la raison critique, a engendré un formidable espoir. Mais les possibilités illimitées du progrès technique et scientifique n’ont pas toujours été réalisées et il est difficile de triompher des fatalités de l’Histoire et d’améliorer la condition humaine. Surtout après le cruel XXe siècle, il est certain que la foi dans les projets de la raison est sérieusement ébranlée. La modernité n’a pas tenu ses promesses et le fameux désenchantement du monde a surtout engendré un désenchantement du mythe du progrès. L’idéal d’une société sans classes s’est achevé avec l’effondrement du monde soviétique. La religion païenne de la race a conduit à la pure faillite de la raison et de la civilisation occidentale avec Auschwitz.
En dépit des conquêtes religieuses, l’homme du troisième millénaire a de plus en plus de mal à maîtriser les effets pervers de la techno science. On connaît les conclusions alarmantes des experts en matière d’environnement, de manipulations génétiques, de destruction écologique. Et nous sommes de plus en plus conscients de l’échauffement climatique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la maîtrise scientifique et technique de l’humanité, la maîtrise scientifique et technique de l’homme est telle que c’est l’avenir même de l’espèce humaine dans le village planétaire qui est menacé.
Ou bien nous aurons la sagesse de modifier le processus en cours, ou bien nous périrons tous. C’est pourquoi notre responsabilité historique ne concerne pas seulement les conditions d’une vie harmonieuse dans une société de demain, mais la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la terre.
Ainsi, plus que jamais, l’Histoire est sous le signe de l’ambiguïté.
Mais qui dit ambiguïté, dit qu’il faut laisser l’avenir ouvert et qu’il ne faut pas trop céder à une vision apocalyptique de l’Histoire. Comme aime à le dire Edgar Morin, « l’improbable est possible ». Les prévisions les plus sombres des experts sont quelquefois démenties. On a pu le vérifier par exemple à propos de l’impossibilité de maîtriser la croissance galopante de la population mondiale. Certains parlent déjà d’une chute programmée de la fécondité qui est en lien direct avec l’éducation des femmes dans le monde. Nous ne devons donc pas désespérer des promesses du génie humain pour remédier aux effets pervers du progrès dans le domaine de la pollution, de la lutte contre la faim, de la victoire remportée contre des pandémies comme le sida. Nous ne connaissons pas toutes les ressources des libertés humaines quand elles se mobilisent pour renverser le cours de l’Histoire.
C’est d’autant plus vrai, si l’on se souvient que l’humanité est entrée dans son âge planétaire qui est aussi celui de la mondialisation.
L’ambiguïté même de l’histoire au seuil du troisième millénaire, c’est celle-là même du phénomène de la mondialisation. Il dépend justement de la bonne volonté des hommes qui engendre ou le pire ou au contraire favorise le meilleur.
Force est bien de constater que, actuellement, telle qu’il fonctionne sous le signe de la loi du libre marché, le système Terre est plutôt générateur de misère pour les trois-quarts de l’humanité. Qui peut en effet accepter avec résignation que 20% de la population mondiale détienne 83% des richesses disponibles de la Terre, alors que les 20% les plus pauvres survivent difficilement avec 1,4% des ressources naturelles ?
Ou bien encore,comment supporter l’idée qu’au début du XXIe siècle des millions d’enfants meurent chaque année avant l’âge de 5 ans. Et en dehors de cette injustice criante, il faudrait aussi souligner les retombées déshumanisantes d’un certain modèle uniforme de culture. On a pu parler d’un macdonalisme culturel qui, grâce au réseau médiatique toujours plus performant, s’étend à l’ensemble de la planète et peut provoquer l’érosion des cultures locales originaires.
Pourtant, cette dérive mortifère de la mondialisation n’est pas une fatalité. Comme le pressentent les défenseurs de l’altermondialisme, on devrait pouvoir exploiter les chances réelles du phénomène de globalisation à l’intérieur du village planétaire. La famille humaine a pris en effet une conscience nouvelle de son unité. Elle devient solidaire face à son destin et l’interdépendance nécessaire des Etats, comme la rapidité de l’information, favorisent l’émergence d’une conscience universelle dans la défense des droits de l’Homme et la défense des droits de la Terre.
