Et la compassion ? Qu’en est-il ? Regarde le monde et tu comprendras !, par Johann-Baptist Metz
Les traditions bibliques concernant le discours sur Dieu et les épisodes historiques qui constituent la vie de Jésus nous renvoient à un modèle de globalisation assumée en responsabilité, auquel nul ne peut échapper. Toutefois l’universalisme de cette responsabilité est bien entendu orienté ici non pas sur le caractère universel du péché des hommes, mais sur celui de la souffrance répandue dans le monde. Le regard de Jésus ne s’est pas porté en premier sur le péché des autres, mais sur leur souffrance. Le péché était à ses yeux, ne l’oublions pas, le refus de participer à la souffrance des autres, le refus de jeter les yeux au-delà de l’horizon ténébreux d’une histoire personnelle marquée par la souffrance, il était pour lui, comme saint Augustin l’a nommé, « un repli du coeur sur lui-même », un abandon au narcissisme secret qui habite toute créature. Et c’est ainsi qu’a débuté le christianisme comme communauté du souvenir qui inscrit ses récits dans l’imitation de ce Jésus historique dont le regard se porte en premier sur la souffrance d’autrui.
C’est cette sensibilité élémentaire à la souffrance de l’autre qui caractérise la manière nouvelle dont Jésus a vécu. Cette approche de la souffrance n’a rien à voir avec le dolorisme, avec un culte morose de cette souffrance. Elle est bien plutôt, dans le refus de tout sentimentalisme, l’expression de cet amour auquel pensait Jésus lorsque – se situant du reste par là pleinement dans la mouvance héritée d’Israël – il parlait de l’unité indissociable de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain : l’attachement de Dieu à la souffrance est celui de l’empathie, il est, dans l’acception « politique » du terme, une mystique de la compassion. Voilà à quoi est constamment confronté le christianisme quand il retourne à ses racines. Quiconque reconnaît « Dieu » au sens où l’entend Jésus est prêt à en payer le prix, au préjudice de son intérêt personnel qui s’impose dans l’immédiat et auquel le malheur de l’autre porte atteinte. Voilà ce que suggère la parabole du « bon Samaritain » par laquelle les récits concernant Jésus se sont inscrits dans la mémoire de l’humanité.
Et si je souligne avec une telle insistance cette empathie qui découle de l’attachement de Dieu à la souffrance, c’est à mon avis parce que le christianisme a rencontré très tôt déjà de grosses difficultés face à l’attention élémentaire réclamée par cette souffrance, qui est le propre de son message et qui est abordée ici. La question, lancinante dans les traditions bibliques, que pose la justice en faveur des innocents qui souffrent, a été en effet à la naissance d’une formulation théologique du christianisme, bien trop rapidement transformée dans son fond et dans ses formulations pour devenir celle qui concerne la Rédemption des coupables. A cette dernière question s’est offerte la réponse toute trouvée de l’action rédemptrice du Christ. La doctrine chrétienne de la Rédemption a bien trop radicalisé la question de la faute et relativisé celle de la souffrance. De la sorte, la théologie a cru ôter au christianisme l’écharde que lui posait la question de la théodicée. Le problème de la souffrance a été intégré dans l’argumentation propre à la doctrine de la Rédemption. Le christianisme, qui était une religion d’abord sensible à la souffrance, s’est transformé pour devenir une religion prioritairement attentive au péché. Ce n’est plus sur la souffrance des créatures qu’a porté le regard, mais sur leur péché. Mais la sensibilité qui s’attache en priorité à la souffrance de l’étranger ne s’en est-elle pas trouvée ainsi émoussée, et la vision biblique de la grandeur de Dieu dans sa Justice — qui, d’après Jésus, devait porter sur toute forme de faim et de soif — n’en a-t-elle pas été assombrie ?
Bien sûr; mettre ainsi l’accent sur la sensibilité à la souffrance, telle qu’elle est propre au message chrétien et à son discours sur Dieu, ce n’est pas vouloir remettre en question l’importance du péché et de la faute, de l’expiation et du rachat (et surtout pas face à cette hystérie qui prône aujourd’hui partout l’innocence dans la société). Et ce sont avant tout nous-mêmes, les chrétiens, qui sommes ici confrontés à cette question – au sens où je l’ai moi-même posée explicitement dans le contexte d’un christianisme après Auschwitz. Est-ce que nous n’avons pas, au fil du temps, peut-être trop exclusivement interprété et vécu le christianisme comme une religion sensible au péché et, par voie de conséquence, trop peu à la souffrance ? Est-ce que, dans l’abîme insondable des souffrances qui grèvent l’histoire humaine, nous n’avons pas relégué le cri des hommes peut-être trop rapidement et trop à la légère hors de l’annonce chrétienne de la Passion ? N’avons-nous pas classé trop vite dans le domaine qui relève « strictement du séculier » ces autres hommes qui souffrent ? Et ne sommes-nous pas ainsi devenus sourds à la prophétie dont le message nous dit que c’est justement en partant de cette histoire «séculière » de la souffrance que le Fils de l’Homme vient à nous et juge du sérieux de notre engagement à sa suite ? « Alors, ils furent saisis d’étonnement et commencèrent à lui demander », lisons-nous dans la Parabole de Jésus sur le Jugement dernier (Mat., XXV). « “Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir souffrir ?” [ … ] Et il leur répondit : “En vérité je vous le dis : dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.” ». Voilà ce qu’est bel et bien ce rapport, cette union scellée mystiquement entre la Passion du Christ et les passions souffertes par les hommes !
