Entretien avec Edgar Morin, intellectuel et résistant
« Israël-Palestine : le cancer ». Beaucoup de lecteurs se souviennent de cet article d’Edgar Morin, de S. Nair et D. Sallenave, publié dans le Monde du 4 juin 2002, qui avait valu à son auteur plusieurs procès et sa mise à l’index par nombre d’associations communautaires juives en Europe et aux Etats-Unis. Le texte publié in extenso sur Internet éclaire le «chemin de vie» de cet homme qui a produit une œuvre majeure, de ce résistant qui a connu la montée du nazisme, les procès du stalinisme, la guerre d’Algérie et beaucoup d’autres barbaries qui ont marqué le siècle sans jamais se départir de sa conscience, éclairé par cette fraternité qu’il évoque dans cet entretien. Edgar Morin a fêté récemment son anniversaire à Rabat, quelques jours après la Réunion africaine des Nations unies sur la question de la Palestine, tenue dans la capitale et qui a fait un focus sur la politique de modification du statut et de la composition démographique d’Al Qods-Est.
Démolition de maisons des palestiniens, construction de colonies, travaux d’excavation sur l’esplanade du Haram Al Charif, c’est toute cette maison commune des religions du livre qui est implosée. Dans cet entretien, Edgard Morin nous explique, comme il l’a fait dans le texte publié dans le Monde, comment nous en sommes arrivés là, «à cet incroyable paradoxe. Les juifs d’Israël, descendants des victimes d’un apartheid nommé ghetto, ghettoisent les Palestiniens. Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les juifs qui furent victimes d’un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les juifs victimes de l’inhumanité montrent une terrible inhumanité». Il explique aussi dans cet article du Monde comment c’est le monde entier qui risque de souffrir de ce cancer. «Le problème n’est pas seulement moyen-oriental, écrivait-il dans cet article; le Moyen-Orient est une zone sismique de la planète où s’affrontent Est-Ouest, Nord-Sud, riches-pauvres, laïcité-religion, religions entre elles.
Ce sont ces antagonismes que le cancer israélo-palestinien risque de déchaîner sur la planète. Ses métastases se répandent déjà sur le monde islamique, le monde juif, le monde chrétien. Le problème n’est pas seulement une affaire où vérité et justice sont inséparables. C’est aussi le problème d’un cancer qui ronge notre monde et mène à des catastrophes planétaires en chaîne».
La pensée d’Edgar Morin nous réconcilie avec l’humain et propose des clefs de compréhension du monde, de la politique, de la politique de civilisation, de l’éducation, de l’unité dans la diversité et de la diversité dans l’unité. Il rappelle que dans cette complexité et ce monde de peur et de haine, l’esprit de résistance est toujours possible. Il évoque également avec affection le Maroc, «un pays qui a une pluralité de culture très riche qu’il faudrait sauvegarder sans se laisser désintégrer par la modernité. Il faut veiller, dit-il encore, à ce que le développement ne détruise pas les solidarités traditionnelles et ne développe pas la corruption et l’égocentrisme du profit». A méditer…
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LE MATIN : Le Maroc, pays à identités plurielles, porte en lui la souffrance du peuple palestinien. Vous écriviez dans un de vos articles quelque chose de très juste : « On peut penser qu’il est logique que quelqu’un qui a le souvenir de la persécution subie par ses ancêtres va être sensible aux persécutions vécues par d’autres, ce qui a été du reste un sentiment vécu par les intellectuels juifs et qui a aujourd’hui disparu depuis l’existence d’Israël ». Pour quelles raisons ces victimes, qui ont vécu l’Holocauste, sont-ils devenus des bourreaux ?
Edgar Morin : C’est Victor Hugo qui disait « dans l’opprimé d’hier, l’oppresseur de demain ». On ne peut pas bien sûr considérer cela comme une voie de l’histoire, mais il s’est trouvé que la mémoire des persécutions subies dans le passé n’a pas aidé les Israéliens à humaniser le traitement qu’ils font subir aux Palestiniens. Il y a en plus de cela quelque chose de particulier. Dans le monde occidental, les juifs qui ont été émancipés dans les nations modernes, à la faveur des droits de l’homme, ont été en même temps rejetés par les nationalismes étroits et fermés. Il ont cherché l’issue dans une vision plus globale, plus humaine et c’est pour cela que beaucoup sont devenus internationalistes, socialistes ou communistes. Ils étaient d’autre part très sensibles au sort de ceux qui étaient persécutés comme les noirs aux Etats-Unis, ou ceux qui étaient colonisés. Beaucoup ont ainsi pris partie pour l’indépendance de l’Algérie. C’est en droite ligne de l’héritage de Bartolomé de Las Case qui était d’une famille d’origine juive convertie et qui était sensible au sort des indigènes d’Amérique latine. Devenu prêtre, il ne cessa de les défendre en disant qu’ils avaient une âme ce que refusait l’Eglise de l’époque. Montaigne, dont la famille était elle aussi convertie, venue d’Espagne, s’intéressait également à ces indigènes et avait cette conscience aiguë des persécutions subies.
