Comment l’engagement pour la justice et la lecture de l’évangile se fécondent-ils mutuellement ?
Vous trouvez ici le texte de l’intervention de Gui Lauraire lors de l’Assemblée générale de NSAE
Vous pouvez aussi accéder au Bulletin de liaison n° 18 de NSAE dont il est extrait : BL n°18
La réflexion que je voudrais exprimer, sur le thème proposé, s’est élaborée à partir des expériences qui m’ont particulièrement marqué. J’en retiens trois :
1- Mes études à Leuven. C’était pendant le concile Vatican II. Plusieurs des professeurs étaient experts au concile, et certains y ont joué un grand rôle. Ils m’ont fait découvrir que, loin d’être une sorte de génération spontanée, cet événement d’Eglise était le fruit de recherches, d’initiatives vécues à la base depuis des décennies, à travers des courants divers : Action Catholique, catéchèse, liturgie, renouveau biblique, mouvements sociaux… Et tout cela s’était souvent heurté à une hiérarchie traditionnelle, à une curie centralisatrice peu avare de mises en garde et même de condamnations. Je suis, depuis lors, convaincu que toute avancée sérieuse, toute réforme profonde, dans l’Eglise comme dans la société, ne peuvent venir que de la base.
De plus, la méthode historique pratiquée à Leuven, m’a appris à situer toute prise de parole, toute prise de position, dans le contexte de leur époque. La prise au sérieux de l’histoire me semble être quelque chose de capital.
2 – Mon séjour dans le monde quechua et aymara du Pérou. J’ai trouvé là un peuple pauvre et marginalisé, mais de plus en plus conscientisé et organisé ; et une Eglise solidaire de ce peuple et reconnue par lui. Je dois beaucoup à l’expérience des communautés de base et à leur expression dans la théologie de la libération.
3 – L’accompagnement, pendant plus de dix ans, de l’aumônerie nationale des Gitans et des Gens du Voyage. Cela, dès mon retour du Pérou. Je me suis rendu compte que je trouvais là des points communs avec le monde que je venais de quitter. Comme les quechuas et aymaras, les tsiganes sont de culture orale ; comme eux, ils sont marginalisés, souvent méprisés. Mais ce qui peut apparaître comme obstacle peut aussi ouvrir un champ de possibles, permettre une vraie créativité. On y est en fait plus libre que dans la société dominante.
Je vais maintenant faire deux remarques portant sur les mots justice et évangile.
Quelle justice?
La charité ne serait qu’un mot vide de sens si elle ne se concrétisait pas dans l’engagement pour la justice. Sans entrer dans les distinctions entre les différentes formes de justice, il faut admettre que nous sommes là dans un domaine complexe, dans un combat qui ne peut se réduire à la recherche d’une plus grande égalité économique entre les hommes. Il faut viser une vraie justice sociale « selon laquelle le bien commun du groupe peut être participé par chacun de ses membres, à la mesure de ses besoins, dans un partage mettant en œuvre la solidarité. » (M.D.Chenu). Les orientations sociales de l’Eglise ont leur pertinence en ce domaine lorsqu’elles nous rappellent la destination universelle des biens et qu’elle donne comme critère décisif la préférence pour les pauvres. La lutte contre les injustices et l’engagement ferme pour la justice sont bien de très grande importance.
Mais, bibliquement, le mot justice a un sens que je dirais plutôt complémentaire que différent. Il s’agit d’ajustement, de correspondance à l’espérance de Dieu sur nous : être ajusté à la volonté de Dieu. En ce sens, ce devrait être un stimulant dans le combat pour la justice, car la justice humaine peut dévier : par exemple lorsqu’on la réduit à un ajustement à la loi, fut-elle la loi dite de Dieu. Ce qui fera dire à Jésus : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » (Mt 5,20)
Et un évêque du Bénin, Mgr Sastre, écrit: « ce que nous demandons, c’est ce que la justice exige ; puisque la terre appartient à tout le monde, que ceux qui sont dans le besoin puissent aussi devenir des hommes comme les autres Et la justice que nous poursuivons ne sera jamais une justice établie, mais exigence d’une justice toujours plus haute dans la sphère des Béatitudes.»
L’Evangile.
