Alain Touraine, sociologue : « La mondialisation a fait disparaître le social. On l’a remplacé par l’humanitaire »
LE MONDE BOUGE – Qui arrêtera la finance, cette machine folle qui détruit nos sociétés occidentales ? Pour le philosophe, il appartient à chacun de se révolter pour sauver la démocratie.
Depuis près d’un demi-siècle, il est un des penseurs majeurs des mouvements sociaux. Deux ans avant Mai 68 (La Conscience ouvrière), il analysait les capacités d’action de ce qu’on pouvait encore appeler la classe ouvrière. Puis il s’est penché sur le mouvement antinucléaire, la démocratisation en Amérique latine, la Pologne communiste avec Solidarnosc… Aujourd’hui, écrit Alain Touraine, la mondialisation et l’empire de la finance ont détruit la société occidentale. D’où le « silence des victimes » devant le « gangstérisme financier ». Peut-on espérer l’émergence de nouvelles forces pour lui résister ?
Quel peut être l’apport d’un sociologue à l’analyse d’une crise largement étudiée par les économistes ?
Ils l’ont étudiée, mais ils ne l’avaient pas prévue, à deux ou trois exceptions près ! Avant 2007, de grands personnages de la pensée libérale américaine, comme le Prix Nobel Robert Lucas, évoquaient même la crise de 1929 pour dire : « Une telle crise n’est plus pensable ! » Certes, en injectant dès 2008 deux mille milliards de dollars dans la machine, les gouvernements ont empêché que cette crise ne devienne mondiale, elle est restée occidentale. Mais ces sommes gigantesques n’ont permis que la reconstitution rapide des profits des banques. Prenons la France : nous étions descendus à 7 % de chômeurs, nous sommes à 10 %. Pour le sociologue que je suis, il y a plus grave, c’est le taux de pauvreté, car on peut avoir du travail et être pauvre.
Or tous les pays occidentaux ont entre 15 % et 25 % de pauvres.
Certains disent pourtant qu’on est en train de sortir de la crise, Wall Street est euphorique…
C’est se moquer du monde ! Les déficits publics et les dettes des pays occidentaux font que les générations à venir vivront moins bien. L’Angleterre a un déficit budgétaire de 11 %, les Etats-Unis sont le pays le plus endetté du monde. Partout, la crise est profonde, durable. Et qu’a-t-on fait depuis trois ans ? Rien ! Le seul secteur qui se soit redressé, c’est le secteur financier. Tous les patrons des fonds spéculatifs continuent de gagner entre un et deux milliards de dollars chaque année.
Pourtant, les peuples ne se révoltent pas contre la finance. Vous parlez du « silence des victimes »…
Non seulement ils ne se révoltent pas, mais ils en redemandent parfois. La population anglaise a voté pour les conservateurs, dont la seule préoccupation est de reconstruire la City, la machine à fric. Et c’est pour la City, qui a ruiné leur pays, que les Anglais se serrent la ceinture.
Comment expliquez-vous ce vote ?
L’Angleterre, qui n’a plus d’autre industrie que la finance, a ce fantasme qu’elle peut retrouver la richesse par la finance. Aujourd’hui, dans les pays occidentaux, si vous voulez gagner de l’argent, ne soyez pas ingénieur ni entrepreneur, soyez financier ou juriste. Les pays européens ont voulu la désindustrialisation : le travail ouvrier, c’est fini, ce sont de vieilles conneries !
Et on fait quoi ? Du jeu spéculatif. J’investis dans de bons logiciels, je fais des équations très simples. Grâce aux moyens de communication modernes, je connais en temps réel le prix du blé ou du café ici et là. Eh bien je fais, en temps réel, des transferts de blé ou de café purement fictifs.
La finance n’est-elle pas l’artifice de l’Occident pour masquer son déclin, sa perte de compétitivité dans la mondialisation ?
La finance coule l’Occident ! Si vous ne produisez pas et que vous vous endettez, ça ne dure pas éternellement. On assiste à la fin d’une période de domination occidentale qui aura duré deux cent cinquante ans. L’Occident avait construit son modèle sur la conquête de l’extérieur, grâce à une formidable concentration des ressources, et au prix de tensions, de conflits, de contradictions. Cela a été la domination coloniale, les conditions de travail et de misère décrites par Engels, Dickens, Zola, mais aussi le mouvement ouvrier sous toutes ses formes, qui a renversé le pouvoir industriel absolu. On est ainsi, après la guerre, parvenu à notre âge d’or, les Trente Glorieuses : un meilleur partage de la richesse et la construction des systèmes de protection sociale. Or, aujourd’hui, nous n’avons plus de modèle social. L’Europe est entièrement à droite – hormis Zapatero, dont chacun sait qu’en cas d’élections il tomberait. Les syndicats, la sécurité sociale, les services publics, tout ça est remplacé par l’argent, le simple argent…
Pourquoi les peuples européens votent-ils à droite ?
