Edgar Morin, une voie pour éviter le désastre annoncé
Entretien avec l’ancien résistant et philosophe qui, dans son livre « La Voie »*, dresse un constat sévère des maux contemporains.
A 89 ans, Edgar Morin continue de produire une réflexion riche et tournée vers l’avenir. Cet ancien résistant, ex-communiste, sociologue et philosophe, à qui, sans le savoir, Nicolas Sarkozy empruntait il y a quelques années le concept de « politique de civilisation », vient de produire un nouvel ouvrage, « La Voie »*, dans laquelle il fait à la fois un constat sévère et angoissant des maux de notre époque, et tente de donner quelques pistes pour l’avenir. Entretien avec Rue89.
Rue89 : Nous avons été frappés par votre pessimisme en lisant votre livre. Vous prédisez une catastrophe de l’humanité tout en disant que le pire n’est jamais sûr. La note d’espoir de la fin s’adresse à ceux qui survivront au cataclysme…
Edgar Morin : Ecrire 300 pages de propositions pour l’avenir n’est pas pessimiste. Si j’avais été pessimiste, j’aurais été Cioran, j’aurais écrit quelques maximes disant « tout est foutu ».
Je me place d’un point de vue qui est celui de la distinction entre le probable de l’improbable. Le probable, pour un observateur donné dans un lieu donné, consiste à se projeter dans le futur à partir des meilleures informations dont il dispose sur son temps.
Evidemment, si je projette dans le futur le cours actuel du devenir de la planète, il est extrêmement inquiétant. Pourquoi ?
Non seulement il y a la dégradation de la biosphère, la propagation de l’arme nucléaire mais il y a aussi une double crise : crise des civilisations traditionnelles sous le coup du développement et de la mondialisation, qui n’est rien d’autre que l’occidentalisation, et crise de notre civilisation occidentale qui produit ce devenir accéléré où la science et la technique ne sont pas contrôlées et où le profit est déchaîné.
La mort de l’hydre du totalitarisme communiste a provoqué le réveil de l’hydre du fanatisme religieux et la surexcitation de l’hydre du capital financier.
Ces processus semblent nous mener vers des catastrophes dont on ne sait pas si elles vont se succéder ou se combiner. Tous ces processus, c’est le probable.
Seulement, l’expérience de l’histoire nous montre que l’improbable bénéfique arrive. L’exemple formidable du monde méditerranéen cinq siècles avant notre ère : comment une petite cité minable, Athènes, a-t-elle pu résister deux fois à un gigantesque empire et donner naissance à la démocratie ?
J’ai vécu autre chose. En l’automne 1941, après avoir quasi détruit les armées soviétiques qu’il avait rencontrées, Hitler était arrivé aux portes de Leningrad et de Moscou. Or à Moscou, un hiver très précoce a congelé l’armée allemande. Les soviétiques étaient déjà partis de l’autre côté de l’Oural.
L’histoire aurait pu être différente si Hitler avait déclenché son offensive en mai comme il l’avait voulu et non pas en juin après que Mussolini lui eut demandé de l’aide, ou si Staline n’avait pas appris que le Japon n’attaquerait pas la Sibérie, ce qui lui a permis de nommer Joukov général sur le front du Moscou.
Le 5 décembre, la première contre-offensive soviétique a libéré Moscou sur 200 kilomètres et deux jours plus tard, les Américains sont entrés en guerre. Voilà un improbable qui se transforme en probable.
Aujourd’hui, quel est le nouvel improbable ? La vitalité de ce l’on appelle la société civile, une créativité porteuse d’avenir. En France, l’économie sociale et solidaire prend un nouvel essor, l’agriculture biologique et fermière, des solutions écologiques, des métiers de solidarité… Ce matin, j’ai reçu un document par e-mail sur l’agriculture urbaine.
Au Brésil où je vais souvent, des initiatives formidables transforment actuellement un bidonville voué à la délinquance et à la misère en organisation salvatrice pour les jeunes.
Beaucoup de choses se créent. Le monde grouille d’initiatives de vouloir vivre. Faisons en sorte que ces initiatives se connaissent et se croisent ! La grande difficulté est là, car nous sommes emportés à toute vitesse dans cette course vers les désastres, sans avoir conscience de cela.
La crise intellectuelle est peut-être la pire parce que nous continuons à penser que la croissance va résoudre tous les maux alors que la croissance infinie et accélérée nous projette dans un monde fini qui la rendrait impossible.