Je prends ce mot dans un sens large, qui englobe toute la Bible. Les quatre évangiles baignent dans une culture qui se nourrit de tout l’Ancien Testament. Mais, en même temps, ils sont marqués par la vie concrète des communautés auxquelles ils sont destinés ; ils sont loin d’être intemporels. Ils ont en commun de vouloir nous mettre en relation avec Celui dont ils témoignent : Jésus, de Nazareth en Galilée. De ce Jésus, ils nous donnent des approches différentes, et les autres textes du Nouveau Testament nous en donnent d’autres approches. On ne peut enfermer Jésus dans aucune ; il est toujours ailleurs. Il échappe à tout enfermement, à toute mainmise, et il est bon qu’il reste toujours un peu hors de nos prises. C’est pourtant en lui que nous avons la référence qui devrait être celle de tout croyant chrétien. S’il est quelqu’un qui le dit merveilleusement, c’est bien Jean de la Croix (La Montée du Carmel. 2, 20)
Après avoir rappelé que sous la loi ancienne on désirait légitimement visions et révélations, il ajoute : « Mais maintenant que la foi est fondée dans le Christ et que la loi évangélique est établie en cette ère de grâce, il n’y a plus lieu de consulter Dieu de cette manière, pour qu’il parle et réponde comme alors. Car en nous donnant son Fils ainsi qu’il l’a fait, lui qui est sa Parole dernière et définitive, Dieu nous a tout dit ensemble et en une fois, et il n’a plus rien à nous dire. … Concluez-en que désirer sous la nouvelle Loi visions ou révélations, ce n’est pas seulement faire une sottise, c’est offenser Dieu, puisque par là nos yeux ne sont pas uniquement fixés sur le Christ, sans chercher chose nouvelle. »
Il y a là une sérieuse et utile mise en garde, qui reioint d’ailleurs celle de Paul (1 Co 3, 11) : « Quant au fondement, nul ne peut en poser un autre que celui qui est en place : Jésus Christ. »
Mais attention : entre l’évangile et nous, il y a comme des écrans qui s’interposent et qui peuvent en rendre la compréhension difficile :
Un écran culturel. Il y a de la distance entre la culture dans laquelle le Nouveau est né et les cultures d’aujourd’hui.
Un écran intellectuel. Le travail des exégètes est indispensable. Mais une lecture savante n’est pas nécessairement la seule valable.
Un écran institutionnel. C’est sans doute le plus fort. La hiérarchie catholique n’est-elle pas allée jusqu’à s’attribuer le privilège d’être seule interprète autorisée?
Eh bien, il faut faire sauter les verrous, il faut se re-approprier ce qui est notre bien commun le plus précieux.
La bible est le livre d’un peuple. Presque tous les textes y sont anonymes parce qu’ils ont sans cesse été repris, repensés, remaniés. C’est l’œuvre d’un peuple relisant son histoire, adressée à un peuple voulant lui aussi relire son histoire. L’évangile, on le lit pour le vivre, sinon il n’est que lettre morte. N’oublions pas que la Parole (Dabar en hébreu) fait ce qu’elle dit ; elle est parole et acte, inséparablement. Aussi deux options me semblent nécessaires :
1- Le Père M.D. Chenu disait que « l’actualité de l’évangile passe par les questions des hommes d’aujourd’hui. » L’évangile est de toujours, mais il n’est actuel que s’il devient bonne nouvelle pour notre temps. Et c’est la tâche des chrétiens, la tâche de l’Eglise, de faire concrètement la preuve de l’actualité de l’évangile.
