Un monde matérialiste ?, par Karim Mahmoud-Vintam
Pris au sérieux, le matérialisme est un système de pensée cohérent postulant la matière au fondement de toute réalité. Si une telle philosophie a connu ses géants (Héraclite, Démocrite, Epicure, Lucrèce, Diderot, Marx…), nous en sommes loin. Quoi qu’on en dise, notre monde n’est pas matérialiste (sinon au sens trivial d’attachement aux possessions matérielles). Il n’est pas davantage spiritualiste (pour peu qu’on considère le spiritualisme comme mettant l’esprit, la pensée, au fondement de toute réalité). Il est consumériste en ce qu’il recycle les déchets des deux pensées précédentes : non seulement il assimile l’être à l’avoir matériel le plus ostentatoire et le plus abondant possible (c’est notre pathologie matérialiste, qui nous a fait passer « d’un univers où ce qui a vraiment de la valeur n’a pas de prix, pour entrer dans un autre (…) où ce qui n’a pas de prix n’a pas réellement de valeur »(1) ), mais surtout il nous a fait revenir à un monde magique, peuplé d’objets dont le fonctionnement – et donc la fabrication et l’éventuelle réparation – nous échappe et nous rend d’autant plus friand de posséder le dernier miracle technique en date, dont la valeur ajoutée, invérifiable à l’achat, se révèle presque toujours nulle voire négative à l’usage. La terrible prophétie de Condorcet se trouve ainsi réalisée : voici donc le genre humain de nouveau « partagé entre deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient » ; celle des quelques maîtres qui comprennent et produisent cette avalanche de matière arrachée à la nature – qui nous envahit sous forme de produits finis –, et celle des esclaves qui la consomment. Mais qu’importe, puisque l’essentiel réside dans un désir créé, entretenu et aiguisé comme un sabre de manga. Comme l’indique Edgar Morin, le capitalisme « crée non seulement un produit pour le consommateur, mais un consommateur pour le produit » (2) .
Alors que l’histoire des hommes fut toujours marquée par l’aspiration à dépasser le réel dans sa matérialité faite de dureté et presque toujours de souffrance – à travers le progrès scientifique, l’utopie politique ou l’espérance religieuse –, l’époque contemporaine semble au contraire habitée par le projet inverse : retrouver un réel devenu entre temps virtuel, fuyant, en voie de disparition. Pour le grand nombre (et quand l’impératif de simple survie ne s’en mêle pas), la vie est désormais vécue et pour ainsi dire réalisée de l’extérieur : par des produits matériels et immatériels consommés mais à la création desquels ils sont toujours plus exclus (c’est le fameux chômage de masse qui n’a plus rien de conjoncturel) ; par des communautés virtuelles et réticulaires qui sont moins l’occasion d’un frottement à autrui que de l’exacerbation d’un différence, d’une lubie, d’une singularité – des fans de Lady Gaga aux compétiteurs de jeux en ligne, en passant par les amateurs de petites culottes…
Subjectivement, un tel contexte nous renvoie aux pathologies contemporaines de l’identité : les choix de bien-être ont remplacé les choix collectifs d’identité, tandis qu’à la faveur du dépérissement des solidarités politiques d’antan, les communautés claniques reviennent sur le devant de la scène, pour rassurer ou protéger l’individu et souvent pour l’asservir. Objectivement, la période illustre une vie hors sol, sans prise sur le réel, majoritairement urbaine (pour la première fois de l’histoire de l’humanité) et donc coupée d’un rapport direct à la nature (pensons à notre alimentation), avec pour toile de fond l’épuisement de l’ensemble des ressources de la planète commandé par le consumérisme. Pourtant, les occasions d’une vie bonne – c’est-à-dire authentique car libre, juste car équitable, vraie car signifiante – ne manquent pas. Reste pour tous ceux qui ne sauraient se satisfaire d’un tel système – matérialiste ou non, peu importe – à le dire et à agir en conséquence. Se sentir isolé ne signifie pas être seul, ni même minoritaire. Le temps est venu !
Notes :
(1) Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, L’aube, 2004.
(2) Pour et contre Marx, Temps Présent, 2010, p. 13.
Auteur : Karim Mahmoud-Vintam (invité à se prononcer par le magazine La Décroissance dans le cadre d’un débat sur le thème “Faut-il sortir du matérialisme ?”)
Source : La décroissance, n°70, juin 2010.