Un choix réactionnaire ? Entretien avec Caroline Fourest
Propos recueillis par Aurélie Louchart pour Evene.fr – 25 Avril 2010
Avec la sortie le 30 mars de « Libres de le dire », un recueil de “conversations mécréantes”* avec Taslima Nasreen, Caroline Fourest confirme sa position d’intellectuelle engagée. Professeur à Sciences Po Paris, journaliste à France Culture et au Monde, fondatrice de la revue féministe, laïque et antiraciste Pro Choix, la notion de dialogue est chez elle primordiale. Rencontre avec une intellectuelle qui porte un regard critique sur le voile.
Tapis berbères et calligraphies en arabe accrochées au mur de son salon : d’entrée de jeu, Caroline Fourest contredit l’image que ses détracteurs aiment à donner d’elle. Non, l’essayiste ne voue pas une haine gratuite au monde arabo-berbero-musulman. C’est au contraire parce qu’elle le respecte qu’elle se permet de le critiquer. En effet, pour Caroline Fourest, refuser d’émettre un jugement sur une autre culture sous prétexte qu’elle est différente signifie qu’on ne l’appréhende pas comme un égal. A ce “racisme poli”, comme elle l’appelle, l’intellectuelle préfère l’approche de toutes les cultures par un même prisme universaliste. Certains trouveront peut-être son regard sur les pratiques de l’Islam trop tranché. Que ce soit le cas ou non, l’analyse de Caroline Fourest mérite d’être entendue : elle aborde ces problématiques avec une honnêteté intellectuelle incontestable, une vaste connaissance du sujet et ce, tout en portant les valeurs d’un universalisme éclairé. Peu de personnes en France peuvent se targuer de rassembler ces qualités.
Quel impact le débat sur le voile intégral ou “burqa” risque d’avoir sur la façon dont est perçu le voile simple en France ?
Le voile intégral n’a rien voir avec l’Islam. Il s’agit d’une démarche sectaire, celle des salafistes littéralistes et archaïques. En manquant de nuances, ce débat a laissé croire que le voile simple et l’Islam politique des Frères musulmans, mouvement apparu en Egypte dans les années 1930, était le compromis adéquat entre le voile intégral d’un côté et les femmes non voilées de l’autre. Les Frères musulmans sont devenus dans l’espace public les médiateurs, le juste milieu en Islam, à la place des musulmans laïcs qui représentent pourtant l’immense majorité des musulmans en Europe. Or les Frères musulmans sont beaucoup plus dangereux que les salafistes qui prônent le voile intégral.
Pourquoi les Frères musulmans, qui défendent le voile simple, vous semblent plus dangereux que les salafistes qui prônent le voile intégral ? Leurs positions sont pourtant plus modérées…
Au sein des archaïques, il y a plusieurs tendances : les ultra-archaïques que sont les salafistes séparatistes, et les réformistes salafis, que sont les Frères musulmans. C’est un peu la différence entre les skinheads et le Front national. Il y a d’un côté des gens dont l’extrémisme se voit et d’autres qui sont en costume-cravate, très polis, extrêmement doués pour médiatiser leur discours. Qui sont les plus dangereux ? Je pense que le Front National est plus dangereux que ne le sont les skinheads. Idem pour les Frères musulmans et les salafistes séparatistes. Les Frères musulmans sont directement responsables de l’échec de l’aggiornamento de l’Islam. Grâce à leurs beaux costumes, leurs barbes bien taillées et à leur capacité médiatique, ils ont réussi à faire passer tout musulman laïque pour ce qu’ils appellent un “occidentalisé”, un traître qui détourne l’Islam de ses fondements. C’est cette accusation qui fait des modernistes un mouvement minoritaire dans un grand nombre de pays musulmans, aujourd’hui.
Que reprochez-vous au voile simple ?
Durant les années noires, en Algérie, le GIA a lancé un ultimatum : toute femme qui sortirait tête nue serait abattue. J’ai beaucoup d’amis qui ont connu cette époque et qui ont vu des femmes abattues parce qu’elles avaient refusé de se soumettre. Ils sont venus vivre en France pour fuir l’islamisme. Les jeunes filles nées en France, qui ne connaissent rien à cette histoire, ne comprennent pas qu’en portant le voile, elles portent un emblème et manifestent par-là leur solidarité avec des mouvements réactionnaires, liberticides, intolérants et même fascisants pour certains. Ce n’est pas anodin. C’est comme la messe en latin pour les chrétiens. Ce ne sont pas juste de jolis cantiques : dans ce contexte, ils ont une connotation politique.