2- L’autre option est encore plus radicale. J’en laisse la formulation à Clodovis Boff (Echanges. Octobre 1985.) « Il existe un danger de se défendre de l’Evangile par une culture d’érudition exégétique, historique et sociologique, sans jamais se laisser blesser par l’épée de la Parole. Le problème sera toujours : qu’avons-nous compris de l’Evangile et le faisons-nous nôtre ? L’Evangile est Evangile seulement lorsqu’on le lit avec les yeux des pauvres et le cœur des enfants: c’est-à-dire en y croyant avec simplicité. »
Il serait temps d’entrer dans le vif du sujet … si nous n’y étions déjà! Et je voudrais l’introduire par un constat .. On parle beaucoup de crise dans l’Eglise comme dans la société. Nous savons que toute crise est incertitude et épreuve, mais aussi temps de décision et occasion de se manifester dans sa vérité profonde. La crise actuelle est bien sociale et culturelle, et pas seulement économique. Et à ce niveau-là, la civilisation occidentale et chrétienne semble n’avoir plus grand chose à dire. Elle est malade de ses contradictions, de ses progrès techniques mal maîtrisés, de l’absolutisation du marché – et du profit aux dépens de l’homme… Et pendant ce temps, les pauvres croissent en nombre et en conscience. Or nos Eglises avaient en quelque sorte assigné Dieu à demeure : on l’avait retiré des pauvres et de l’histoire. Les théologiens de la Libération ont heureusement mis cela en évidence (G. Alvarez Calderon en particulier).
Dans ce contexte, ce n’est pas un problème d’orthodoxie qui se pose pour les chrétiens, mais bien d’orthopraxie. Autrement dit, ce qui est en cause, ce n’est pas la foi elle-même, mais la pratique, la manière de vivre en cohérence avec ce qu’on dit croire, l’agir à la lumière du Christ. Or ce qui différentie le christianisme des autres religions nous appelle à l’action en ce monde. Le Règne que Jésus annonce et met en œuvre, c’est le monde nouveau qui vient s’insérer dans le monde présent pour le transformer. Et cela nous oblige à un déplacement par rapport à la perspective trop souvent présente d’une Eglise centrée sur elle-même, préoccupée d’elle-même et de son image.
1.- Qu’est-ce qui caractérise le Christianisme?
Deux affirmations caractérisent le christianisme et le différentient des autres religions, sans aucunement les déprécier :
– « Le Verbe s’est fait chair », la Parole de Dieu a planté sa tente parmi nous en la personne de Jésus.
– Le Dieu que nous fait connaître Jésus est relation, communion de personnes.
On peut, certes, chercher à préciser qui est réellement Jésus, comment il peut être homme et Dieu dans l’unité de sa personne ; on peut s’efforcer de rendre compte de son rapport au Père et à l’Esprit… Il s’agit là d’un travail théologique utile, voire indispensable. Mais faut-il vouloir tout rationaliser ? Ne faudrait-il pas, parfois, se tenir humblement disponible au Mystère ? Car le Mystère est affaire d’expérience plus que de discours, il est invitation à avancer, à aller toujours de l’avant. Alors, plus on s’y engage, plus s’ouvrent devant nous de nouveaux horizons.
L’Incarnation.
En son Verbe, Dieu prend corps, il entre en humanité, il se fait créature ; il vient expérimenter ce qu’il en est de vivre comme homme en ce monde. Dieu qui, déjà, se révélait dans l’histoire, entre de plain-pied dans l’histoire humaine.
C’est de Jésus que nous apprenons qui est vraiment Dieu. D’où l’importance de rejoindre au mieux sa pratique historique. Sans perdre de vue qu’on ne la rejoint réellement que dans la foi d’une communauté qui ancre en elle sa propre pratique historique. Il nous faut être attentifs à la particularité de Jésus : il n’est pas l’homme idéal et abstrait d’une certaine philosophie. Il est né situé en un temps, en un lieu, discrètement pareil aux pauvres, aux petits. Toute sa courte vie humaine a du poids ; elle lui a attiré assez d’inimitié pour qu’il meure condamné et exécuté par les pouvoirs en place, coalisés pour la circonstance.
L’attention à la particularité historique de Jésus est à relier à notre propre pratique. Partageant notre condition humaine avec ses tensions, ses contradictions… comment Jésus s’est-il situé en son temps par rapport à la réalité sociale, religieuse, idéologique ? En suivant ses traces dans l’Evangile, nous voyons qu’il n’hésite pas à intervenir de manière conflictuelle, jusqu’à le payer de sa vie. Mais nous pouvons aussi reconnaître en lui l’initiateur d’une certaine manière d’être et de vivre, à laquelle il nous invite à sa suite.
Incarnation: ça a une résonance de présence réelle à l’histoire, d’engagement réel et risqué dans une histoire de chair et de sang, comme un véritable corps à corps de Dieu avec nous.
La Trinité.