Les classes moyennes, qui n’ont cessé de perdre du terrain, sont tentées de dire : c’est la faute aux charges sociales. Si on aidait moins les classes populaires, on s’en tirerait mieux. Leur déclassement les conduit plutôt à droite car nous vivons dans un monde où le sens normatif des conduites a disparu. Les conduites ont un objectif purement instrumental : la spéculation dans l’ordre économique comme la pornographie dans l’ordre privé se définissent par l’absence d’objectifs, en termes de normes, de valeurs, de contenu culturel.
L’Occident est donc mal en point ?
Nous sommes devant un choix : ou l’on vit dans un monde de consommation au sens le plus fort du terme, de non-production, et ça dure ce que ça dure, car nous ne sommes plus en mesure d’exploiter le reste du monde, et l’Afrique et l’Amérique latine ont une alternative, la Chine. Ou bien on invente un nouveau type de société, ce qui est très compliqué. Les instruments d’intervention – syndicats, tribunaux, gouvernements…- ont tous été forgés dans un cadre national. L’économie mondialisée a rompu les amarres : personne, aucun gouvernement, aucune institution, ne peut agir sur elle. Et l’on voit bien que la politique des entreprises consiste à se protéger des tempêtes en exposant les travailleurs en première ligne…
Vous parlez de « société post-sociale » ?
Oui, la mondialisation a fait disparaître le social. Le social, c’est quoi ? Une manière d’utiliser des ressources matérielles pour en faire des formes d’organisation – écoles, hôpitaux, etc. Ces institutions détruites, on les remplace par de la compassion ou de l’humanitaire, qui ne sont pas à la hauteur des problèmes posés. Puisque l’économie est au-dessus de la société, libérée de toute contrainte sociale, qui peut s’opposer au triomphe de l’argent ? Ce ne peut être une force sociale. Les sociaux-démocrates sont liquidés partout. Même la Suède n’est plus sociale-démocrate depuis six ans, l’extrême droite fait partie de la majorité gouvernementale. On voit de grands mouvements xénophobes en Norvège, en Hollande, en Belgique flamande, en Autriche… Que peut-on construire pour résister à ce tsunami financier ? Sur quelles forces non sociales peut-on compter ? J’en vois deux : tout d’abord ce phénomène extraordinaire de l’écologie. Nous avons vécu avec l’idée des philosophes Descartes et Bacon qu’il fallait dominer la nature.
Maintenant, nous disent les écologistes, il faut gérer les rapports nature et culture, et donc imposer des limites à l’économie. Ces limites ne sont pas sociales, elles sont vitales.
Pourquoi l’écologie est-elle une force non sociale ?
Parce que c’est une question de vie ou de mort, donc de nature : vous produisez du carbone, vous faites monter la température, vous faites fondre les glaciers… et le Bangladesh se retrouve sous l’eau. Cette question vitale entraîne d’ailleurs sur le plan idéologique un retour à des pensées religieuses, des pensées de l’univers : le bouddhisme, c’est faire le vide du social en soi, de façon à n’être que soi dans sa relation à l’univers. Cette vision « universaliste » avance, pour le meilleur et pour le pire.
Quelle est la deuxième force non sociale sur laquelle on peut compter ?
L’individu ! L’individu peut certes privilégier la recherche de l’argent, du plaisir, du jeu, mais aussi la recherche des droits. Hannah Arendt disait que l’espèce humaine est celle « qui a le droit d’avoir des droits ». Le monde des lois s’écroule, mais le monde des droits se renforce. De plus en plus, nous considérons qu’un être humain a des droits, que nous associons au mot de « dignité ». Les gens disent : « Je veux qu’on respecte ma dignité. » L’autre mot employé partout, c’est le mot « humiliation ». « Je ne veux pas être humilié, je ne veux pas qu’on me jette dehors. » On assiste donc à cette formidable montée de forces non plus sociales mais morales.
Comment ce monde d’idées, de morale, de culture, peut-il se traduire politiquement ?
La question essentielle, qui demande de l’imagination, c’est : comment recréer de l’esprit démocratique ? L’homme qui nous aide le plus, c’est l’économiste indien Amartya Sen. Pour lui, il ne faut plus partir d’en haut, mais évaluer la capacité concrète qu’a chaque individu d’atteindre certains objectifs : l’éducation, la santé, la mobilité sociale… Ce qui définit un mouvement démocratique, c’est sa capacité à « fabriquer de l’acteur », à faire que les gens soient actifs. A fabriquer de la citoyenneté.
Cette démocratie « par le bas » peut-elle advenir partout ?
Il est tentant de dire que l’Amérique, libérale et individualiste, est bien préparée à faire vivre ces grands principes des droits de l’individu… Mais il est primordial que ce renouveau démocratique apparaisse partout. Ne retombons pas dans l’erreur de beaucoup d’Européens qui a consisté à dire : « Nous sommes l’universel, vous êtes le particulier. »
Au dernier Comité central du parti communiste chinois, le numéro deux a dit : notre modèle ne doit plus être proprement chinois, il faut le faire reposer sur des valeurs universelles.