Les femmes qui portent le voile ne connaissent pas forcément l’histoire algérienne. Peut-on leur reprocher de porter le voile alors qu’elles le font le plus souvent sans arrière-pensées ?
Si quelqu’un porte un uniforme du Ku Klux Klan et dit “je suis désolé, je porte ça mais je n’avais pas du tout fait le lien avec le fait que c’était raciste”, il me semble normal qu’on lui explique que c’est choquant et que ça envoie un signal inquiétant. Tout le débat est justement de pouvoir dire à ces femmes quel signal elles émettent dans l’espace public, et comment il est reçu. Ce que je ne supporte pas, c’est ceux qui renoncent à ce dialogue en se disant : “C’est une histoire de musulmans, je ne m’en mêle pas.” Cette vision complètement exotique et différentialiste qui consiste à ne pas juger le signe que vous envoie l’autre, pour moi, c’est le contraire du dialogue et le contraire de l’antiracisme. Mais je vous rejoins sur un point : tous les voiles n’ont pas la même signification, ils dépendent de ce qu’y met une personne, du lieu où il est porté et du contexte. Je connais des femmes qui portent un voile simplement traditionnel et non intégriste, notamment dans des pays où le voile est une norme. En revanche, dans les pays où le voile est une façon de contredire la norme laïque, c’est une prise de position très forte.
Vous portez donc un autre regard sur le voile lorsqu’il est mis dans un pays musulman ?
Bien sûr. On a tendance à dire que c’est moins grave que les femmes portent le voile ici, que ce n’est pas comme si on était en Iran ou en Arabie saoudite… C’est exactement le contraire. Les démocrates qui se battent en Iran, même si elles sont voilées, se battent pour une société plus sécularisée et démocratique. Mettre le voile dans une société déjà démocratique et sécularisée, c’est vraiment vouloir un retour en arrière concernant la vision de la pudeur et des femmes. Quand Lila et Alma Levy ont décidé de porter le voile, on nous a dit qu’on était d’abominables féministes intolérantes à essayer d’y lire des motivations cachées. Les gens disaient que c’était anodin, une révolte d’adolescentes… Mais ces jeunes filles ont écrit un livre, dans lequel elles expliquent que la lapidation est un choix et que les gens qui s’embrassent dans la rue sont des pervers qu’il faudrait mettre en prison. Penser que la pudeur oblige à cacher ses cheveux parce qu’ils sont impurs ou suscitent la débauche va de pair avec une vision sectaire et réactionnaire de la société
Des femmes modernes, éduquées et démocrates portent aussi le voile. Est-ce vraiment le voile, et pas plutôt la religion qui vous pose problème ?
C’est le voile en Europe, en non la religion. Mais laissez-moi lever un malentendu : on peut être parfaitement moderne et être réactionnaire. Christine Boutin sait sûrement se servir d’Internet, c’est une femme forte, libre, et pourtant ce n’est pas vraiment une soixante-huitarde… C’est pareil pour les militantes de l’Islam politique réactionnaire, qui sont jusqu’à présent plutôt minoritaires. La plupart des musulmans européens ne font pas du voile un pilier de l’Islam. Des sociologues du fait religieux comme Leïla Babès ont écrit des livres très clairs et très beaux sur la question. Elle explique notamment que le voile est devenu un enjeu pour l’Islam parce que des intégristes avec des arrière-pensées politiques l’ont voulu. Dans le Coran, on demande aux femmes de rabattre un voile sur la poitrine. Pour y être conforme, il suffit de ne pas porter de décolleté. Pourquoi des savants islamiques, des hommes, ont-ils voulu aller plus loin et imposer un uniforme visible en demandant aux femmes de se couvrir aussi la tête ? Pour imposer un emblème qui les distingue des autres “mécréantes”, c’est ce qu’explique Youssef Al Qaradawi, le théologien de référence des Frères musulmans, y compris quand ils sont européens. D’autres théologiens, non intégristes, comme le mufti de Marseille, Soheib Bencheikh, a une lecture moins instrumentale. Il estime que le Coran voulait protéger les femmes des agressions. Ce qui, au XXIe siècle en Europe, passe par l’éducation. Et non par porter un emblème qui attire le regard et peut provoquer des tensions agressives.