Face au désordre structurel du marché mondial, face aux catastrophes naturelles, face aux menaces écologiques, face à la violation systématique des droits de l’Homme, la souveraineté jalouse des Etats devra céder devant la souveraineté supranationale de la communauté mondiale.
Non seulement notre vision de l’Histoire a dépassé un éthocentrisme occidental post-colonial, mais on ne peut plus considérer l’Histoire comme histoire des libertés en dehors de l’histoire de la planète et de l’ensemble du cosmos.
2 – Le rêve de Dieu sur l’Histoire
Face à l’ambiguïté fondamentale de l’Histoire, nous ne disposons comme chrétiens d’aucun secret sur l’issue de l’aventure humaine ou sur le destin de la planète Terre, perdue dans l’immensité du cosmos.
Mais dans la foi, nous connaissons au moins le projet, le rêve de Dieu quand il a pris le risque de faire surgir du néant des libertés créées.
L’existence humaine n’a de sens qu’en fonction de cet avenir absolu qu’est la vie en Dieu et avec Dieu. C’est précisément cette espérance qui donne tout son prix et tout son sérieux à l’histoire humaine.
En dépit de son caractère inscrutable – et c’est pourquoi je dirais qu’il n’y a pas de philosophie de l’Histoire, il n’y a même pas de théologie de l’Histoire – l’Histoire tend vers son accomplissement. Elle tend vers cet avenir qu’est le Royaume de Dieu, là où Dieu sera tout en tous. Il s’agit d’un au-delà de l’Histoire qui, bien sûr, relativise toute réalisation concrète ici-bas.
Mais l’Histoire est tout autre chose que le cadre extérieur de notre aventure personnelle spirituelle, notre aventure dans l’ordre de la charité. Elle est au sens fort une histoire du salut, non seulement comme échange vital avec Dieu, mais aussi comme guérison de tout l’Homme et même de la Création en tant que Terre habitable.
Ainsi, Dieu se fait complice du temps pour réaliser son dessein créateur sur l’Homme, au point d’épouser en Jésus-Christ la condition humaine pour triompher de la mort et de toutes les formes de mort.
Le fondement radical de l’espérance chrétienne devant l’inconnu de l’Histoire, c’est la mémoire du Christ, mort et ressuscité.
Toutes les religions sont à leur manière des religions de salut, au moins en ce sens qu’elles cherchent à guérir l’Homme de sa finitude et de lui procurer une immortalité au-delà de la mort. Qu’est-ce qui fait la singularité du christianisme dans le concert des religions du monde ? Qu’est-ce qui fonde notre confiance dans le christianisme parmi les religions du monde ? Quel est l’avenir du christianisme en dépit d’un certain affadissement quantitatif et qualitatif des Eglises institutionnelles, surtout en Occident ? Je dirais que c’est la complicité intime du christianisme comme religion et l’humain authentique. Ce qui est au cœur du christianisme, en effet, c’est le paradoxe de l’incarnation, l’avènement de Dieu dans l’Homme. C’est l’inauguration la plus radicale d’une alliance, d’un pacte d’amitié entre Dieu et l’Homme. Désormais, on ne peut plus séparer le visage de Dieu et le visage de l’Homme.
Durant des siècles et plus précisément depuis le concile de Latran de 1215, la pensée théologique était surtout soucieuse d’affirmer la dissemblance toujours plus grande de Dieu par rapport à l’Homme. Aujourd’hui, en fonction des menaces qui pèsent sur l’avenir de l’Homme, nous devons méditer sérieusement sur l’humanité toujours plus grande de Dieu, et sur sa manière de traiter avec notre inhumanité.
Jésus, dans son interprétation de la religion d’Israël, a mis fin à la violence du sacré ; non seulement le sacré des sacrifices rituels, mais le sacré d’un Dieu encore violent, un Dieu tout autre, qui se définit surtout en termes de toute-puissance, de perfection et d’éternité. Si le christianisme est fidèle à son génie propre, fidèle à la religion de Jésus, alors il peut être une religion d’avenir dans la mesure où il rejoint en tout être humain l’aspiration à se libérer de toutes les aliénations, l’aspiration à un sacré, mais un sacré non-violent, qui peut contribuer à apaiser la violence de l’humain.
