La leçon finale de BP : tous les coups sont permis, par Robert Reich
Le groupe BP repart de zéro, malgré la marée noire provoquée par l’un de ses puits de pétrole dans le golfe du Mexique. Il vient de se doter d’un nouveau président, américain, et sa situation financière s’améliore. Avec des recettes atteignant le montant étonnamment élevé de 75,9 milliards de dollars au deuxième trimestre 2010, le bilan de la compagnie dépasse les estimations de Wall Street. Ce chiffre inclut une perte de valorisation boursière de 32,2 milliards de dollars, ainsi que le fonds d’indemnisation de 20 milliards de dollars réclamé par l’administration Obama.
La compagnie a commencé à vendre 30 milliards de dollars d’actifs afin d’être en mesure de faire face aux demandes de dédommagements. Il n’est guère étonnant dans ces conditions que plusieurs analystes de Wall Street présentent le titre BP comme un excellent investissement.
Peu importe, semble-t-il, que BP soit responsable du pire désastre environnemental de l’histoire des Etats-Unis. Les consommateurs du monde entier – y compris américains – continuent à ingurgiter son pétrole.
Mais attendez une seconde… Si BP sort de cette débâcle plus prospère et frétillant que quiconque pouvait l’imaginer il y a quelques mois, où est donc passée l’idée de la responsabilité des entreprises ? Cela signifie-t-il que n’importe quelle compagnie géante peut désormais provoquer une catastrophe, puis reprendre tranquillement ses affaires ?
Les grandes entreprises ne sont pas des personnes. Elles ne possèdent ni cerveau ni conscience, elles ne sont capables ni d’agir avec intention ni d’éprouver de la culpabilité. Chacun de leurs rouages peut être remplacé, tout comme l’ancien directeur général de BP, Tony Hayward, a été remplacé. La responsabilité et l’obligation de répondre de ses actes n’ont aucun sens pour les grandes entreprises. Elles ne poursuivent qu’un seul objectif : faire de l’argent.
Si nous voulons que ces entreprises agissent autrement, nous devons les y contraindre par des lois qui soient rigoureusement appliquées et par des pénalités plus coûteuses que les économies qu’il est aujourd’hui possible de réaliser en contournant la loi.
Voilà le vrai scandale : à la suite de la marée noire provoquée par BP, pratiquement aucune loi n’a été modifiée – on n’a même pas révisé le plafond ridiculement bas auquel sont limités les dommages et intérêts que les particuliers peuvent obtenir des compagnies pétrolières. Les leaders républicains du Sénat ont déclaré récemment qu’ils s’opposeraient à toute loi supprimant rétrospectivement ce plafonnement ; même les représentants démocrates Mary Landrieu (Louisiane) et Mark Begich (Alaska) refuseraient d’apporter leur soutien à une telle proposition.
Pourquoi le Congrès n’en fait-il pas plus ? Non seulement en supprimant le plafonnement de la responsabilité civile, mais en augmentant le montant des pénalités dont les compagnies pétrolières doivent s’acquitter lorsqu’elles enfreignent les réglementations sur la sécurité et l’environnement, en interdisant définitivement les forages en mer et en instaurant une taxe carbone ?
A cause du poids politique du lobby pétrolier.
La même erreur anthropomorphique, qui attribue des caractéristiques humaines à des corporations géantes comme BP, entrave la réflexion sur les moyens de limiter leur influence politique.
Songeons, par exemple, à la décision grotesque prise, au début de cette année, par la Cour suprême dans la procédure Citizens United-Federal Election Commission, qui a conféré aux grandes entreprises le statut d’individu pouvant se prévaloir des droits prévus par le premier amendement pour dépenser des sommes illimitées dans des spots de campagne télévisée. La décision concernant Citizens United restera, avec celle de Bush/Gore et Dred Scott, l’une des décisions de la Cour suprême les plus stupides et les plus irresponsables de l’histoire.
Au mois de mars, la cour d’appel du district de Columbia a statué qu’à la lumière de la décision rendue dans la procédure Citizens United, il n’y avait plus aucune raison de limiter le montant des contributions versées aux comités prétendument indépendants créés dans le but de soutenir ou de combattre tel ou tel candidat. Ces comités ont été surnommés les “527”, d’après l’intitulé de la clause permettant de contourner la loi sur le financement des campagnes. Auparavant, les contributions étaient limitées à 69 900 dollars tous les deux ans. Aujourd’hui, même cette limitation a été supprimée.
Et la Federal Election Commission vient tout juste d’interpréter ces deux décisions comme signifiant que des entreprises, et non plus seulement des individus, pourront désormais verser des sommes illimitées aux 527.
Pour couronner le tout, le Sénat a rejeté, la semaine dernière (à quelques voix près), la proposition de loi dite du “Disclose Act”, qui aurait obligé les sponsors industriels de spots de campagne à révéler leur identité et à ne pas se dissimuler derrière des groupes aux appellations inoffensives comme “Americans for America”.
La loi aurait également interdit le financement de spots politiques par les filiales américaines de compagnies étrangères (comme par exemple BP). Désormais, toutes les limites ont été supprimées et tous les coups sont permis. Même BP, société britannique, est officiellement libre d’influencer à sa guise la politique américaine.
La volonté du peuple américain est en train d’être subordonnée aux exigences de ces géantes machines à faire de l’argent que sont les multinationales, lesquelles pourront dorénavant dépenser des sommes illimitées pour soutenir tel politicien disposé à les aider à en gagner encore plus, ou pour combattre tel autre candidat susceptible de faire baisser leurs profits.
Que faire ? A l’instar de la loi de financement des campagnes minée par ses ambiguïtés, comme avec la nouvelle loi sur la santé qui récompense grassement les grands laboratoires, ne versons pas dans le cynisme : exprimons notre colère. Même si cela doit nous prendre des années, employons-nous à chasser l’argent des grandes entreprises du champ politique.
Auteur : Robert Reich, ancien secrétaire américain au travail (1992-1997) et professeur à l’université de Californie à Berkeley.
Source : Le Monde, édition du 7 août 2010
Traduit de l’anglais par Gilles Berton © TMS, INC