Lorsque vous opposez à la mondialisation ce que vous appelez « le sujet porteur de droits », vous semblez dire que l’indignation, la révolte, est d’abord une décision individuelle avant d’être collective?
Absolument. Et s’il y a une idée occidentale, c’est bien celle-là ! Max Weber parlait, au début du XXe siècle, de l’éthique de la conviction. L’homme de Tian’anmen allongé devant un tank, qui restera un des grands symboles de ce siècle passé, c’est la conscience nue face à la force nue. Ce n’est pas un groupe, il est là, lui tout seul, même s’il s’inscrit dans une action collective.
Vous dites que pour reconstruire un ensemble social, il faut une conscience de l’adversaire, une conscience de soi et une bonne perception de l’enjeu. La perception de l’« enjeu », n’est-ce pas le plus compliqué ?
Je ne crois pas. Pour le monde dominant, l’enjeu, c’est la consommation individuelle. Les opposants à ce monde doivent eux aussi faire appel à l’individu, mais pas à l’individu des biens : à l’individu des droits. L’enjeu est bien de créer une société d’individus. D’ailleurs, de quoi discutent les sociologues aujourd’hui pour l’essentiel ? De la façon dont on peut combiner la diversité culturelle avec le maintien des principes universels, dont on peut vivre ensemble égaux et différents. C’est ce droit d’être singulier qui est démoli par la consommation de masse d’un côté, le communautarisme de l’autre.
Comment transformer un principe universel – le sujet et ses droits – en forme d’organisation sociale ?
Il faut que soit toujours, partout, pris le parti du plus faible… Difficile d’être contre, non ? Jésus-Christ en a parlé abondamment. C’est cela l’universalisme : si vous reconnaissez les droits du plus faible, vous reconnaissez les droits de tous. Cela s’inscrit dans la grande tradition européenne – de la Déclaration des droits de l’homme au mouvement ouvrier -, mais aussi dans la lutte de Gandhi contre les castes…
Iriez-vous jusqu’à dire qu’il y a une faillite morale des démocraties?
La pensée venue du mouvement ouvrier, syndical, éducatif, coopératif, municipal, a certes ébranlé les sociétés industrielles et connu des résultats formidables. Mais tout cela est mort avec l’URSS – jamais je n’oublierai que le stalinisme a détruit le mouvement ouvrier – et les mutations de la main-d’oeuvre. Maintenant, pouvez-vous me citer un mot d’importance prononcé par le parti socialiste français depuis trente ans ? Le seul acte de la gauche française, même si c’est une grande chose, a été l’abolition de la peine de mort. C’est pour des causes morales que les Français considèrent que Robert Badinter est, avec Simone Veil, une des deux grandes personnalités françaises.
Le changement ne peut venir que de personnalités exemplaires ?
Cela a toujours été comme ça. Un « militant », c’est une personnalité exemplaire. J’en ai connu, dans la première partie de ma vie, quand je travaillais en milieu ouvrier, de ces militants qui étaient peut-être des staliniens à couper au couteau, mais de grandes personnalités, avec le sentiment de l’exemplarité, de l’engagement au service de tous.
Mais des militants sans structure sociale peuvent-ils créer un mouvement collectif ?
Le mouvement italien Popolo Viola est parti d’Internet : un jeune sociologue, avec quelques amis, a réussi à mettre dans la rue un million de personnes, alors que la gauche italienne n’était pas fichue d’en mettre vingt fois moins ! Les petites communautés utopiques, exemplaires, plus culturelles que sociales, pas animées par la défense d’intérêts spécifiques, ont un rôle important à jouer. Vous ne pouvez plus dire : je parle au nom de Dieu, de l’Histoire, du Progrès, de la Nation, de la Science. La seule chose que vous puissiez dire, c’est : je parle au nom de la survie de la Terre et je parle au nom de la défense des droits humains universels.
Craignez-vous que de la relative apathie actuelle puisse sortir de la violence ?
Absolument. La crise économique n’a pas fini d’aggraver la crise sociale. On risque d’avoir affaire à des mouvements qui sont le contraire de mouvements sociaux, des mouvements de repli sans autre orientation possible que la violence. Et ça serait en France du tout cuit pour Nicolas Sarkozy. Rappelez-vous la fin de 68 et le triomphe écrasant du gaullisme aux élections gagnées sur la peur. Le seul argument aujourd’hui qui puisse faire gagner le président actuel, c’est la peur d’un désordre que la gauche serait incapable de contrôler…
Propos recueillis par Vincent Remy
Télérama n° 3182 du 5 janvier 2011
A LIRE : « Après la crise », d’Alain Touraine, aux éd. du Seuil, 200 p., 18 €.
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