Trop longtemps la pensée chrétienne, au moment où elle insistait sur le caractère proprement temporel du messianisme d’Israël, a spiritualisé à l’excès le messianisme de Jésus, comme s’il n’avait aucune portée réelle sur le cours de l’Histoire. Mais face aux injustices criantes et même aux crimes de l’Histoire des hommes, c’est le mérite de la pratique et de la pensée de l’Eglise de la seconde moitié du 20ème siècle d’avoir redécouvert la dimension messianique du christianisme, c’est-à-dire la puissance de transformation qu’implique l’annonce en paroles et en actes du Royaume de Dieu.
Les exégètes et les théologiens depuis une cinquantaine d’années ont montré en particulier comment l’eschatologie du Nouveau Testament transforme sans les abolir les promesses du Premier Testament qui annonce l’avènement d’un royaume de justice et de paix sur cette terre.
Le Royaume annoncé par Jésus n’est pas de ce monde, mais il peut déjà avoir son anticipation dans les chemins de l’Histoire. Certes, le messianisme de Jésus est paradoxal, car il se solde par l’échec de la croix. Il ne fait pas reculer apparemment la violence de l’Histoire, il en est la victime ; mais justement dans sa mort il démasque cette violence et il démontre de manière prophétique que seule la non-violence peut mettre un terme au cycle toujours recommencé de la violence.
Est-ce à dire que l’Eglise est condamnée à l’impuissance face à l’injustice des hommes, dans l’attente du jugement de Dieu ? Non, car la mémoire de la passion du Christ est une mémoire dangereuse pour tous ceux qui se font les complices des puissances du mal. Ce qu’on a appelé à la suite des théologiens d’Amérique latine « l’option préférentielle pour les pauvres » tend à devenir l’option de beaucoup d’Eglises chrétiennes, catholiques ou non, surtout ailleurs qu’en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Elle manifeste bien que l’espérance chrétienne dans un au-delà de l’Histoire n’est pas étrangère aux espoirs concrets de toue les opprimés.
Comme je l’ai déjà dit, la libération des hommes est une partie intégrante du salut, le salut ne se définissant pas uniquement par la réconciliation de l’homme pécheur avec Dieu. C’est assez dire que la responsabilité historique de tous les disciples de Jésus, les chrétiens mais aussi tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté qui vivent sans le savoir de l’esprit de Jésus, qui font sans le savoir les gestes de l’Evangile, ont comme vocation de faire en sorte que l’Histoire ait une figure humaine. Mais à l’exemple de Jésus ils savent qu’ils ne peuvent pas faire triompher la justice en utilisant les armes du pouvoir et de la violence. Camus nous a dit des choses importantes là-dessus quand il disait qu’entre sa mère et la justice des hommes, il préférait sa mère.
3 – Qu’est-ce que ce serait qu’écrire une histoire à visage humain ?
De quoi parle-t-on quand on parle des « possibles de l’Histoire » ? Le sens global de l’Histoire nous échappe. Mais nous donnons déjà un sens à chaque fragment de l’Histoire chaque fois que nous luttons avec tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté contre l’injustice et contre l’absurde.
L’Eglise ne dispose pas d’une recette magique pour construire un autre monde plus juste, plus convivial. Mais l’avenir demeure ouvert et le fondement de l’espérance chrétienne c’est la certitude que l’Esprit de Dieu est toujours au travail pour renouveler la face de la Terre. Chaque fois que nous mettons en œuvre la praxis de Jésus comme pratique d’humanisation et de libération, nous donnons un visage humain à l’Histoire et nous anticipons le règne de Dieu parmi les hommes.
J’ai déjà évoqué ce que j’appelle « les possibles de l’Histoire », c’est-à-dire des promesses qui peuvent devenir des réalités si, dans la fidélité à l’Evangile, les chrétiens sont capables d’initiatives créatrices.