Or il n’y a dans la langue allemande aucun terme qui exprime sans équivoque cette sensibilité qui s’attache dans l’immédiat à la souffrance – et qui évoque tout autant le premier regard de Jésus porté sur elle. C’est à peine si le mot allemand « Mitleid » (n.d.tr.: traduit le plus souvent en français par « pitié ») peut être utilisé sans mauvaise conscience. Ce terme a en tous cas une connotation trop affective, trop peu en prise sur la pratique, sur le domaine du « politique ». Il encourt le soupçon de vider les réalités sociales de leur aspect politique en les soumettant à une tendance moralisatrice, de masquer par le sentimentalisme les injustices régnantes. Et c’est pourquoi je risque d’utiliser le mot étranger « compassion » pour résumer le projet universel du christianisme à l’ère de la globalisation comme du pluralisme des religions et des cultures qui la constituent. Et par cette compassion j’entends non pas une vague « participation affective » dictée d’en haut ou de l’extérieur, mais une empathie, cet accueil de la souffrance de l’autre, qui implique que l’on prenne part à sa situation et que l’on s’y soumette par devoir, dans l’acceptation consciente et l’engagement concret face à cette souffrance étrangère. Cette compassion exige au préalable que l’on soit prêt à modifier son regard, pour qu’il devienne celui auquel ne cessent de nous inviter les traditions bibliques, spécialement aussi les épisodes historiques concernant Jésus, qui nous appellent à nous placer nous-mêmes dans la perspective et à adopter les critères de jugement de ceux qui souffrent et qui sont menacés. Et à supporter ce regard au moins un peu plus longtemps que nous le permettent les réflexes spontanés que nous impose le souci de nous affirmer nous-mêmes. Cette compassion est soumise à l’impératif catégorique formulé par Hans Jonas : « Regarde le monde et tu comprendras ! ».
Dès que cette compassion intervient, c’est la « mort du Moi » évoquée dans le Nouveau Testament qui s’instaure, ce Moi, ses désirs et son intérêt présents dans l’immédiat commencent à être relativisés – ils sont maintenant disposés à la « rupture » imposée par la souffrance de l’étranger. C’est alors que commence ce que l’on nomme d’un terme aussi exigeant qu’ insécurisant la « mystique ».Cette mystique de la compassion est du reste à mes yeux l’approche typiquement biblique de ce qu’est en soi la mystique, c’est-à-dire pleinement celle qui souligne le caractère relatif du Moi, l’amène à « s’abandonner ». Mais non pas à se livrer, à disparaître dans le vide informel d’un univers impersonnel, mais à pénétrer toujours plus profondément et à grandir dans une « alliance », une alliance mystique entre Dieu et les hommes. À la différence des religions d’Extrême-Orient, le Moi n’est pas mystiquement dissout dans cette alliance, il est sollicité moralement et dans le domaine du « politique ». Mais il l’est dans une mystique de la compassion : c’est la souffrance de Dieu qui est vécue et confirmée comme souffrance partagée, comme mystique du regard lucide sur le monde. Et je me répète : un christianisme qui retourne à ses racines est toujours confronté à elle ; cette mystique de la compassion n’est pas une affaire d’ésotérisme, elle est offerte à tous, elle est exigée de chacun. Et elle concerne non seulement la sphère privée, mais aussi la vie publique dans l’ordre du « politique ».
Cette mystique de la compassion est une mystique qui, par la rencontre de l’étranger qui souffre, se trouve « reliée à la terre » ; en même temps elle n’est souvent pas autre chose que l’expérience assumée de « notre souffrance imputée par nous à l’attitude de Dieu ». Non pas pour coiffer de la sorte d’une expérience religieuse les expériences douloureuses du quotidien dont le caractère « séculier » est souvent terrible, non pas pour couronner l’histoire du monde, pleine de souffrances connues de tous, par une nouvelle souffrance religieuse vécue en privé. Mais pour rassembler dans la mystique de cette souffrance que nous imputons à l’attitude de Dieu toutes les expériences abominables de nos souffrances, pour les arracher à l’abîme du désespoir et de l’oubli, et pour nous encourager à adopter de nouvelles pratiques. Ces nouvelles pratiques qui incluent intégralement la faillibilité et le besoin de conversion propres à ceux qui sont dans l’action – et non pas pour insensibiliser aussitôt ce nouvel engagement publique par un romantisme religieux, loin de l’action déployée dans l’ordre du « politique », mais pour arracher à cet engagement son fondement de haine et de pure violence. Voilà ce qui me semble particulièrement important dans une situation où tous les conflits politiques de grande envergure menacent de déboucher sur des affrontements entre les cultures et les religions.