C’est dans la mesure où il s’est lié à notre histoire humaine que Dieu a manifesté son altérité, et s’est révélé Père, Fils, Esprit Saint. Sans l’incarnation, nous n’aurions jamais pensé un Dieu communion de personnes, un Dieu un dans la différence des personnes, un Dieu don permanent d’amour dans une pratique relationnelle. Et surtout, que cet amour, loin de s’enfermer dans cette relation trinitaire, était totale ouverture vers l’humanité et la création tout entière.
J’aime bien ce que propose J.L Segundo (Catéchisme pour aujourd’hui; Cerf et Desclée,1973)
« Le Père, Dieu avant nous, fondement de notre histoire.
Le Fils, Dieu avec nous, engagé dans notre histoire.
L’Esprit, Dieu en nous, au rythme de notre histoire ».
Si, comme le dit le titre d’un livre de H. de Lubac, « Dieu se dit dans l’histoire », alors déserter l’histoire, c’est manquer Dieu. Et cela confirme la pertinence de deux des grandes convictions de la Théologie de la Libération:
– Il n’y a qu’une seule histoire, celle de l’humanité, et c’est au cœur de cette histoire que jouent mystérieusement le péché, la grâce et le salut.
– La vie engagée est première. La théologie est un acte second. Si elle n’est pas nourrie de la vie, elle est disqualifiée.
Mais la tentation est toujours là de retourner à un Dieu plus conforme à nos idées. L’affrontement radical dans la Bible, c’est celui de la foi et de l’idolâtrie ; et il est de toujours ; et il est profondément actuel.
L’idolâtrie.
L’idole, c’est le Dieu qu’on se fabrique, et que l’on sert, ou plutôt auquel en fait on aliène sa vie.
Ce Dieu peut être figuré, comme le veau d’or, ou n’être qu’une idée ; mais il est le reflet de l’univers social dans lequel on vit. Et il est à la solde des puissants et du pouvoir.
L’idole réclame du sang, il se nourrit de vies humaines. C’est Baal, Moloch … et il a pu prendre bien d’autres noms au cours des temps, dans le nazisme, le stalinisme par exemple.
Il a pu aussi se couvrir du masque “chrétien“ dans les dictatures d’Espagne, du Portugal et d’Amérique latine, et s’attirer ainsi la bénédiction et le soutien sans faille d’une partie des Eglises chrétiennes, parfois même aux plus hauts degrés de la hiérarchie catholique. Preuve que le christianisme n’est pas toujours et en totalité converti au Dieu de Jésus Christ !
La lutte contre l’idole passe par l’analyse du fonctionnement de l’univers social dont elle est le reflet.
L’Eglise, Peuple de Dieu en marche dans l’histoire des hommes, a mission de défendre le Dieu manifesté en Jésus Christ, contre les idoles que les hommes ne cessent d’inventer. Et c’est là, en même temps, un combat pour l’homme lui-même. En effet, le Dieu différent de nous, qui entre en notre histoire et l’accompagne, est le Dieu de l’Alliance, une Alliance qui ne peut se vivre que librement, que dans un jeu de libertés. La foi chrétienne, si elle est authentique, est libératrice ; l’idolâtrie est toujours aliénante. Rappelons-nous l’épisode du veau d’or, en Ex. 32. Pour construire l’idole, il faut se dépouiller de ses bijoux. Et quand la statue est construite, on a cette phrase terrible: Ils offrirent des holocaustes et amenèrent des sacrifices de paix; le peuple s’assit pour manger et boire, il se leva pour se divertir. » (Ex 32, 6). Les romains diront: donnez-leur du pain et des jeux. Avec ça, on maintient le peuple dans la passivité, et on le manipule au gré des puissants. Jésus, lui, se dépouillera de ses vêtements, pour se faire serviteur en lavant les pieds de ses disciples, et il leur donnera la responsabilité de se faire à leur tour serviteurs. Jn 13, 1-17 est l’opposé d’Ex 32, 1-6.
II.- Le sérieux de nos tâches et engagements humains.
Ce qui caractérise le christianisme nous invite à être présents au monde tel qu’il est, et à y vivre avec passion un engagement pour la justice, la liberté, la paix ; un service de la vie.