Je voudrais simplement suggérer quatre dimensions qui peuvent favoriser l’émergence d’un autre monde possible.
a- Une nécessaire purification de la mémoire
Quand nous nous retournons vers les vingt siècles de christianisme qui se sont déroulés nous découvrons à côté d’actions admirables une certaine inefficacité pratique de l’idéal évangélique sur le cours de l’Histoire. Il n’y a pas seulement les occasions perdues, la déchirure de la chrétienté, le schisme d’Orient, les croisades, l’exclusion des juifs, les guerres de religion à la suite de la Réforme, la traite des noirs, mais aussi ce que j’appellerai la perversion même de l’Evangile au nom de la défense de la vérité et au nom d’une certaine conquête missionnaire. Et c’est le mérite de l’Eglise du XXe siècle, surtout sous le pontificat de Jean Paul II d’avoir invité les chrétiens à un travail de purification de la mémoire et d’avoir commencé à emprunter un chemin de repentance et de conversion. Mais une telle démarche n’est porteuse d’avenir que si elle s’accompagne d’un travail de discernement historique sur les causes qui ont pu favoriser ces dérives de l’idéal chrétien.
On doit en particulier s’interroger sur la fausse légitimation du prosélytisme au nom des droits absolus de la vérité révélée et au mépris des droits de la conscience individuelle. De ce point de vue, on n’a pas fini de méditer sur la portée de la déclaration de Vatican II sur la liberté religieuse. Celle-ci proclame que la vérité ne peut s’imposer que sur la force propre de la vérité. C’est dans ce contexte qu’il faut saluer comme un signe des temps le nouveau dialogue entre les religions, de même que ce dialogue avec les religions avait été précédé par un dialogue plus fraternel avec les différentes confessions chrétiennes. Les autres religions et le christianisme lui-même comprennent mieux au-delà de leurs querelles ancestrales que les religions ne sont pas au service d’elles-mêmes mais qu’elles doivent être à la mesure des grandes causes qui sollicitent la conscience humaine universelle. Surtout face aux défis actuels de la mondialisation, c’est la chance du dialogue interreligieux de favoriser une émulation réciproque des religions au service de la justice, au service de la paix et de l’émergence progressive d’une communauté humaine plus conviviale.
b- Le respect de l’humain véritable
Face au danger de déshumanisation du processus actuel de mondialisation, les témoins de l’Evangile ont une vocation de contre-culture et doivent travailler avec d’autres à la recherche de promotion de l’humain authentique, d’une certaine épaisseur humaine.
Nous ne savons pas très bien ce qu’est le contenu de l’humain véritable, mais nous savons de mieux en mieux ce qui va contre l’humain dans les sociétés modernes. L’Eglise ne peut pas prétendre imposer un programme éthique ou un programme politique de manière autoritaire. Mais elle doit continuer à témoigner avec force de sa vision de l’Histoire en débat avec d’autres instances morales et politiques. Face aux questions redoutables que pose le désordre économique du monde, les nouvelles techniques dans l’ordre de la reproduction de la vie humaine, nous ressentons avec urgence le prix de ce qu’on peut appeler une éthique globale à l’échelle planétaire. Le dialogue des grandes religions entre elles est déjà un élément positif pour l’avenir de la communauté mondiale. Mais la quête tâtonnante d’un monde alternatif est liée aussi à l’interpellation réciproque de morales à fondement religieux et des éthiques séculaires. Il n’y a pas de dialogue entre les religions qui ne soit traversé par un dialogue avec ce qu’est l’humanisme secrété par la conscience humaine universelle.
Toutes les religions, à commencer par le christianisme, doivent être à l’écoute des appels de la conscience humaine universelle en matière d’aspirations légitimes de l’Homme. Aspirations en termes de liberté et de bonheur. J’ose même dire que toutes les religions qui, soit dans leur doctrine, soit dans leur pratique sont proprement inhumaines doivent sérieusement interpréter leurs textes fondateurs et leurs traditions. Mais à l’inverse, je pense que les instances éthiques purement séculières doivent prendre en compte la sagesse des traditions religieuses quant à leur vision de l’Homme. Il n’est pas sûr en effet que l’éthos moderne, l’éthos des médias, l’éthos hédoniste et consommateur véhiculé par les médias favorisent l’avènement d’une mondialisation à visage humain.
C’est en particulier la responsabilité des croyants des trois grandes religions monothéistes de faire la preuve qu’il n’y a pas de contradiction frontale entre la quête d’un Dieu personnel et le respect de l’humain véritable.
c- La loi de surabondance
Beaucoup de chrétiens s’interrogent sur l’originalité de leur vocation, de leur témoignage et de leur action dans la mesure où ils n’ont pas le monopole des initiatives dans le sens de la justice et de la solidarité. Il faut se réjouir en particulier des succès de toute la vie associative, des succès du monde de l’humanitaire, surtout chez les jeunes. Et c’est vrai que dans nos sociétés sécularisées il y a encore beaucoup de gens qui sont prêts à respecter au moins ce qu’on appelle la « règle d’or » que Jésus lui-même a rappelée, à savoir : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».