Il n’y a pas de pensée suffisamment complexe pour traiter cela ; notre éducation donne de très bons spécialistes mais ils sont incapables de transmettre leur spécialité aux autres. Or, il faut des réformes solidaires. Tout ceci montre la difficulté pour nous à changer de voie.
Mais l’humanité a changé souvent de voies. Comment se fait-il que le Bouddha, le prince Sakyamuni, qui réfléchit sur la souffrance, élabore sa conception de la vérité qui va devenir une religion ? Comment se fait-il que ce petit chaman juif, dissident et crucifié, donne grâce à Paul cette religion universaliste qu’est le christianisme ? Que Mohamed, chassé de la Mecque, soit à la source d’une gigantesque religion ?
Vous pensez qu’il faut un nouveau prophète ?
Non… mais il faut certainement des nouveaux penseurs. Il ne faut pas oublier que les socialistes, Marx, Proudhon, étaient considérés comme des farfelus, ignorés et méprisés par l’intelligentsia de l’époque. C’est à partir de la fin du XIXe que naissent le Parti socialiste démocrate allemand, le socialisme réformiste, le communisme léninisme, etc. et qu’ils se développent comme des forces politiques formidables.
Même sur le plan de l’histoire, le capitalisme s’est développé comme un parasite de luxe du monde féodal. La monarchie luttait contre les féodaux, le monde bourgeois et capitaliste a donc pu se développer. L’histoire a changé de sens, c’est un facteur d’optimisme.
Je suis parti de l’idée que tout est à réformer et que toutes les réformes sont solidaires. Je suis obligé de le penser puisqu’une révolution radicale comme celle de l’URSS ou même de Mao, qui ont pensé liquider totalement un système capitaliste et bourgeois, une structure sociale, économique et étatique, n’ont finalement pas réussi à le faire. Ils ont provoqué à long terme la victoire de l’ennemi qu’ils pensaient avoir liquidé : c’est-à-dire un système capitaliste pire que celui de 1917 et le retour de la religion triomphale en Russie et, en Chine, la victoire du capitalisme lié à l’esclavagisme d’Etat.
Ce que vous dites accentue le pessimisme puisqu’on constate un vide de la pensée. Aucune force politique à la veille de 2012 n’est porteuse de cette complexité.
Dans chaque domaine, il existe des exemples positifs, marginaux peut-être même… Mais toutes les grandes réformes et les révolutions ont débuté par ces expériences marginales.
Mais ce qui n’est pas pessimiste, c’est que je lie l’espérance à la désespérance. Plus les choses s’aggraveront, plus il y aura une prise de conscience. Hölderlin dit : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », c’est-à-dire qu’il y a des chances que soient provoquées les prises de conscience.
Vous savez, il faut dépasser la dualité optimiste-pessimiste. Je ne sais pas si je suis un « optipessimiste » ou un « pessimoptimiste ». Ce sont des catégories dans lesquelles il ne faut pas se laisser enfermer.
Que pensez-vous du succès du petit livre de Stéphane Hessel ?
La jeunesse d’esprit de Stéphane Hessel, sa vie très droite, la résistance, la déportation, sa fidélité au programme du Conseil de la résistance, son projet des droits de l’homme, la fondation pour aider des villages en Afrique…. C’est un humaniste planétaire !
Ce succès est quelque chose de très significatif, de très positif. Son petit livre a une fonction d’éveil mais il faut éviter le malentendu de se concentrer sur la notion d’indignation. Une indignation sans réflexion, c’est très dangereux. L’indignation n’est pas un signe de vérité, une indignation est vraie si elle est fondée sur une analyse. Evidemment, si vous prenez l’affaire Bettencourt, il y a de quoi s’indigner…
Ce livre est un déclic éveilleur qui va un peu au-delà de l’indignation. Il faut désormais dépasser ce stade pour un autre, celui de la pensée. Les journée de grève sur les retraites avaient un sens polyvalent, tous les mécontentements se cristallisaient. Il y avait un côté « éveil populaire ». Là aussi, le travail est énorme. Pourquoi ? A cause de la crise, de la stérilité du PS, du côté fermé ou sectaire des petits partis de gauche…en dépit de l’intérêt de l’écologie politique.
Nous sommes face à une crise de la pensée politique. Moi qui essaye de faire une injection de la pensée en politique, je constate mon échec total ! La chose est plus grave parce que je vois la mort lente du peuple de gauche et du peuple républicain.