Cette conscience humaniste a disparu. Qu’est-ce qui a changé et pourquoi ?
La création d’Israël, qui s’est faite sur un territoire où existait un autre peuple. La tragédie, c’est cela, deux peuples qui veulent une même terre et un mythe celui « d’un peuple sans terre sur une terre sans peuple ». Israël a conquis son indépendance par la force et au cours des conflits avec les pays arabes. Il s’est imposé et est devenu, après la guerre de 67, un Etat dominateur sur le peuple palestinien. A partir de ce moment-là, il n’a vu comme solution que la force et s’est renforcé sur sa légitimité et ce qui est grave, c’est que celle-ci tend à devenir de plus en plus religieuse.
Dans le monde de la diaspora juive, beaucoup ont été déçus dans leurs espérances universalistes et se sont repliés sur leur identité juive qui ne pouvait être qu’israélienne. Une fois que l’on s’identifie, on justifie et les intellectuels sont souvent des machines à justifier. J’ai connu des intellectuels communistes qui, face aux pires horreurs du stalinisme, sortaient des arguments de justification. Aujourd’hui, certains intellectuels juifs justifient l’opération « Plomb durci », l’attaque de la flottille internationale. Nous sommes toujours dans un univers de manichéisme dans lequel ce sont les autres qui ont tort.
Vous avez écrit plusieurs articles qui vous ont même valu des poursuites judiciaires, et l’on se souvient de cet article publié en 2002 dans Le Monde, intitulé « Israël- Palestine : le cancer », où vous critiquiez précisément ce manichéisme. Un mot sur cet article ?
Cet article développe l’idée que le cancer israélo-palestinien s’est formé d’une part en se nourrissant de l’angoisse historique d’un peuple persécuté dans le passé et de son insécurité géographique, d’autre part du malheur d’un peuple persécuté dans son présent et privé de droits politiques. Ce conflit est devenu un cancer qui se métastase dans le monde entier. Il a créé un antijudaïsme dans le monde musulman qui n’existait pas auparavant et il provoque de graves périls pour la planète comme l’action militaire prônée contre l’Iran. Nous n’avons plus cet humanisme universaliste qui était très fréquent chez les intellectuels. Quand on était communiste, on ne considérait pas l’importance des nations, des cultures ou des religions, alors que les singularités nationales culturelles et religieuses sont très importantes.
Le drame ce sont ceux qui s’enferment dans ces singularités et qui ne veulent plus voir le reste du monde, ou bien ceux qui voient le monde de manière abstraite.
Vous avez bien expliqué cette idée dans votre article sur le simple et le complexe ?
Oui, ce qui est complexe, c’est la situation de ces juifs israéliens qui ont ce souvenir des persécutions du passé, des génocides et l’angoisse du futur. Celle-ci s’accroît avec le temps car plus ils deviennent hostiles et menaçants dans la région, plus ils créent de l’hostilité. Il y a eu le royaume de Saint Jean d’Acres qui n’a pas duré un siècle et qui montre qu’il est difficile de bâtir une entité dans un univers hostile. Il y a une angoisse légitime, mais toute la politique israélienne tend à accroître ce sentiment. Qu’est-ce qui est simple ? c’est qu’il y a des oppresseurs et des opprimés, des dominants et des dominés, il y a ceux qui appliquent une politique inhumaine de mépris, celle-là même que les juifs ont subie durant des siècles et qu’ils appliquent sur des Palestiniens. Ce que l’on peut faire c’est continuer à résister pour essayer de faire comprendre cette situation à la fois simple et complexe.
Il y a cependant quelque chose qui évolue au sein même de la communauté juive des intellectuels, comme en témoignent différentes pétitions et déclarations. La radicalité d’un Netanyahou inquiète au plus haut point alors même que bien des alliances commencent à se fissurer. Que pensez-vous de cette évolution ?