Quand même, c’est un peu comme si la quasi-religion des Droits de l’Homme – certains le pensent – aurait pris le relais des anciennes traditions religieuses des religions historiques. Or les crimes contre l’humanité de l’histoire passée et de l’histoire présente suffisent à nous convaincre de la fragilité de la conscience humaine laissée à elle-même, à ses intérêts ou à ses démons intérieurs. Il apparaît de plus en plus que même dans les Etats dits de droit, comme nos démocraties occidentales, une société qui ne serait régie que par les règles strictes de la justice deviendrait vite irrespirable.
Il faut faire sa place à une culture de l’amour ou de la culture de la justice. En un mot, au-delà des règles de la justice, qui sont des règles d’équivalence, d’identité, c’est le cas de la justice distributive, il faut savoir se réclamer d’une autre logique, celle de la loi de la surabondance qui nous renvoie au paradoxe de l’Evangile. Un autre monde est possible si on tient compte de cette logique de l’amour gratuit, du pardon, de la compassion, qui fait en sorte que, au-delà de la stricte égalité de la justice, le plateau de la balance penche en faveur des plus défavorisés. C’est en tout cas le plus sûr moyen d’écrire une Histoire à visage humain qui travaille secrètement dans le sens du Royaume de Dieu.
Jean Paul II, dans ses derniers discours concernant la paix au moment du 1er janvier avait coutume de répéter qu’il n’y a pas de paix sans justice et qu’il n’y a pas de justice sans pardon, sans qu’on compromette pour autant les droits.
Les initiatives de pardon ne sont pas seulement des initiatives sous le signe de la bonté et de la charité ; elles ont une efficience proprement politique et sont parfois la seule issue devant des conflits interminables.
d- Une justice écologique
Pour la première fois nous découvrons qu’il ne suffit pas de défendre les Droits de l’Homme si nous ne respectons pas en même temps les Droits de la Terre. Certains parlent déjà de ce possible que serait une justice écologique ou encore une mondialisation écologique.
Les pouvoirs de la science et des technologies sont tels que nous pouvons commettre des crimes contre l’identité du génome humain et contre les équilibres qui peuvent assurer la permanence d’une vie humaine sur Terre.
Des gaz à effet de serre ne cessent de croître, alors qu’un certain nombre d’Etats, comme le montre l’échec de la Conférence de Copenhague, les Etats les plus puissants du monde que sont les Etats-Unis ou la Chine, refusent de ratifier un certain nombre d’accords. La question clé pour le monde de demain, c’est l’autolimitation du pouvoir humain. Comment prévenir les effets pervers de ce que nous vivons, de ce que nous expérimentons aujourd’hui, comment faire en sorte que la Terre soit encore habitable par les générations qui nous suivent ? On est tenté ici de rappeler ce nouvel impératif moral mis en avant par le philosophe Hans Jonas dans son livre « Principe de responsabilité » et qu’il formulait comme ceci : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la Terre ».
Face à l’éventualité d’une catastrophe écologique à l’échelle planétaire, notre confiance spontanée dans l’avenir, dans la vie, dans l’être doit être relancée par notre confiance dans le Dieu de la tradition biblique. L’homme moderne, nous le savons, a pour vocation d’être un co-créateur avec Dieu en vue de rendre la Terre habitable : c’est l’enseignement des premiers livres de la Genèse. Mais la transformation et l’exploration des ressources de la terre par le travail ne doivent pas céder au vertige d’une démesure prométhéenne. Et de même que Dieu s’est reposé le 7e jour, l’homme du troisième millénaire doit faire l’apprentissage de ce qu’on peut appeler une sagesse sabbatique, celle de la gratuité, de la retenue, de la frugalité, du silence, de la louange et de l’émerveillement devant la création, en dépit des catastrophes, comme celle que nous continuons de vivre en Haïti.
