“Indignez-vous !”, un cri qui porte loin
“En quarante ans de vie de libraire, je n’ai jamais vu un tel phénomène!” Jean-Marie Sevestre, le patron de Sauramps, la grande librairie du centre de Montpellier, n’en revient pas. Depuis le 1er décembre 2010, il a vendu 8 500 exemplaires d’Indignez-vous !, la brochure de Stéphane Hessel (Indigène, 32 p., 3 euros). “C’est de la folie. Le 24 décembre, certains clients en ont acheté cinq ou dix pour les offrir. Je pensais que ça allait se calmer après Noël, mais non : depuis, on en vend encore 400 par jour !”
Ce que décrit Jean-Marie Sevestre, les statistiques à l’échelle nationale le confirment. Selon la base de données Datalib, qui réunit environ 200 librairies indépendantes, Indignez-vous ! est non seulement en tête des ventes, avec 80 000 exemplaires écoulés en décembre, mais il devance de très loin le reste du peloton : en deuxième position, Michel Houellebecq, lauréat du prix Goncourt, n’a vendu, au cours de la même période, que 9 500 exemplaires de La Carte et le Territoire (Flammarion).
Depuis sa parution, le 20 octobre, Indignez-vous ! a déjà été vendu à 450 000 exemplaires, avec notamment de très fortes percées dans le Midi toulousain et en Bretagne, selon Sylvie Crossman, l’éditrice de Stéphane Hessel. Cette ex-journaliste, qui fut notamment correspondante du Monde à Los Angeles et à Sydney, n’est pas habituée à de tels chiffres. Indigène, la petite maison qu’elle a fondée, en 1996, avec son compagnon, Jean-Pierre Barou, un ex-militant de la Gauche prolétarienne passé par les éditions du Seuil, était jusque-là coutumière des tirages confidentiels.
Créé dans le but de “favoriser le dialogue entre nos sociétés et les sociétés dites “premières””, Indigène a lancé, en 2009, une nouvelle collection, “Ceux qui marchent contre le vent”, destinée à abriter des “textes militants en faveur d’une révolution des consciences”. Septième titre de cette collection, Indignez-vous ! a d’abord été tiré à 8 000 exemplaires. “Nous en sommes aujourd’hui à 650 000”, explique Sylvie Crossman, qui a cédé les droits en Italie, et s’apprête à les vendre en Grèce, en Angleterre, en Pologne et aux Etats-Unis.
“INSURRECTION PACIFIQUE”
Comment expliquer un tel succès ? D’abord quelques mots de l’objet. Etabli par les deux éditeurs à partir de trois conversations d’une heure et demie qui se sont tenues, au printemps 2010, au domicile parisien de Stéphane Hessel, ce texte qui se lit en un quart d’heure se présente à la fois comme un constat, un programme et un discours de la méthode.
Le constat tient en une phrase : “Dans ce monde, il y a des choses insupportables.” L’inventaire est vaste. Il va du national au global, Hessel s’insurgeant d’abord contre “cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, (…) où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale (…), où les médias sont entre les mains des nantis”, avant de dénoncer “l’immense écart qui existe entre les très pauvres et les très riches et qui ne cesse de s’accroître”, les atteintes aux droits de l’homme et les menaces qui pèsent sur l’état de la planète.
Le programme, quant à lui, s’articule autour de deux textes. Il s’agit d’abord des mesures adoptées, en 1944, par le Conseil national de la Résistance, qui préconisait “l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale”. Il s’agit ensuite de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), à la rédaction de laquelle Stéphane Hessel a participé comme chef de cabinet d’Henri Laugier, alors secrétaire général adjoint de l’ONU.
Reste le discours de la méthode. Sur ce point, l’horizon référentiel de Stéphane Hessel est plus complexe qu’il n’y paraît. Stigmatisant “l’indifférence” comme “la pire des attitudes”, Stéphane Hessel vante les mérites de “l’engagement”. Mais lequel ? Le texte, ici, est assez ambivalent.