Le caractère inouï de l’attaque d’un bateau humanitaire a provoqué des réactions de rejet. Mais nous ne sommes pas encore à des prises de distance critique à l’égard de cette politique. Ce gouvernement israélien, avec un ministre des Affaires étrangères tel que Libermann, s’il était en France, ce serait pire qu’un gouvernement de Le Pen. Ils continuent à s’identifier aux martyrs des juifs face aux nazis. Mais la conscience d’être victime dans le passé a transformé ces hommes en bourreaux. C’est ce qui est arrivé aux Serbes.
Il y a 15 ans, le génocide de Srebrenica avait fait des milliers de morts musulmans…
Les Serbes ont lutté dans le passé contre l’invasion turque, puis contre l’empire autrichien. La conscience d’avoir été des martyrs du christianisme et de l’Occident dans le passé « explique » Srebrenica qui a été un véritable massacre. L’autojustification du martyr peut justifier à leurs yeux d’être des bourreaux.
A cette politique, répond celle des « desperados » et des kamikazes. Faut-il alimenter sans fin le cercle de la haine et du rejet de l’autre ?
C’est un cercle infernal et les excès des uns justifient les excès des autres. Il y a eu une dissolution du camp de la paix en Israël parce qu’il y a eu des actes de desperados contre les civils. C’est un cercle infernal dont on ne pourra sortir que par une pression extérieure.
Vous pensez à une pression du président américain ?
Il pourrait agir mais il est freiné de l’intérieur par un lobby juif qui est très fort et par le lobby évangéliste et de l’extérieur, puisqu’il a demandé le gel de la colonisation à Netanyahou et qu’il n’a pas été entendu. Obama est un homme de bonne volonté et de grande lucidité, mais la gravité de l’état du monde et le caractère régressif de la situation mondiale l’a empêché d’avancer dans cette région du monde et aussi en Afghanistan. On voit qu’un homme d’une grande intelligence, à la tête d’une puissance mondiale, n’est pas toujours synonyme d’efficacité.
Le Maroc, qui n’est pas une puissance, a essayé de jouer un rôle de médiateur pour faire avancer la paix, notamment avec feu S.M. Hassan II. Que peut faire un pays comme le Maroc dans ce conflit ?
Le Maroc est le dernier pont entre ce qui est juif et ce qui est musulman. Le Maroc peut jouer un rôle, mais il ne peut pas être seul. Il faudrait que l’Europe intervienne aux côtés des Etats-Unis. Il faut des conjonctions de pression pour faire avancer les choses. Au Maroc, précisément, on parle de restructuration du champ politique balkanisé par une quarantaine de partis. Reste que la politique est aujourd’hui réduite en peau de chagrin et vous releviez vous-même que « dans cet excès de complexité de la réalité dans laquelle nous sommes, la politique est réduite à l’économie : on a l’impression que ce sont seuls les chiffres de la croissance globale ou du PIB qui vont guider l’action politique, quelle infirmité ! Qu’est-ce qui, selon vous, devrait guider l’action politique ?
L’action politique doit être portée par une pensée qui conçoit correctement le problème des rapports entre les individus, la société et l’Etat. Une pensée qui essaie d’harmoniser les relations pour le plus grand bien et de la collectivité et de l’individu. Il y a eu des théories des penseurs de droite comme Joseph de Maistre, Charles Maurras, comme des théories des révolutionnaires Marx, Proudhon…Ce sont des grands penseurs comme Karl Marx qui, cependant, n’a vu en l’être humain que l’aspect producteur, travailleur. Mais l’homme vit aussi dans des rêves, produit des mythes, vit des religions. C’est ce que l’on vit aujourd’hui avec l’importance des cultures, des croyances et des religions. Marx a bien prévu le déferlement du profit et du capitalisme mondialisé, ce sont des prédictions fortes. Mais ce n’était pas suffisant.
Vous avez, à votre manière, essayé de reconstruire une pensée comme la politique de civilisation ?