Ce n’est pas là un luxe réservé à quelques-uns. Il en va de la survie même de l’humanité ; et dans le respect que nous avons de la page blanche de l’Histoire, nous sommes invités de plus en plus à essayer d’écrire une Histoire à visage humain.
4 — La justice de l’Evangile au service de l’avenir de l’Europe
En ce début du XXIe siècle, le scandale de la migration pose un problème éthique fondamental et celui d’une mondialisation qui creuse de plus en plus la fracture entre le premier monde et les autres mondes, la fracture entre les pays riches et les pays les plus pauvres. Finalement, c’est le phénomène de la tension entre, on pourrait dire, l’intérêt d’une nation particulière et le bien commun de l’ensemble de la communauté mondiale. Cela, c’est un problème de justice fondamental ; c’est la tension entre particulier et universel. Comment concilier l’intérêt bien compris d’une nation particulière et le bien commun évident de l’ensemble de la communauté mondiale ? En tout cas, l’accueil des migrants, l’accueil des travailleurs étrangers, ne peut être posé en dehors des cadres de l’Union européenne au sein de la communauté mondiale. On peut espérer, même si c’est très difficile, combiner l’Union européenne avec ce qu’on voudrait faire exister, l’union méditerranéenne. Même si l’Europe politique est toujours en panne, la construction européenne n’a de sens qu’en fonction d’une éthique de responsabilité, d’une éthique de partage, comme aimait à le rappeler Jacques Delors. L’ouverture vers les autres est le fondement même de la construction européenne. Et s’il y a bien encore une utopie qui puisse mobiliser la jeunesse des 27 pays de l’Union européenne, c’est bien l’idée d’une société plurinationale, qui soit pluri-religieuse, pluriculturelle et qui soit exemplaire dans la perspective d’une communauté mondiale. Une gouvernance mondiale qui tienne compte à la fois de la souveraineté des Etats, qui tienne compte aussi de la multiplicité des ONG, des associations qui essayent d’intervenir par rapport aux urgences de tel ou tel pays, comme l’épreuve d’Haïti nous en donne l’exemple aujourd’hui. Comment le droit d’ingérence peut s’articuler avec le respect des souverainetés nationales ? De même qu’il n’y a pas de nation européenne, il n’y a pas d’identité culturelle européenne : c’est une mosaïque de cultures, toutes européennes et toutes avec des traits propres. L’Europe est à la fois plurinationale, pluriculturelle, pluri-religieuse. Il n’y aura pas d’Etats-Unis d’Europe comme il y a des Etats-Unis d’Amérique, dans la mesure où dans le cadre des Etats-Unis, chaque Etat est à l’intérieur d’une nation américaine tandis que l’Europe doit tenir compte de la diversité et du respect de chaque nationalité.
Il me semble en tout cas important de se souvenir que le respect de l’étranger – c’est un problème de justice – appartient non seulement à la tradition judéo-chrétienne, mais aussi à la tradition musulmane, qui considère l’hospitalité comme un devoir sacré. Comme dans tout dialogue authentique, c’est l’autre, dans son altérité, qui me révèle ma propre identité et peut-être me faut-il découvrir grâce à cela, grâce à l’autre mon infidélité par rapport à mon propre moi.
Il convient de réfléchir sur un dialogue qui cultive le sens de la différence, un dialogue qui tente non pas à l’assimilation mais à l’acceptation de la différence.
Il y a un vieux principe qui rencontre la philosophie grecque, qui est au fond inséparable de la philosophie de l’identité, qui veut que le semblable puisse reconnaître le semblable, et c’est cela qui conduit à l’assimilation, et c’est la mentalité qui est sous-jacente à la conquête coloniale et trop souvent aussi aux formes de stratégie missionnaire de l’Eglise.
Il faut aussi resituer un autre principe, qui a sa source dans la tradition biblique, à savoir que le semblable reconnaît l’autre dans sa différence.
Certains historiens aujourd’hui parlent d’un humanisme judéo-chrétien qui, je crois, est d’un grand prix pour l’avenir de l’Europe, pour l’avenir de la communauté mondiale. Nous sommes à l’âge de la fin de l’eurocentrisme, c’est une chance, c’est donc la vocation historique de l’Europe de dépasser une mauvaise conscience post-coloniale et de lutter contre les effets négatifs d’une certaine mondialisation culturelle monolithique.
