Bienvenue à Jalil, par Nancy Huston*
Jalil, amour de beau-petit-fils, voici exactement huit jours que tu as débarqué sur Terre, pesant trois kilos huit cent dix grammes, mesurant cinquante et un centimètres, la tête couverte d’une chevelure noire soyeuse et souple, les yeux marron foncé et étincelants, la peau couleur de miel, ô enfant parfait je te souhaite la bienvenue ! Si j’étais croyante je dirais enfant de Dieu, hélas je sais que tu es un enfant de la malheureuse espèce humaine. Je voudrais te prévenir un peu de ce que cela implique…
Le lendemain de ta naissance, nous étions onze adultes rassemblés autour de ton berceau, onze fées, onze Français. Ton arbre généalogique est un peu complexe, accroche-toi que je t’explique : il y avait ta mère, née comme toi en région parisienne, et ses parents à elle, nés en Guadeloupe, eux-mêmes les descendants de ressortissants de l’Afrique subsaharienne réduits en esclavage, forcés à travailler pour des Blancs de France, ce beau pays épris de liberté, d’égalité et de fraternité. Il y avait ton père mon beau-fils, né en Tunisie de parents qui, n’étant pas en mesure de l’élever, l’ont donné en adoption. Il y avait donc les parents adoptifs de ton papa : ta grand-mère paternelle née en Picardie d’un père hollandais (et le mari de celle-ci, né en Alsace), ton grand-père paternel né en Bulgarie (et sa femme – moi – née au Canada) ; il y avait aussi, mi-bulgares mi-canadiens, ta tante née à Paris et ton oncle né dans le Berry. Pour finir il y avait le meilleur ami de ton papa, d’origine ivoirienne.
Et tout ce beau monde bigarré était en joie, Jalil, à cause de toi ! On a passé l’après-midi à te photographier sous toutes les coutures, à te regarder dormir, à se féliciter les uns les autres, à s’exclamer sur ton moindre geste, ton moindre soupir, à s’émerveiller de ta nouvelle présence parmi nous.
Que peut-on te dire, Jalil, sur le monde dans lequel tu viens d’arriver ? On aurait voulu qu’il soit plus accueillant, plus doux, plus harmonieux. On aurait voulu pouvoir te rassurer, te chanter des berceuses, te raconter de belles histoires et te convaincre que tu n’as rien à craindre.
Mais on sait que la réalité est différente. Pour ma part, je me demandais à quel âge tu entendrais ta première injure raciste. A quel âge tu te ferais contrôler dans le métro parisien pour la première fois, en raison de ta peau couleur de miel. Je me demandais comment t’expliquer les valeurs “chrétiennes” du pays dans lequel tu viens de naître. Ô Jalil pardon, tu ne comprends pas ce que veut dire “chrétien” ?
Ça aussi c’est compliqué mais pour aller vite : il y a deux mille ans vivait en Palestine Jésus-Christ, un jeune juif qui prêchait l’amour. Aimez-vous les uns les autres, disait-il, et venez-vous en aide les uns aux autres. Soyez comme les oiseaux ou les fleurs des champs, disait-il, ils ne travaillent pas, ni ne se font du souci, Dieu pourvoit à leur survie. Tous vous êtes les enfants de Dieu, disait-il, si vous n’aimez que ceux qui vous ressemblent, en quoi seriez-vous différents des païens ? Il sera plus difficile à un homme riche d’aller au paradis, ajoutait-il, que pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille. Donnez tout ce que vous avez. Venez en aide aux faibles, aux démunis, aux êtres en difficulté. Soyez comme des petits enfants, disait-il, si vous voulez entrer au royaume du Ciel.
Mais c’était il y a très longtemps, Jalil. Ce discours a été traduit tant de fois en l’espace de deux mille ans qu’il s’est transformé. Maintenant il dit tout autre chose : que les filles doivent rester vierges jusqu’au mariage et les femmes rester fidèles à leur mari, que les prêtres ne doivent pas copuler et que le pape n’a jamais tort, que le christianisme est supérieur aux autres religions.
Quant au chef du pays où tu viens de naître, voici comment il traduit à son tour le message de Jésus-Christ : travaillez plus pour gagner plus, je vais vous débarrasser de cette racaille, casse-toi pauvre con, et si tu n’as pas de Rolex avant l’âge de 50 ans tu auras raté ta vie. Il dit : on n’aimera et on n’aidera que ceux qui nous ressemblent, les autres on va les accompagner à la frontière. Il dit qu’être français cela se mérite, et qu’en certaines circonstances, on peut perdre la nationalité française qu’on a acquise (menace qui s’appliquait à plusieurs des fées autour de ton berceau). Il dit, Jalil : vous n’avez qu’à m’imiter, devenir un self-made-man qui dispose d’une Rolex et d’un yacht, s’habille dans les meilleures boutiques et mange dans les meilleurs restaurants. Ceux qui se sentent exclus et volent des Rolex ou des yachts pour se sentir inclus finiront leur vie dans des prisons pour majeurs ou mineurs ou des centres de rétention pour hors-Rolex. Il dit : les étrangers nous embêtent, nous pompent l’air et mangent notre pain. Ils ont raté leur intégration, il faut donc agir, sévir, les bouter dehors.
Oui chéri je suis désolée de te dire cela mais il y a des centres de rétention pour étrangers dans ce beau pays à tradition chrétienne où tu viens de naître. Des gens qui te ressemblent s’y entassent, y croupissent, y pleurent et désespèrent jour après jour, mois après mois. Ô Jalil tu n’es pas un étranger, tu es un Français, pourquoi ai-je donc si peur pour toi ?
Avant de quitter la chambre à l’hôpital de Sarcelles où tu venais d’ouvrir les yeux sur le monde des humains, j’ai posé en guise de bénédiction un baiser sur chacune de tes deux oreilles… Puissent ces baisers te protéger, un tant soit peu, contre les bêtises que tu entendras au cours de ta vie sur Terre.
Bienvenue, Jalil amour – ô, bienvenue !
Source : article publié dans Le Monde du 29 août 2010
* Nancy Huston : née au Canada et éduquée aux Etats-Unis, vit en France depuis 1973 et écrit en anglais et en français.
Dernières parutions : « L’espèce fabulatrice » (2008), « Jocaste reine » (2009) et « Infrarouge » (2010) parus aux éditions Actes Sud.