Les lobbies, court-circuits de la souveraineté, par Yves Michaux
La démocratie est l’exercice du pouvoir souverain par le peuple. Les Constitutions organisent cet exercice, et notamment l’expression de la souveraineté populaire. Un premier paramètre d’organisation est la taille de la communauté. Comme le notait Rousseau, une petite communauté habitant un territoire réduit peut fonctionner démocratiquement avec un petit nombre de règles simples et une expression directe de la volonté générale.
Le second paramètre est la nature des occupations des citoyens. Selon qu’ils sont entretenus par leurs esclaves et serviteurs ou artisans et agriculteurs, rentiers ou travailleurs, ils ont plus ou moins de temps à accorder à la chose publique. Oscar Wilde l’a résumé d’une boutade selon laquelle le socialisme, ce serait bien mais cela demanderait trop d’après-dîners.
Il faut compter enfin avec le paramètre des moyens techniques de communication et de déplacement. Des élections fiables supposent des moyens de déplacement, de communication et d’information rapides. Quand on voit des mulets acheminer des urnes et des bulletins en Afghanistan, on a des doutes sur la validité du scrutin, quelle que soit la vertu des citoyens là-bas.
En fonction de ces paramètres, l’appareil de représentation et celui d’administration du pouvoir politique sont plus ou moins compliqués.
Que l’on songe seulement à la variété des systèmes électoraux, à commencer par la “proportionnelle” et ses diverses modalités de calcul. Même une démocratie directe ou participative demande à être organisée pour ne pas succomber au désordre ou à la manipulation par les démagogues. On peut, pour l’anecdote, lire les 47 volumes des Œuvres complètes de Lénine sans trouver une définition de ce qu’est un soviet, un conseil ouvrier fonctionnant selon la démocratie directe.
Même si l’organisation constitutionnelle est correctement agencée pour prendre en compte à intervalles réguliers la diversité du peuple, elle échoue à le faire dans les moments de crise ou quand apparaissent des éléments nouveaux. Temps de crise ? Que l’on songe aux manifestations contre le contrat première embauche (CPE) de 2005. Besoin de prendre en compte de nouveaux éléments ? Que l’on songe à la manière dont la participation des syndicats à des négociations préalables à l’étape législative est devenue une constante de la vie politique française.
Des députés peuvent représenter directement des intérêts économiques, comme ce fut le cas lorsque le Comité des forges avait ses représentants à la Chambre au XIXe siècle, mais ce n’est pas conforme à l’esprit de la représentation du peuple souverain – et c’est pour cela que les lobbies professionnels, syndicaux, sociaux, mènent leurs actions auprès des représentants du peuple.
Les choses paraissent changer de nature quand ces circuits courts, informels, non institutionnels, se substituent aux procédures constitutionnelles qui ne semblent plus avoir pour fonction que de valider périodiquement le jeu des intérêts.
Depuis les années 2000, les sondages d’opinion (ceux qui sont diffusés par les journaux comme ceux que les politiques commandent pour leur propre usage au jour le jour), les débats journalistiques, les interventions sur Internet, que ce soit celles de blogueurs ou celles de journalistes et de politiques, les actions des lobbies relayées et mises en forme par des communicants spécialisés dans le spin politique pèsent plus sur la politique que les décisions politiques prises dans les cadres institutionnels de la démocratie. Le citoyen importe moins par son vote que par la manière dont il participe à la fabrique de l’opinion.
Prenons un seul exemple, celui des lois récentes sur la sécurité (Perben 1 et 2, durcissement des peines, récidive, actions en bande, etc.). Elles ont compliqué le code pénal jusqu’à l’inintelligibilité et à l’inapplicabilité, mais qu’importe, elles répondaient aux demandes de l’opinion publique à la suite de faits divers révoltants. C’est en ce sens que l’on peut parler de courts-circuits de la démocratie. Ces courts-circuits, il faut d’abord en mesurer les effets. Ils ont toujours eu une place dans la vie politique, à travers la manifestation ou le référendum.
Enjeux profonds
A-t-on affaire à quelque chose de nouveau, et quel est leur impact réel ? Ensuite, représentent-ils un danger pour la démocratie, ou non ? Sur ce point, les choses sont ambiguës. Les sondages induisent une politique court-termiste, font perdre de vue les enjeux profonds, mais ils permettent aussi d’éclairer la réception de l’action. Internet permet la diffusion des affreuses rumeurs sur les si honnêtes vies privées, mais c’est aussi un moyen d’expression que n’apprécient pas les pouvoirs autoritaires. Les intellectuels pèsent, n’en doutons pas, sur la politique avec leur grande sagesse, mais ils sont aussi parfois d’inoffensifs et pas trop coûteux comédiens pour les émissions de seconde partie de soirée.
C’est probablement du côté de l’action des lobbies que les phénomènes les plus inquiétants se dessineraient. John Locke, premier authentique théoricien de la démocratie représentative, appelait “société civile” la société des individus citoyens, et cette société civile était identique à la société politique. Avec le pouvoir des associations, des organisations non gouvernementales, se dessine une nouvelle société civile (à laquelle il est de plus en plus fait appel pour pourvoir certains postes politiques), manipulatrice, aux ressorts et intérêts obscurs et parfois franchement opaques, et les factions et les intérêts reviennent de manière encore plus pesante au coeur de la démocratie…
Cela dit, il faut se souvenir de Max Weber : le pouvoir, y compris démocratique, est une gestion des intérêts. Quand les intérêts sont, comme aujourd’hui, intriqués et partagés, en dépit de leurs oppositions, la gestion politique n’est plus celle de l’intérêt commun, mais celle, foncièrement imparfaite, des équilibres provisoires de ces intérêts divers.
Cela engendre populisme et manipulation communicationnelle. Cela engendre plus encore court-termisme et absence de vision. Mais on ne voit pas comment revenir à une démocratie des citoyens libres, responsables, raisonnables et éclairés… qui n’a jamais existé, sauf dans les pires moments de ces tyrannies où des purs très purs trouvent encore plus purs pour les épurer.
Auteur : Yves Michaud, philosophe
Source : Le Monde, édition du 19.06.10