Au début du XXe siècle, les instituteurs et les enseignants étaient les porteurs des idées républicaines, des idées de la révolution « liberté, égalité, fraternité » ensuite reprises en charge par le Parti socialiste puis par les communistes dans les écoles de formation. Dans le monde intellectuel, l’intelligentsia était universaliste et porteuse des grandes idées…
Or, c’est fini : les enseignements sont pour la plupart recroquevillés sur des spécialités, on parle de Le Pen aux présidentielles, la situation est grave.
Mais là encore, peut-être peut-on régénérer ceci avec le message d’Hessel. Ou avec celui de Claude Alphandéry, sur l’économie sociale et solidaire qui apporte de nombreuses idées.
Ces idées que nous défendons ont été élaborées dans de petits groupes, avec le docteur Robin, etc. On ne va pas remplacer le capitalisme par un coup de baguette magique mais on peut refouler sa zone de domination absolue. Des idées de monnaie locale ont même été expérimentées. Les idées sont partout, j’ai recueilli dans mon livre les expériences des uns et des autres.
Vous parliez de la croissance qui reste le credo de la classe politique alors qu’elle est l’un des vecteurs de l’aggravation des crises. Etes-vous pour autant converti à la décroissance ?
Non ! Il faut combiner croissance et décroissance. Je suis contre cette pensée binaire qui n’arrive pas à sortir d’une contradiction. Il faut distinguer ce qui doit croître et ce qui doit décroître. Ce qui va croître, c’est évidemment l’économie verte, les énergies renouvelables, les métiers de solidarité, les services étonnamment sous-développés comme les services hospitaliers.
On voit très bien ce qui doit décroître, c’est ce gaspillage énergétique et polluant, cette course à la consommation effrénée, ces intoxications consommationnistes…
Tout un monde d’idées est là, ce qui manque c’est son entrée dans une force politique nouvelle.
En 2008, il y a eu cet emprunt de Nicolas Sarkozy à votre « politique de civilisation ». Que s’est-il passé ?
C’est un malentendu. Pendant ses vœux, Nicolas Sarkozy a parlé de « politique de civilisation ». Son conseiller, Henri Guaino, qui connaissait au moins le titre, a eu cette idée. Quelques journaux ont dit que j’avais été pillé. Dans Le Monde, j’ai dit que je ne savais pas ce que Nicolas Sarkozy entendais par là et j’ai expliqué ce que j’entendais par « politique de civilisation ».
Comme je n’avais pas été très agressif, j’ai été invité à rencontrer Nicolas Sarkozy à l’Elysée. Il m’a dit que pour lui la civilisation, c’était l’identité, la nation, etc. J’ai expliqué : « C’est lutter contres les maux de notre civilisation tout en sauvegardant ses aspects positifs. » La discussion a été cordiale.
Il s’est trouvé qu’en le quittant, je lui ai dit : « Je suis sûr que dans vos discours, vous êtes sincère les trois quarts du temps, ce qui vous permet le dernier quart de dire autre chose. » C’était une petite blague.
Le lendemain, un journaliste l’interpelle sur la « politique de civilisation » et lui a répondu : « J’ai reçu Edgar Morin hier. Il m’a assuré être d’accord avec les trois quarts de ma politique. » Je n’ai jamais vu autant de micros me solliciter après ça.
En France, j’ai eu une tribune assez importante pour que les gens comprennent que je n’étais pas devenu le féal de Sarkozy mais des amis me téléphonaient d’Italie et d’Espagne en me demandant : « Toi aussi, mon pauvre ami ? »
C’était après Kouchner, Amara… Remarquez, grâce à Sarkozy, le livre a été tiré à des milliers d’exemplaires. Ce qui est dommage, c’est que ça n’a pas eu d’influence du tout sur sa politique. Il n’avait pas compris.
Avez-vous des contacts avec avec des responsables de gauche ?
J’ai reçu le livre d’Arnaud Montebourg. Dans sa dédicace, il dit s’inspirer de certaines de mes idées. Si c’est vrai, je suis content. Ségolène Royal m’a défendu à l’époque du malentendu avec Sarkozy. Elle a montré un exemplaire du livre en disant que c’était ça la vraie politique de civilisation. Mais je n’ai pas de signe d’un renouveau de la pensée politique.
Vous défendez dans « La Voie » la démocratie participative, un concept de Royal.
Elle avait raison. Il y a des exemples au Brésil où la population examine certains budgets… Il doit y avoir je crois comme complément à la démocratie parlementaire et institutionnelle une démocratie de base qui puisse contrôler, voire décider de certains problèmes comme la construction d’un bout d’autoroute, l’installation d’une usine…
Je suis favorable à la démocratie participative mais je sais que ce n’est pas une solution magique. Le risque est que les populations les plus concernées en soit absentes, les vieux, les femmes, les jeunes, les immigrés…
Il y a aussi le risque que ces assemblées soient noyautées par des partis. Cette manie des petits partis trotskistes de toujours noyauter. Ils croient bien faire et en réalité, ils détruisent tout ! Voyez l’altermondialisme.