Je pense qu’il y a une spécificité de l’esprit européen ; elle est au point de rencontre des traditions bibliques et de l’esprit critique qui est un héritage tout à la fois de la Grèce et de l’âge des Lumières. On peut dire que tout au long de l’aventure coloniale, de l’épopée coloniale, les Européens n’ont exporté qu’un esprit européen tronqué, à savoir un appétit de domination, la maîtrise technique de la nature, le mépris des cultures locales.
Alors, je sais bien que l’Europe ne peut pas s’empêcher de chercher à maîtriser le flux des migrants qui ne cessent de frapper à sa porte, mais on ne peut pas accepter que l’Europe ne cherche pas des moyens d’accueillir ceux qui risquent leur vie pour pouvoir subsister et connaître une vie proprement digne.
Je termine sur cette idée que nous avons à faire l’apprentissage, en Europe en général et en France en particulier, de ce que pourrait être – puisqu’il s’agit du problème d’intégration, des problèmes d’identité – une citoyenneté complexe, qui cumule les exigences d’une identité citoyenne, une identité laïque, avec les identités culturelles et religieuses d’une population diversifiée.
Autrement dit, au-delà de l’assimilation à la manière républicaine de la France et au-delà du communautarisme tel qu’on le trouve dans les pays anglo-saxons, il faut essayer de réfléchir à ce que pourrait être une intégration sociale des étrangers, et c’est pourquoi je parle d’une citoyenneté complexe qui concilie l’exigence de l’identité française, sous le signe de la laïcité républicaine, et les exigences aussi des retombées culturelles des diverses traditions religieuses.
Quand on pose le problème de la justice au nom de l’Evangile, c’est probablement la vocation des chrétiens de rappeler qu’il s’agit avant tout de concilier l’intérêt légitime de ce que peut être une appartenance ou une communauté nationale avec de plus en plus la conscience de notre appartenance à une communauté proprement mondiale ; et je serais tenté, sans tomber dans le triomphalisme, de dire que , selon l’enseignement du concile de Vatican II, d’une certaine façon, si l’Eglise était fidèle à sa véritable vocation, elle devrait être le sacrement de l’unité du genre humain. Il ne s’agit pas de dire que l’Eglise pourrait être le modèle de ce que serait dans l’avenir une communauté mondiale : mais elle peut être le sacrement de l’unité au sens où – si elle était fidèle à l’idéal évangélique – ce serait une unité qui intègre des différences, qui légitime les différences. Autrement dit, il faut viser non pas à l’uniformité, mais à l’unanimité dans la foi et dans la confiance dans l’avenir.
Extraits des débats avec la salle
Question : Qu’entendez-vous par « sagesse sabbatique » ?
Réponse de Claude Geffré : Dieu se repose le 7ème jour. C’est le refus de l’idéologie de la rentabilité grâce au travail, du « travailler plus pour gagner plus ». C’est une certaine retenue. Ce n’est pas de la paresse ou de l’oisiveté. Ne pas être aliéné par son travail, ne pas être esclave du temps
Q. : Où est la loi de surabondance dans l’encyclique « l’amour dans la vérité » où l’on trouve surtout un discours intellectuel et pas d’engagement pratique ?
R. : Vous parlez du conflit entre la vérité et la pratique. On ne peut opposer vérité et pratique. Dans l’encyclique, il s’agit de dépasser le pragmatisme, qui doit être éclairé par l’intelligence de la foi, et donner des raisons à la contribution de l’Eglise.
Si l’on pense à la doctrine sociale de l’Eglise, on voit que ce sont des principes qui ne sont pas tellement honorés, réalisés dans la pratique quotidienne.
Il y a une grande distance entre l’idéal et la réalisation pratique ; une divorce entre l’ordre de la vérité et l’ordre du bien. On est surpris qu’un grand philosophe comme Heidegger ait pu dans son agir passer à côté de la réfutation d’horreurs comme l’idéologie de la race. C’est une des manifestations du nihilisme moderne : fabriquer des idéologies sans se rendre compte qu’elles sont mortifères. Légitimer tous les moyens pour obtenir le résultat.
