Ne pas faire la chasse au culte dans la rue
Les spiritualités ont leur place dans la cité
Par Christiane Taubira
Voilà ce qu’il en coûte de flirter avec l’abjection. Les ténors de l’UMP, divisés sur l’attitude à tenir, sont inquiets que 54 % de leurs sympathisants approuvent les saillies de Marine Le Pen. On pourrait dire que c’est bien fait pour eux. Depuis le temps qu’ils consentent aux dérives en leur sein, la racaille et le Kärcher, les charters et le discours de Dakar, les tests ADN et les Roms collectivement coupables, l’identité nationale en ministère puis en débat, et depuis plus longtemps encore ces feuilletons de lois mêlant immigration et insécurité. Sans oublier les confusions, et cet instituteur qui, selon le président de la République, ne remplacera jamais le curé.
On pourrait dire qu’ils l’ont cherché. Et que c’est leur affaire. Mais c’est aussi la nôtre lorsque la droite républicaine s’égare, qu’elle ne croit plus la République capable de nous assurer, par-delà nos différences, nos apparences, nos accents, nos croyances, voire nos origines, les conditions pour faire la société. Quant aux voix socialistes, elles manquent encore de clarté et de portée. Nous oserons les grands mots. Car ils charrient de belles idées et donnent corps à nos rêves.
D’abord, la liberté. Liberté de culte et liberté de conscience sont reconnues par la loi de 1905. Leur exercice doit être garanti, même si j’ai infiniment plus de goût pour la raison curieuse et critique que pour les dogmes et commandements. ” On peut trouver des villes sans murailles, sans littérature, sans roi, sans maison, sans trésor, sans monnaie ni théâtre, mais on ne trouvera jamais une ville qui n’ait point de sanctuaire et point de divinité “, assénait Plutarque. Certes, c’est un vieux monsieur grec du I er siècle chrétien. Mais Jean-Pierre Vernant, historien, ajouta depuis qu’il n’y a ” pas d’exemples de groupes humains sans religion “.
A considérer la lutte d’influence que se livrent sur à peu près le même espace la spiritualité et la philosophie, le sujet paraît loin d’être épuisé. La liberté absolue n’existe pas, même en temps de guerre. Les lois limitent l’exercice des libertés aux troubles de la vie commune dans l’espace public. Elles n’exonèrent ni l’Etat ni les collectivités de leurs obligations d’égalité. Puisque l’impôt, qui est la contribution aux charges communes, ne distingue ni l’origine ni la croyance, l’égale dignité dans l’exercice du culte devient un attribut de citoyenneté.
C’est le maréchal Lyautey qui inaugura la pose de la première pierre de la Grande Mosquée de Paris en octobre 1922. Et c’est sur le rapport d’Edouard Herriot, qui fut sénateur, député, ministre, président du conseil et président du Parti radical-socialiste, que le Parlement se prononça à l’unanimité en juin 1920 pour la création à Paris d’un Institut musulman, que le sultan turc Abdul Hamid voulait financer, mais que le gouvernement français décida de prendre à sa charge. Et naquit la Grande Mosquée de Paris, monument d’architecture, d’art, d’histoire et de civilisation, lieu de culte et de culture, érigé en hommage à l’engagement en 1914-1918 à Verdun, en Alsace, au Chemin des Dames, dans la bataille de la Marne de plus de 100 000 musulmans des colonies africaines et maghrébines. Lyautey avait beau proclamer que ” les tours de Notre-Dame ne seront pas jalouses des prières qui s’élèveront des minarets “, c’est parce que cette Grande Mosquée est autant, sinon davantage, un lieu de culture que de culte qu’elle se dressa alors et accueille encore des milliers de fidèles et de visiteurs.
Et si la culture et les civilisations occupaient à nouveau leur place, la religion n’accaparerait plus que les âmes, moins les esprits et à peine l’espace du débat public. Mais ceux qui font semblant de s’apitoyer sur les rues fermées le vendredi retomberont bien vite dans les atermoiements, les démagogies, les esquives, le silence sur les vrais sujets comme la religion qui sert de substitut au lien social, ce que Mirabeau croyait impossible, ou la source des financements de lieux de culte et d’associations. L’égalité commande que soient apportées des réponses durables, sinon définitives, à ce besoin spirituel, culturel et social qui ne nous habite pas tous mais entraîne tant de personnes à manifester publiquement leurs croyances dans les églises, les caves ou la rue.
Et si l’instituteur n’est pas affaibli par le curé, la transmission du savoir et des connaissances, le développement de l’esprit critique feront un sort aux déterminismes et aux aliénations, conféreront de plus larges choix à chacun, pétriront une génération de liberté et de responsabilité. En attendant, malgré la tentation simpliste et électoralement gratifiante de pourfendre cet autre si visiblement différent, l’enjeu est de faire société en cassant ces parois invisibles mais étanches qui séparent les France, celle de l’islam, celle des ghettos, celle des banlieues, celle des villes rendues impersonnelles, celle d’une ruralité désorientée, et même celle des égoïsmes et des peurs qui sont l’expression d’une insécurité sociale et identitaire produite par des politiques publiques dévastatrices.
La laïcité de ce XXIe siècle naissant ne se réduit pas à la chasse au culte dans la rue. Celle de la fin du XIXe siècle déjà, pourchassait le clergé plutôt que le culte, le pouvoir plutôt que la croyance. L’exigence qui a inspiré la loi de 1905 n’est pas obsolète : arracher les institutions publiques aux influences partiales. Ces influences étaient alors confessionnelles.
Depuis, elles le sont redevenues, elles sont aussi férocement financières avec ces bienfaiteurs fiscalement privilégiés, subtilement économiques avec ces milieux d’affaires qui dînent à la table officielle puis émargent aux marchés publics, et même tortueusement partisanes par les pantouflages et nominations discrétionnaires. Des institutions publiques neutres mais résolument républicaines, traitant chacun dans le respect de sa citoyenneté, donc de ses droits constitutionnels, et tissant, retissant obstinément le lien social, tel doit être notre credo laïque.
Christiane Taubira
Députée (PRG) de Guyane
Source : Le Monde daté du 21 décembre 2010