Souvent aussi, ce sont les forts en gueule qui jouent les rôles les plus importants et beaucoup se taisent. Il y a toute une éducation à faire sur la démocratie participative.
Si on amorce la pompe au renouveau citoyen, les choses peuvent se développer. Il faut créer des instituts où l’on enseigne aux citoyens les grands problèmes politiques. Comme il y a un dessèchement de la démocratie, la régénération de la démocratie compte.
Pourtant, la plus grande difficulté, c’est le désenchantement. Les vieilles générations ont cru à la révolution, au communisme, à la société dite industrielle, à la prospérité, à la fin des crises. Raymond Aron disait : « La société industrielle ferait la moins mauvaise société possible. » Il y avait des espoirs, le socialisme arabe, les révolutions… Tous ces espoirs se sont effondrés.
Au Brésil ou en Chine, cette croyance en la prospérité, la croissance, existent pourtant.
En Amérique latine, la gauche existe sous une forme plurielle. On doit dire les gauches. Lula, Kirchner, Bachelet, Correa… Pas Chavez, je ne dirais pas que c’est la gauche.
Le Brésil, ce grand pays qui a un grand potentiel industriel, met son avenir dans le développement, ce qui est dangereux pour l’Amazonie, etc. Bref, là aussi des modes de pensées sont introduits. Lula est partagé entre ceux qui disent qu’il faut sauvegarder l’Amazonie et ceux qui disent qu’il faut l’exploiter.
Correa ne veut pas exploiter les ressources de pétrole ; Morales en Bolivie reconstitue la société du « bien vivir », du « bien vivre », c’est-à-dire bien vivre avec la « pachamama », la terre mère. C’est tenter les symbioses entre les civilisations traditionnelles et les civilisations occidentales.
Les traditions apportent le rapport avec la nature, ces solidarités de famille, de voisinage, de village, le respect des vieilles générations ; les défauts, c’est souvent l’autoritarisme familial, le conservatisme. L’Occident apporte la démocratie, le droit des hommes et des femmes.
L’élément déclencheur de la popularité de Lula est la « bolsa familia », cette allocation famille pauvre pour permettre aux enfants d’aller à l’école et même pour avoir accès à la consommation. Cette idée commence à être étudiée au Maroc et ailleurs, c’est un moyen de lutter contre la pauvreté. C’est très bien. C’est un continent très vivant.
Mais en Chine, c’est une symbiose entre le capitalisme le plus terrible et l’autoritarisme le plus total ! Mais là aussi il y a des ferments : écologique, de liberté…
Nous parlions du désabusement. Pensez-vous qu’il est propre à l’Occident ou qu’il est global ?
C’est global. Je crois que la perte de la croyance en un progrès comme une voie historique est un des facteurs les plus importants de ce désabusement. Cette croyance, formulée par Condorcet, a été inoculée au monde entier. Or, on a perdu l’avenir. Le lendemain est incertitude, danger et angoisse. Lorsque le présent est angoissé, on reflue vers le passé, l’identité, la religion, d’où le réveil formidable des religions.
On a donné un prix, au jury du Monde dont je fais partie, à une Iranienne qui explique très bien comment une partie de l’intelligentsia de gauche a, après l’échec du Shah, soutenu Khomeiny. Une partie des nouvelles générations se convertit à l’intégrisme religieux dans les pays arabo-musulmans.
Regardez cette crise épouvantable en Tunisie : le régime s’est posé en rempart contre l’intégrisme et il a justifié la répression ainsi. Ils ont réussi à désintégrer les forces démocratiques qui existaient dans le pays. On se rend compte d’une situation tragique.
Vous savez, avec Stéphane Hessel et notre ami Claude Alphandéry, nous sommes des dinosaures. Avec Claude Alphandéry, nous étions résistants puis communistes puis nous nous sommes dégagés du communisme. Lui, malgré ses activités bancaires, n’a pas perdu ses aspirations.
Je l’ai connu après la Libération. Depuis, on s’est retrouvés souvent et on s’est rendu compte qu’on avait conservé nos aspirations, mais qu’on avait perdu nos illusions.
Certains se convertissent au cynisme…
Ou ils passent à droite ou au religieux.
Vous-même êtes un désabusé d’Obama ?