Parmi les buts de l’Eglise rappelés par Vatican Il, il y a celui d’agir dans le monde présent d’une manière conforme à l’Evangile. C’est bien là une invitation à faire un va-et-vient entre nos engagements et l’Ecriture, avec la conviction que ce dialogue ne peut être que stimulant et pour nos actions, et pour notre appropriation de la Parole de Dieu. Mais cela ne va pas de soi. A mon sens, cela demande, d’une part, que nous soyons réellement engagés de manière responsable en ce monde présent ; et d’autre part, que nous fassions « une lecture militante » de la Bible. Arrêtons-nous pour l’instant à la première de ces exigences.
Le même concile Vatican Il, à la suite de Jean XXIII, nous a redit que nous qui sommes l’Eglise, nous avons à être préoccupés du salut collectif de l’humanité. Nous avons à être soucieux de l’ici-bas de l’homme, pas seulement de l’au-delà. L’Eglise n’a pas à se préoccuper d’abord d’elle-même. Elle est pour le monde, servante de l’amour de Dieu pour ce monde dont elle est profondément solidaire. La foi chrétienne ne nous arrache pas à nos liens humains, à notre responsabilité d’hommes ici et maintenant, elle nous y renvoie.
Dans sa Lettre, Jacques nous dit « soyez les réalisateurs de la parole, et pas seulement des auditeurs qui s’abuseraient eux-mêmes. » (Je 1, 22), et en 2, 14-18, il insiste : la foi se donne à voir dans ce qu’elle fait faire ; son lieu de vérification, c’est la manière de vivre. Et avec quelle insistance les prophètes ont dit et répété que le culte sans une vie fidèle à l’Alliance n’était qu’hypocrisie, que les pratiques religieuses sans engagements concrets n’étaient que vanité. (Am.5, 21-24; Es 1, 10-17 ; 58,1-12; Mi 6, 5-8… )
Etre engagé de manière responsable, cela veut dire prendre les moyens d’une analyse sérieuse du réel, et d’une action efficace, et, autant que possible, menée avec d’autres. Cela suppose aussi que l’on assume les risques que nos options peuvent entraîner, risques d’incompréhension de la part de certains, risques d’erreurs de notre part, d’échecs même. Si l’on attend d’avoir toutes les garanties de réussite, toutes les sécurités dans l’action, on ne fait jamais rien. L’engagement pour la justice nous amène à collaborer avec tous les hommes de bonne volonté, et là nous sommes sur pied d’égalité avec tous. La foi ne nous donne aucun privilège. On ne trouve dans l’Evangile aucun programme politique, économique ou social. Les réalités de ce monde ont leur autonomie et leurs lois propres. Nous ne sommes pas dispensés de la compétence nécessaire, de l’analyse rigoureuse des situations, de l’invention et de la bonne gestion des moyens à prendre, de l’adhésion aux organismes qualifiés.
On ne peut ignorer qu’il existe des projets de société différents, des options variées, et que cela entraîne des tensions, des conflits. Le terrain des engagements n’est pas pur. L’Evangile peut alors nous interpeller.
L’Evangile nous appelle à maintenir vivante et active la mémoire de Jésus en ce monde, et pour cela, d’agir d’une manière qui s’efforce d’être fidèle à la pratique de Jésus, l’homme nouveau. Cela ne nous donne pas des solutions à nos problèmes, mais nous offre une inspiration, un souffle, un élan profond. Sans changer nos tâches, nos labeurs, ça nous invite à les faire dans un certain esprit, celui de Jésus.
D’abord en nous invitant à ne rien absolutiser. Il n’y a qu’un absolu, c’est Dieu, et par sa volonté, l’homme à qui il s’est lié d’une Alliance définitive : l’homme avant les structures, les lois, les conventions. On ne peut donc sacrifier l’homme à aucune idole.
Si l’Evangile peut nous stimuler dans nos actions, il peut aussi nous contester. Il ne coïncide pas pleinement avec nos comportements, nos choix, nos décisions. Nous n’avons pas à vouloir justifier par lui nos engagements humains. Il peut nous amener à des révisions parfois douloureuses, à des rectifications qui peuvent nous entraîner plus loin.