D’un côté, dans le sillage de Martin Luther King ou de Nelson Mandela, l’auteur se fait le chantre de la “non-violence”. Convaincu de la “capacité des sociétés modernes à dépasser les conflits par une compréhension mutuelle et une patience vigilante”, il plaide pour une “insurrection pacifique”, une notion présente dans l’appel du 8 mars 2004 qu’il cosigna avec d’autres anciens résistants, comme Lucie et Raymond Aubrac, Daniel Cordier, Maurice Kriegel-Valrimont, Germaine Tillion et Jean-Pierre Vernant. D’un autre côté, Hessel ne condamne pas en bloc toute forme de violence. Se référant, ici, à Jean-Paul Sartre, il affirme ainsi que, si “on ne peut pas excuser les terroristes qui jettent des bombes”, on peut du moins les “comprendre”. A l’appui de sa thèse, l’auteur cite le cas des Palestiniens : “Il faut reconnaître que lorsque l’on est occupé avec des moyens militaires supérieurs aux vôtres, la réaction populaire ne peut pas être que non violente.”
CONJONCTURE FAVORABLE
Hessel, on le voit, brasse large. A l’exception de sa position déjà connue depuis longtemps sur le Proche-Orient, et contre laquelle s’est notamment élevé le politologue Pierre-André Taguieff, les causes qu’il défend, comme les textes auxquels il se réfère, sont on ne peut plus consensuels. Telle est sans doute l’une des clés du succès. Une autre tient à l’auteur : né en Allemagne, en 1917, et installé en France depuis 1924, il est l’incarnation parfaite de “l’homme européen” ; rallié au général de Gaulle, dès 1941, puis déporté à Buchenwald et à Dora, il suscite l’admiration des héros et l’empathie des victimes ; normalien féru de poésie et diplomate rompu aux négociations multilatérales, il cultive une double image de pragmatisme et d’idéalisme, propre à séduire les romantiques et à rassurer les réalistes.
Paré de l’aura dont jouissent les derniers témoins de la geste résistante – ce qu’illustre notamment le succès des Mémoires de Daniel Cordier (Alias Caracalla, Gallimard, 2009) -, Hessel bénéficie enfin d’une conjoncture favorable. “Ce livre n’aurait pas eu de sens il y a dix ans, nous explique-t-il de sa voix ronde au timbre inimitable. En 2000, on sortait d’une décennie admirable : après la chute du mur de Berlin, il y a eu cinq grandes conférences mondiales – à Rio sur l’environnement, à Vienne sur les droits de l’homme, à Pékin sur les femmes, à Copenhague sur l’intégration sociale et à New York sur les Objectifs de développement du millénaire – qui nous permettaient d’aborder le XXIe siècle avec confiance. Depuis, on est sur une pente descendante, avec le 11-Septembre, la guerre contre le terrorisme, huit ans de Bush, puis la crise financière, avec, au final, le sentiment qu’aucun gouvernement n’est capable de résoudre les problèmes.”
Coïncidant avec le succès du Manifeste des économistes atterrés (Les liens qui libèrent, 70 p., 5,50 euros), un autre petit texte qui se classe au quatrième rang des meilleures ventes en librairie, en décembre, selon Datalib, Indignez-vous ! est, d’après son éditrice, “arrivé à point nommé, en touchant un sentiment de désarroi redoublé par l’adoption de la réforme des retraites”. D’un côté des économistes “atterrés”, de l’autre un vieux sage “indigné” qui attend de sa “toute petite brochure” qu’elle incite “les gens, et surtout les jeunes qui ont tendance à se désengager, à prendre leur destinée en main” : décidément, la colère se vend très bien.
Seize mois avant l’élection présidentielle, cela ne constitue sans doute pas un programme de gouvernement. Mais à coup sûr un sérieux avertissement.
Thomas Wieder – 31.12.10
Source :
http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2010/12/31/indignez-vous-un-cri-qui-porte-loin_1459550_3224.html
Article paru dans Le Monde, édition du 02.01.11