Non ! J’admire et je respecte Obama. L’état régressif du monde a provoqué l’échec de sa politique pour Israël et en Palestine, pour le reste du monde, l’Afghanistan… Il est un peu victime. Cet échec m’attriste mais je ne suis pas désabusé.
Ce que je crains, c’est le déchaînement d’une réaction américaine pire que celle de Bush. Quand on voit ces Tea Party, la réaction des républicains, c’est très inquiétant ! Le diagnostic de régression doit nous inciter à proposer un avenir. Pas un programme, un modèle de société… Non ! Il faut proposer une voie qui peut créer d’autres voies et cette voie peut créer la métamorphose. C’est le versant optimiste d’un constat pessimiste !
Vous dites que le désenchantement est la perte de la croyance au progrès. C’est proche du désenchantement lié à l’approche de sa propre mort…
Jamais il n’y a eu cette communauté de destin pour toute l’humanité, tous les humains ont les mêmes menaces mortelles, les mêmes problèmes de salut. La mondialisation est la pire et la meilleure des choses pour cela…
Le problème de la mort, je m’y suis intéressé dans « L’Homme et la mort ». Derrière cet intérêt, il y avait la mort de ma mère quand j’avais 10 ans, un événement atroce et absurde, puis mes amis proches morts fusillés ou déportés…
Bien sûr, vie et mort sont deux ennemis, mais la vie réussit à lutter contre la mort en s’aidant de la mort. Quand nous mangeons des animaux, nous les tuons. Nos cellules meurent sans arrêt et sont remplacées par des cellules jeunes. Cette dialectique permanente de la vie et de la mort où la mort triomphe à la fin sur des individus, voire sur la vie avec la mort du Soleil, cela ne fait que renforcer l’idée de l’importance du vivre.
On peut refouler les angoisses de mort par l’intensité de la vie, des forces de vie qui sont des forces d’amour, de poésie, d’art de communion. Il n’y a pas d’autre réponse donnée à la mort que celle de pouvoir vivre sa vie. Sauf pour ceux qui croient en une vie après la mort.
Vous insistez sur l’idée de la métamorphose, avec la parabole de la chenille et du papillon. Est-ce une version différente de la vie après la mort ?
Non. Après la mort, il y a soit la résurrection dans le christianisme ou l’islam, soit la réincarnation. Mon idée, c’est que quelque chose se passe sur Terre. Il n’y a pas seulement les nombreuses métamorphoses dans le monde animal, chez les batraciens, les insectes, mais aussi chez l’homme. Nous-mêmes, quand nous sommes fœtus, nous nous métamorphosons. Nous passons d’un état liquide à l’air.
Historiquement, l’humanité toute entière a connu la métamorphose ; des sociétés de chasseurs en quelques points du globe aux premières cités, l’agriculture, les grandes religions, les œuvres d’art, les techniques, la philosophie… Dès l’apparition des grands empires à aujourd’hui, ce sont de formidables métamorphoses.
Aujourd’hui, nous devons arriver à une métamorphose post-historique, à une civilisation planétaire dont on ne peut pas prévoir la forme. Je reste donc dans un univers très terrestre, pour ne pas dire terrien.
Est-ce que le conflit au Proche-Orient n’est pas le symbole des maux de la civilisation actuelle ?
Tout à fait. Il les porte même à son paroxysme. Deux nations se sont formées sur le même territoire, deux nationalismes se sont formés et ils tendent tous deux à prendre une coloration de plus en plus religieuse.
Beaucoup se demandent ce qu’est cette histoire face aux drames du Soudan… Ce n’est pas ainsi qu’il faut poser la question parce qu’elle considère des millions de musulmans, de juifs, de chrétiens à cause de Jérusalem. Je l’ai pensée comme une sorte de cancer, quelque chose qui produit des métastases : l’antijudaïsme dans le monde musulman se nourrit de l’antisémitisme occidental qui lui s’atténue au profit de l’anti-arabisme.
Cette histoire a aggravé la situation mondiale. Ce n’est pas le seul facteur du manichéisme et de l’intégrisme, mais c’est une dégradation générale, c’est sûr.
Nous retirons notre mot de pessimisme…
Il faut conjuguer optimisme et pessimisme. C’est cela la pensée complexe, c’est unir des notions qui se repoussent.
Zineb Dryef et Pierre Haski
Photo : Edgar Morin chez lui à Paris, en janvier 2011 (Audrey Cerdan/Rue89).
* La Voie, tome 1, Ed. Fayard, 1er Février 2010
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