De même que la curiosité peut être prise au niveau de la pensée théorique comme la dot caractéristique léguée dans l’héritage de la Grèce, et que les conceptions républicaines de l’Etat et du Droit peuvent être considérées comme celle de Rome, de même on peut, à mon avis, voir la spécificité d’une dot dans celle que nous accorde la Bible pour l’Europe à l’époque de la globalisation et de son pluralisme des univers culturels et religieux. C’est dans cet esprit de compassion que se manifeste le christianisme par la force qu’exerce son impact sur le monde et qui le pénètre. Il envoie les chrétiens au front des conflits sociaux et politiques dans l’univers actuel. C’est dans cet esprit que se trouve la racine qui permet de résister à un christianisme privatisé par lui-même dans le contexte pluraliste qui est le nôtre. Il définit la mystique de la compassion comme une mystique du politique.
Mais, bien sûr, cette exigence n’apparaît-elle pas aujourd’hui comme une pastorale purement romantique ? Il se peut que cet esprit inspiré par la compassion ait pu éventuellement être vécu jadis, à des époques révolues, dans des univers marqués autrefois par la proximité, dans des sociétés urbaines et rurales archaïques, où l’on se trouvait à portée de vue des autres. Mais aujourd’hui : comment cet esprit fait-il face aux tempêtes de l’anonymat qui exclut le contact visuel et qui est le propre de la globalisation planétaire ? Face à de telles questions, nous ne devrions cependant pas l’oublier : ce ne sont pas seulement la souffrance et le malheur qui habitent ce monde, le christianisme est lui aussi présent dans notre univers qui se soude, à notre porte et dans les lointains les plus reculés, ici et là, tantôt dans des minorités, tantôt en proportions plus fortes. Et ce n’est pas en vain si l’Eglise passe dans notre monde pour la plus ancienne des institutions aux dimensions globales. Elle est présente partout, à portée de voix et de vue, et n’a au fond pas besoin de recourir à une éthique abstraite, désincarnée et qui n’engage à rien.
Dans les tentatives actuelles (tout à fait méritoires) qui cherchent à formuler une éthique globale, il est souvent question d’un universalisme moral qui peut être établi sur la base d’un consensus défini comme minimum ou comme fondamental entre les religions et les civilisations ; cependant, au sens strictement théologique et non plus seulement dans celui de la politique religieuse, une idée s’impose : une éthique globale n’est pas le résultat d’un scrutin ou d’un consensus. Quiconque désire ramener cette éthique globale à l’accord de tous oublie en effet que le consensus, cet accord obtenu de l’ensemble, peut être la conséquence, mais non le fondement et le critère d’une exigence universelle. Ce n’est pas le consensus qui fonde l’autorité attribuée à cette éthique, mais c’est l’autorité préalablement intrinsèque de cette éthique qui rend possible et qui fonde le consensus universel. Mais que serait l’autorité qui peut être aujourd’hui invoquée dans toutes les grandes religions et civilisations de l’humanité ? C’est, pour le résumer à l’extrême, l’autorité qu’imposent ceux qui souffrent, qui souffrent innocemment, victimes de l’injustice.
Cette autorité exercée par ceux qui souffrent (mais non par la souffrance !) est, mesurée aux critères modernes du consensus et du discours, une autorité « de faible poids ». Elle ne peut être assurée ni par l’herméneutique ni sur le discours argumenté, car l’obéissance qu’elle exige précède l’accord et l’argumentation – et cela, comme l’exige toute considération de morale universelle.
Auteur : Johann-Baptist Metz, théologien allemand né en 1928 et élève de Karl Rahner, professeur émérite de théologie fondamentale à la Faculté de théologie catholique de l’Université de Münster (Westphalie). Il est considéré comme le promoteur de la « nouvelle théologie politique », apparentée en Allemagne au « catholicisme de gauche » et représentée par l’ « École de Francfort », qui a exercé une influence profonde sur la « théologie de la libération » en Amérique Latine. Ce théologien est considéré comme l’un des plus importants et des plus influents dans le monde germanophone après le Concile de Vatican II.
Source : Publik-Forum, 26 mai 2006
Traduit de l’allemand par Jean Courtois, Lyon, à partir de l’extrait légèrement abrégé d’un écrit du théologien allemand intitulé : Memoria passionis. Ein provozierendes Gedächtnis in pluralistischer Gesellschaft [Memoria passionis. Une commémoration qui nous provoque dans une société pluraliste], Herder éditeur, Fribourg-en-Brisgau, 2006.