S’il ne nous donne pas de recettes, l’Evangile nous propose des exigences formidables, que nous aurons à essayer de vivre dans nos choix et nos actions : la défense du droit des pauvres, des exclus, des étrangers, des faibles… la condamnation du pouvoir exercé par l’argent pour l’argent, et la contestation de tout pouvoir qui ne serait pas service…
L’Evangile nous rappelle aussi que le baptême nous donne un autre sens du temps, il met nos vies en état d’urgence. Le temps nous est donné ; il est précieux, il ne faut pas le gaspiller. Nous sommes en état d’appel permanent, en responsabilité de veilleurs. Pour un baptisé, rien n’est insignifiant, les évènements, certes, mais combien à plus forte raison les humains. Aux yeux et au cœur d’un chrétien, aucun être humain ne peut être insignifiant. Et cela n’est pas sans poser de graves questions dans le monde d’aujourd’hui qui exclut tant de personnes.
III.- La lecture militante de l’Evangile.
Il ne s’agit pas de n’importe quelle lecture, de n’importe quel rapport entre vie et Parole de Dieu. La lecture militante suppose un engagement avec les pauvres, les petits, les laissés – pour – compte. Si l’on est partie prenante de ceux qui vivent « dans les sous-sols d’humanité… (Carlos Mesters, Relais Desclée, 4) et si l’on met cela en relation avec l’Ecriture, on fait une lecture engagée. Alors la Parole de Dieu nous interpelle dans notre praxis afin de nous y renvoyer de manière plus clairvoyante et, si possible, plus efficace. Une praxis responsable ne cesse de nous poser des questions, et la relecture que nous en faisons à la lumière de l’Evangile peut nous permettre de voir les choses autrement, ou d’en découvrir d’autres aspects. On peut alors pulser là de nouvelles ressources pour l’action.
En nous renvoyant à notre vie engagée, la relecture évangélique permet un approfondissement. Loin de retirer de l’histoire, la Parole de Dieu y ramène comme lieu où Dieu se révèle. Et lorsque les pauvres font cela, ils découvrent avec émerveillement dans la Bible des situations qui ne sont pas sans rapport avec les leurs aujourd’hui. C’est pourquoi il est bon de se mettre à l’école des pauvres : ils nous ouvrent des perspectives, ils nous enseignent, ils nous évangélisent, car par leur vie même ils sont accordés à bien des récits bibliques.
Je me souviens de la réflexion d’une religieuse dominicaine, et donc membre d’un ordre mendiant. Elle travaillait avec les femmes de quartiers défavorisés. Elle disait : «L’écoute des gens simples, c’est merveilleux.. Il faut mendier ce qu’on va devenir grâce à l’accueil de cette autre culture. »
L’Evangile nous appelle à être critiques contre toute idolâtrie. Il nous aide à relativiser certaines choses, à ne pas nous installer, et aussi, lorsque c’est nécessaire, à plus de radicalisme. Il est fort important de rechercher en permanence comment connaître et combattre les maux de la société au moyen des sciences sociales, économiques, politiques. Mais le croyant en Christ sait qu’il existe un mal plus subtil, ce que nous appelons le péché : orgueil, égoïsme, fermeture à l’amour de Dieu et des autres. Et ce mal nous menace tous, et il peut pervertir les projets les meilleurs. Mais le croyant en Christ sait aussi que la libération apportée par Jésus va jusqu’à ce niveau-là, et que cela l’invite au don de soi, à l’abandon total de lui-même. Quand Jésus dit : « Je donne ma vie », cela veut dire: « ma vie ne m’appartient pas, elle est aux autres ; qu’ils en disposent. » Suivre le Christ jusque-là, c’est le radicalisme évangélique. Il n’y a certes pas une manière unique de le vivre, heureusement ! Mais ce qui est toujours demandé, c’est d’unir lutte et amour. L’amour vrai est celui qui passe à l’acte, et il est subversif des structures injustes, de l’ordre social injuste. L’amour prendra des formes différentes selon les cas. Aimer les pauvres, aimer les riches, ce n’est pas pareil. On aime les pauvres si, en respectant leurs attentes et leurs rythmes, en assumant leurs luttes et leurs initiatives, on participe à leur libération, on y contribue sans prendre leur place. On aime les riches en les invitant à renoncer à leurs privilèges, à tout ce qui, en définitive, les rend moins humains. G. Gutierrez aime dire que, pour un riche, la vraie conversion passe par un changement de classe sociale. Jésus ne nous demande pas de ne pas avoir d’ennemis, mais de les aimer assez pour lutter contre leurs attitudes de suffisance et leur exploitation des pauvres. Ce qui ne va pas sans risques.
