Entretien avec Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’Organisation de la Conférence Islamique
Le professeur turc Ekmeleddin Ihsanoglu, 66 ans, est le secrétaire général de l’Organisation de la conférence islamique, une institution qui regroupe 57 pays et qui a rang d’observateur permanent à l’ONU. Il est spécialiste de l’histoire des sciences.
Etes-vous inquiet de la montée de l’islamophobie aux Etats-Unis ?
L’islamophobie est un concept erroné. Les gens n’ont rien à craindre de l’islam. Ce n’est une menace pour personne ni pour aucune civilisation. L’islam a contribué au progrès de l’humanité. Il est, tel que je le comprends, compatible avec la vie moderne, avec la démocratie.
Il faut remettre en perspective ce qui est présenté comme un sentiment antimusulman. Et nous devons distinguer entre la situation en Europe et aux Etats-Unis.
Quelle distinction voyez-vous ?
En Europe, nous entrons dans une nouvelle phase dans les sentiments et les politiques hostiles à l’islam. Cela a commencé après le référendum sur les minarets en Suisse. Les interdire par référendum et amendement a transformé la haine ou la peur de l’islam en leur donnant une forme constitutionnelle et institutionnelle. Ensuite, c’est devenu un élément de politique politicienne. Une monnaie d’échange entre les partis politiques de l’extrême droite jusqu’au centre.
C’est très préoccupant. Les électeurs se déterminent dans le processus politique sur des sujets qu’ils connaissent peu et sont influencés par des opinions partiales et des images déformées. Nous nous dirigeons vers un paradigme qui ressemble à l’antisémitisme des années 1930. Un nouveau paradigme anti-islam où le radicalisme va jusqu’à profaner des tombes. C’est difficile à comprendre.
Et aux Etats-Unis ?
C’est un phénomène nouveau, qui remonte aux attentats du 11 septembre 2001. Avant, cela n’existait pas. L’Amérique est une société d’immigrants. Il y avait une tradition de coexistence pacifique entre les différentes communautés ethniques et les différentes affiliations religieuses. Mais il y a des groupes radicaux des deux côtés.
Prenez le cas de cet appel à brûler le Coran. C’est très marginal, mais une seule personnalité marginale pourrait enflammer le monde et agiter les peuples. Ou prenez les caricatures du prophète Mahomet. Je suis désolé mais c’était des caricatures barbares. Vous pouvez être croyant ou non, apprécier ou non. Mais vous devez respecter les symboles des autres. Certains symboles doivent être respectés : le drapeau national des pays, les chefs d’Etat. Il y a des lignes rouges. On aime ou on n’aime pas, chacun fait son choix, mais c’est là où s’arrête votre liberté : on ne doit pas propager la haine contre les autres.
Vous soutenez le projet de mosquée qui doit s’installer près de Ground Zero ?
C’est une question locale sur laquelle je n’ai pas à me prononcer. Il revient aux musulmans américains de décider de l’endroit où bâtir une mosquée. Mais la liberté d’exercer sa religion est sous la protection de la loi. Et la loi est la même pour tous.
Quel est votre sentiment face à la loi française sur la burqa ?
C’est une réaction très exagérée. Je n’approuve pas la burqa. Ce n’est pas une injonction de l’Islam. Il n’y a pas de dogme qui demande de se couvrir la figure. Mais elle relève d’une tradition dans certaines sociétés pré-islamiques. Et c’est aussi une attitude négative de la part de ceux qui veulent se couvrir, une réaction. Quand vous créez une tension entre les musulmans et les autres, vous créez des deux côtés des attitudes négatives.
J’étais en Autriche quand a eu lieu la discussion sur la loi. Je n’ai pas vu une femme en burqa dans la rue à Vienne. Pourquoi un tel débat ? L’Europe est en train de devenir une terre d’interdits, plus une terre de liberté. Vous n’aimez pas les minarets ? Vous interdisez. Vous n’aimez pas les burqas ? Interdites ! Je ne défends pas la burqa, mais je m’interroge : quoi, après ?
A propos du conflit israélo-palestinien, pensez-vous que Mahmoud Abbas devrait continuer à négocier même si les Israéliens ne prolongent pas le moratoire sur les colonies ?
Abbas a dit clairement qu’il ne voulait pas s’engager dans un cercle vicieux. Nous ne le lui recommandons pas. Les Palestiniens ne devraient pas être seuls à faire des concessions. Toutes les parties devraient respecter les positions qui ont été décidées préalablement, et nul ne devrait violer les lois adoptées par la communauté internationale. Peut-on arriver à un accord sans impliquer le Hamas ? Vous ne pouvez pas avoir une solution en excluant un des acteurs.
C’est le cas pour le Hamas. Il faut qu’il reconnaisse les standards et les procédures internationales. Et se déclare officiellement comme un mouvement politique. Comme l’a fait le Sinn Fein en Irlande. Et il faut que la communauté internationale reconnaisse le Hamas ouvertement. Alors que pour l’instant, tout le monde est en contact avec lui, mais en secret.
Propos recueillis à New York par Sylvain Cypel et Corine Lesnes
Source : Le Monde, édition du 23 septembre 2010.