Le christianisme montre qu’on doit lutter contre le mal, mais pas avec les armes de la violence. Il faut apaiser la violence de l’Histoire, par une non-violence active, qui a une efficacité. C’est une contribution possible du christianisme aujourd’hui, sa vocation prophétique. Le Christ crucifié, fidèle à la parole de miséricorde de Dieu et qui refuse de prendre les moyens de la violence pour instaurer la paix.
Jésus a mis fin à la violence du sacré. Et la religion de Jésus ?
Il y a religion et religion…
Jésus a mis fin à l’automatisation du sacré pour la sanctification et la purification de l’Homme. C’est la foi qui justifie (et c’est déjà dans le judaïsme, c’est la foi d’Abraham) et non l’application rigoureuse et automatique de tous les commandements.
La religion de Jésus, c’est le culte en vérité et en esprit de Dieu. Les vrais adorateurs du Père sont ceux qui se confient totalement dans la miséricorde de Dieu.
La nouvelle Alliance a mis fin au judaïsme dans la mesure où il serait simplement sous le signe de la loi et du culte à partir du sacrifice, du sacrifice sanglant. Mais la nouvelle Alliance ne fait qu’accomplir la première Alliance. Il n’y a pas de rupture puisque le message de Jésus rejoint ce qui est écrit dans le Décalogue, et finalement c’est l’amour de Dieu et du prochain.
Il est difficile de parler de la religion de Jésus. Mais je pense que, dans votre question, vous sous-entendez le christianisme. Il y a une religion de Jésus qui est l’attitude vis-à-vis de son Père, la prière, ce qu’il appelle dans son entretien avec la Samaritaine « le culte de Dieu en esprit et en vérité ».
Mais le christianisme, c’est une religion historique qu’il faut traiter comme toute religion instituée, avec une doctrine, des dogmes, des sacrements. Le christianisme a mis fin à la religion juive en tant que rite, sacrifice, obligation légale etc. Mais le christianisme a été lui-même à l’origine d’une religion originale où malgré tout la tension entre l’esprit et la lettre est beaucoup plus forte que dans les autres religions. Il y a à l’intérieur du christianisme, comme le disait Karl Barth – et comme le disent souvent les protestants – une sorte de nécessité, d’appétit de réforme perpétuelle. Parce qu’aucun enseignement, aucun rite ne dispense d’aimer. Tout est ramené à cet impératif de la charité. Et ça c’est très fort dans le christianisme, plus que dans d’autres religions qui sont davantage sous le signe de la loi ou sous le signe d’une certaine exubérance de dévotion, de culte, de rite…
Et ce fut la vocation du protestantisme de rappeler à cette réforme intérieure de l’Eglise, tentée parfois de judaïser, de tomber dans un certain pharisaïsme, c’est-à-dire dans l’obéissance formelle à des commandements.
Où en est-on avec la théologie de la libération ?
La théologie de la libération n’a plus en Amérique latine le succès qu’elle avait il y a 20 ans. Ce qui s’accompagne d’un moindre rayonnement des Communautés de Base.
La théorie et la pratique de cette théologie a été indissociable d’une période sous le signe de la dictature militaire. C’était au service d’une libération surtout des plus pauvres. Dans la mesure où le Brésil tend à devenir une démocratie, les CDB sont moins des communautés militantes dans le sens d’une efficacité sociale et politique que des communautés de prière qui recherchent davantage la consolation de Dieu et pas simplement un dynamisme pour changer la vie sociale.
Il y a le succès des nouvelles églises pentecostales. Alors que les théologies de la libération ont bien insisté sur les pauvres comme interlocuteurs privilégiés de Dieu, souvent les communautés nouvelles mettent comme horizon la prospérité ; faire en sorte que les hommes sans travail, aliénés par la drogue, retrouvent une certaine dignité. Ce n’est plus la lutte pour la libération des pauvres, c’est la lutte pour la libération intérieure des personnes. Et dans la tradition protestante le fait de trouver du travail, même le fait de gagner de l’argent, c’est plutôt une bénédiction de la part de Dieu. Donc, il n’y a pas la même valorisation du pauvre comme tel. Critiquables car sous le signe de l’émotionnel, ces communautés sont aussi très généreuses. La collecte y est une véritable entraide
Source : Assemblée générale de NSAE, 23 janvier 2010
Merci à Lucienne Gouguenheim pour la retranscription écrite de cette conférence.