Mais attention ! La lecture de l’Evangile n’est pas innocente, c’est un champ d’opposition, et d’affrontement idéologique. Et il faut se situer dans cette confrontation. Lire l’Evangile, oui, mais en sachant d’où on le lit, d’où on l’interroge, et pourquoi. Dans la perspective d’une lecture militante, on le lit dans un contexte d’expériences populaires, de pratiques de libération, de quête de justice; mais sans oublier que d’autres la lisent avec de tout autres perspectives. Le débat d’idées n’est pas pertinent en ce domaine. Le vrai débat est à porter sur le terrain de la pratique :
qu’est-ce que ça permet dans l’action, dans l’engagement pour la justice, pour la fraternité, pour un vrai service de la vie. Et pourquoi cette lecture de l’Evangile ? Pour y chercher, et y trouver (car on peut tout trouver dans la Bible !) une justification de nos idées, ou pour nous laisser questionner, remettre en question peut-être, mais aussi stimuler ?
Dans les communautés de base, on disait en parlant de la Bible : « Si nous ne la lisons pas, ils nous la liront. Personne n’ignorait qu’on s’était servi de la Bible, lue d’une certaine manière, pour réduire en esclavage les indiens et les noirs, puis pour justifier leur misérable condition.
CONCLUSION
Le chrétien est un citoyen comme un autre, qui a à vivre sérieusement ses responsabilités d’homme : s’informer, examiner les situations, réfléchir, militer dans des organismes où il pourra trouver les motivations de ses choix. Mais il a une originalité, c’est qu’il est appelé par sa foi à vivre cela de manière conforme à l’Evangile. « Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait.» (Ro 12, 2).
Le chrétien est membre de l’Eglise, une Eglise en charge du témoignage de Jésus et de l’évangélisation. Cette mission ne peut se vivre qu’en dialogue. L’Eglise ne peut apporter au monde si elle n’accepte pas de recevoir de lui. On n’annonce pas Jésus Christ comme une vérité toute faite et venant d’en haut. Il faut d’abord le rejoindre là où il est présent par son Esprit, au cœur des hommes, des groupes humains, des cultures. Cela demande d’être à l’écoute, d’être attentif à percevoir les besoins, les aspirations, les espoirs… Ce dialogue est indispensable car le témoignage rendu au Dieu de Jésus Christ est sous le signe de l’Alliance. L’Evangile doit rencontrer la vie réelle de ses destinataires pour qu’il devienne bonne nouvelle, promesse et porteuse de vie, ouvrant des possibles. Il est donc nécessaire de faire route avec, d’assumer la cause du frère, du pauvre en priorité, dans une solidarité vraie.
En tout cela, le chrétien pourra être guidé, éclairé, par la pratique de Jésus dont les évangiles témoignent, et par les pratiques des premières communautés ecclésiales dont témoignent les Actes des Apôtres et autres écrits du Nouveau Testament.
On pourrait dire beaucoup sur la pratique de Jésus, mais tant de livres l’ont fait ! Retenons simplement, et sans développer, sa liberté contagieuse, sa présence aux exclus, aux marginaux, aux méprisés (il serait intéressant de travailler son rapport aux femmes !), son refus de toute domination, son souci d’humaniser. Il est, nous dit D. Bonhoeffer, l’homme – sans – platitude, et surtout l’homme – pour – les – autres. Et P. Tillich note qu’il est l’Etre Nouveau qui a surmonté les aliénations de notre existence humaine.
Et l’Evangile, dans la ligne de toute la Bible, nous invite à débusquer les idoles de notre temps qui, comme à toute époque, réclament des sacrifices humains et confortent les riches et les pouvoirs, et à les combattre de toutes nos forces. Le libéralisme sauvage et dérégulé qui domine le monde d’aujourd’hui, s’accompagne à la fois de l’exclusion de plus en plus massive d’humains et du massacre de la nature. S’il est vrai que l’arbre se juge à ses fruits, nous sommes là devant un formidable défi.
Gui Lauraire
5 février 2011