J’ai essayé de donner les fondements d’une pensée politique et d’une éducation qui doit lutter contre la vision compartimentée des choses et voir les problèmes de manière globale. Pour comprendre les problèmes globaux, on ne peut pas se contenter d’additionner les points de vue du démographe, de l’économiste, du sociologue…Il faut voir les interactions entre ces différentes disciplines. Actuellement, il y a une crise de la pensée politique et l’accélération du monde pousse les politiques à vivre au jour le jour. Ils sont désarmés devant la complexité du monde et ont trouvé refuge dans l’économie au moment où celle-ci est en crise. Ils croient que la croissance économique va apporter toutes les réponses mais c’est faux et l’exemple du Japon le montre. La politique s’est sclérosée et on n’a plus la capacité de comprendre la société. La politique est un art difficile devant ce temps qui emporte l’humanité.
Au soir d’une vie, comment voyez-vous cette mondialisation porteuse de tant d’incertitudes et d’inquiétudes ?
C’est à la fois la meilleure et la pire des choses. Pour la première fois l’humanité vit une communauté de destin avec la dégradation de la biosphère, la menace nucléaire et la dérégulation de l’économie …Pour la première fois nous vivons dans une « maison commune » et nous savons que cette maison peut être construite. Le pire est que le profit, l’illusion, la démesure, le délire emportent ce vaisseau spatial vers des catastrophes en chaîne prévisibles. On a pris conscience des problèmes liés à l’environnement qui ont fait l’objet de plusieurs sommets mondiaux, mais on n’arrive pas à prendre des décisions, à créer l’instance capable de prendre des décisions communes. La conscience progresse mais beaucoup moins que les processus. La classe moyenne que l’on retrouve au Maroc vit les mêmes intoxications consommationnistes, abus de la publicité, des supermarchés…Le développement a créé des zones de prospérité, mais aussi beaucoup de misère. Les paysans ont été déracinés et se retrouvent prolétarisés. Le développement a détruit les solidarités traditionnelles et a développé la corruption et l’égocentrisme du profit. On retrouve cela en Afrique, en Amérique latine et en Asie…Ce développement a produit un modèle standard uniforme alors que chaque pays a sa culture, ses richesses, ses savoir-faire, ses sagesses dans tous les domaines de la diététique, de la médecine traditionnelle, etc.
Que faudrait-il faire alors ?
Il faudrait unir et faire une symbiose des différentes cultures et, de ce point de vue, le Maroc est très intéressant. C’est un pays qui a une pluralité de culture très riche qu’il faudrait sauvegarder sans se laisser désintégrer par la modernité. Une culture forte intègre la modernité et la mondialisation sans se laisse désintégrer. Le Maroc en a les capacités et il doit veiller à ne pas laisser détruire sa paysannerie par exemple. Je connais votre pays depuis les années 60, ce Maroc éternel de la générosité, de l’hospitalité, de la noblesse, de la gastronomie, mais je connais aussi le Maroc d’aujourd’hui, son dynamisme, sa vitalité et ses problèmes que l’on retrouve en Amérique latine que je connais bien et qui change de cette Europe sclérosée qui n’arrive pas à renaître. Au Maroc, il y a une réelle volonté de répondre aux défis actuels, il y a une force de l’humanisme qui fait que l’on s’intéresse à la Méditerranée comme une mer commune qui permet de fraterniser, à l’Afrique, au monde.
Il y a une volonté d’intégrer des richesses culturelles sans se laisser désintégrer, en sauvegardant ses qualités alors même que partout dans le monde on assiste à des refermetures ethniques, nationalistes et religieuses qui sont des conséquences d’une mondialisation abstraite. Quand dans les différentes civilisations on commence a avoir peur du modèle occidental, il y a des réflexes de fermeture. Il faut prendre ce qui est valable de cet Occident en termes de démocratie, des droits humains dont ceux de la femme et faire la symbiose en intégrant sa propre culture. Le Maroc doit maintenir sa culture, ses traditions millénaires de solidarité, assurer son autonomie alimentaire et psychique et rester ouvert au reste du monde.
En sauvegardant, cependant, ce « vivre ensemble d’antan» et en évitant le délitement social porteur de bien des périls ?
Si on perd le lien communautaire, les risques de décomposition sont grands. Une société complexe a besoin de vivre avec le sentiment que chacun fait partie d’une communauté tout en étant autonome.
L’autonomie individuelle doit être sauvegardée comme doit être préservée la conscience de faire partie d’un tout. C’est l’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité. C’est le fondement de ma pensée.
Par Farida Moha | LE MATIN
Publié le : 15.07.2010
Source : http://www.lematin.ma/Actualite/Journal/Article.asp?idr=110&id=136562