Le fait d’opter pour une interprétation du Coran plutôt qu’une autre correspond à un positionnement politique ?
Tout à fait. Que des femmes nées en Europe choisissent d’écouter plutôt Qaradawi que Bencheikh en portant le voile relève d’une mentalité au minimum ultra conservatrice. La richesse, l’éducation, la modernité ne sont pas forcément des signes de progressisme. Peut-être que dans un autre contexte, je ne vous dirais pas ça, mais aujourd’hui, quand on est née en France, qu’on a grandi dans une famille plutôt ouverte d’esprit et une société laïque, faire le choix de porter cet emblème et avoir cette interprétation complètement déformée et instrumentalisée du Coran, c’est faire un choix politique, en l’occurrence antiféministe et réactionnaire. C’est toute la différence entre un croyant catholique qui écoute monseigneur Lefebvre et non monseigneur Gaillot… On ne le tolère pas avec les traditionalistes chrétiens, il n’y a pas de raison qu’on le fasse avec les musulmans.
Ce qui vous pose problème n’est donc pas l’Islam mais une approche trop littérale de celui-ci ?
Ce n’est pas une question d’“avoir un problème”, mais de décrypter. J’analyse depuis des années les mouvements intégristes, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans. En insistant sur le caractère politique de l’intégrisme, qui relève pour moi d’une instrumentalisation politique du religieux. Je me suis toujours opposée aux interprétations essentialistes des religions. C’est-à-dire à ceux qui pensent qu’on trouvera la réponse au surcroît de dangerosité d’un fanatisme par rapport à un autre dans les textes religieux eux-mêmes. Je pense que c’est un moyen de déresponsabiliser les intégristes et de ne pas les rendre coupables de leurs actes et de leurs interprétations. Il y a tout et n’importe quoi dans toute religion. Le véritable enjeu est de savoir s’il y a un rapport de force en faveur de ceux qui veulent en tirer le meilleur ou ceux qui veulent en prendre le pire. Aujourd’hui le vrai problème de l’Islam est que, pour des raisons historiques, le rapport de force est en faveur des plus archaïques.
Nicolas Sarkozy a donc fait une erreur en instaurant le Conseil français du culte musulman ?
C’est une démarche concordataire complètement anachronique. On n’est plus à une époque où le politique doit organiser le religieux, même si ça peut paraître pragmatique. La République n’avait pas à marier de force les musulmans laïques aux musulmans intégristes pour avoir un interlocuteur. Elle doit soutenir les musulmans laïques contre les musulmans intégristes parce qu’il y a un rapport de force entre ces interprétations. Avant la mise en place du Conseil français du culte musulman, la République avait un interlocuteur : la Mosquée de Paris. On peut estimer qu’elle n’est pas assez implantée et perd du terrain face aux intégristes. Il n’empêche qu’elle est la plus proche des idéaux de la République. Prétendre que la Mosquée de Paris et l’UOIF, c’est la même chose, c’est nier la confrontation qui existe entre les intégristes et les laïques pour réformer l’Islam. Les premiers veulent le réformer pour aller vers les fondements. Les autres pour aller vers la modernité. En tant qu’observatrice, je ne peux pas laisser passer cette vision “essentialisante” de l’Islam, qui tend à l’amalgamer avec ses franges les plus intégristes. L’Islam n’est pas un tout. C’est un univers à l’intérieur duquel des forces se battent pour dessiner le futur de l’Islam. Si on veut un Islam plutôt laïque, il faut choisir son camp.
Propos recueillis par Aurélie Louchart pour Evene.fr – Avril 2010
* « LIBRES DE LE DIRE – Conversations mécréantes autour de la religion, l’intégrisme, les femmes et la liberté d’expression » par Taslima Nasreen et Caroline Fourest, Ed. Flammarion, 2010.
Source :
http://www.evene.fr/celebre/actualite/caroline-fourest-nasreen-voile-burka-frere-tariq-2626.php