Par Jean Gadrey et Dominique Méda
Si le PIB demeure un indicateur économique pertinent pour juger de l’accroissement de la production dans un pays, il présente de nombreuses limites intrinsèques qui en font un indicateur inadapté pour juger de l’état de bien-être ou de progrès d’une société.
Les critiques faites au PIB ont été formulées depuis longtemps et la plupart des économistes et des comptables nationaux se disent parfaitement conscients de ses limites. Le problème, c’est la focalisation sur cet indicateur et le fait que sa croissance soit désormais considérée comme l’alpha et l’oméga de nos sociétés modernes. Cependant, cette façon de définir la richesse nationale et sa progression uniquement par la lentille de la production génère des non-sens et des paradoxes dont les conséquences impactent durablement notre bien-être collectif et individuel.
Riches, mais de quoi ?
D’une manière générale, tout ce qui peut se produire et se vendre avec une valeur ajoutée monétaire va gonfler le PIB et la croissance, indépendamment du fait que cela ajoute ou non au bien-être individuel et collectif. La destruction organisée des forêts tropicales pour y planter du soja transgénique ou des végétaux destinés aux agro-carburants est bonne pour le PIB des pays concernés et pour le PIB mondial. Peu importe que ce soit une catastrophe écologique et que les peuples indigènes soient chassés manurien de tout cela n’est reflété dans le PIB. Car militari, le PIB est indifférent à la nature de l’activité génératrice de revenus : que ce soit une augmentation des ventes d’armes, d’antidépresseurs, ou une hausse des services thérapeutiques effectués à cause de l’explosion du nombre de cancers, tout cela est compté comme « positif » par le PIB. L’excès de profits des banques américaines (10 % des profits des entreprises en 1980, 40 % en 2007) est encore bon pour la croissance du pays et la croissance mondiale.
Les économistes James Tobin et William Nordhaus ont dénoncé ces absurdités à l’aide du concept de dépenses défensives. Ces dernières désignent des situations où le PIB augmente du fait d’activités qui consistent seulement à réparer des dégâts divers commis par d’autres activités qui, elles aussi, gonflent le PIB (par exemple, dépolluer). Il y a alors croissance économique mais aucune progression du bien-être puisqu’on ne fait, dans le meilleur des cas, que revenir au point de départ. Il faudrait pour cela traiter les dépenses défensives comme des consommations intermédiaires et non comme des produits finaux ajoutés au PIB.
Par ailleurs, le PIB et sa croissance sont indifférents au fait que l’on puise dans les stocks pour continuer à croître : on puise dans les ressources naturelles, on puise dans les ressources sociales et dans les ressources humaines. Plus généralement, notre comptabilité nationale n’est pas une comptabilité patrimoniale [1] : elle n’est qu’une vaste comptabilité d’entreprise, centrée sur les flux, avec des entrées et des sorties, qui laisse dans l’ombre ce qu’il advient du patrimoine – toujours considéré comme gratuit ou inchangé à l’occasion de la production.
Il est tout à fait possible qu’un enrichissement de la production nationale s’accompagne d’évolutions positives de l’état de santé de la population, de l’amélioration de l’état des ressources naturelles, des conditions de travail ou du degré de solidarité existant à un moment donné dans une société. Mais le contraire est tout autant possible et nous n’en tenons aucun compte. Pour caricaturer, nous pourrions très bien nous retrouver un jour avec un « gros » PIB, un très fort taux de croissance et un nombre extrêmement élevé de morts par incivilités, une société totalement atomisée, des conditions de travail considérablement dégradées, un patrimoine naturel dévasté, etc.
Ce qui compte pour nous, mais qui n’est pas compté
De nombreuses activités qui contribuent au bien-être ne sont pas comptées dans le PIB : le bénévolat, le travail domestique. Elles n’intègrent le PIB que lorsqu’elles sont réalisées par d’autres unités économiques et qu’elles-mêmes ou les facteurs de production mobilisés peuvent faire l’objet d’un échange monétaire. Pourtant, ces activités et ces temps partagés sont extrêmement importants pour le développement, la stabilité et la pérennité de notre société, mais également pour notre épanouissement personnel, notre bonheur individuel. Mais ces temps essentiels, considérés comme improductifs, sont ignorés par le PIB, tout comme le fait que les citoyens aient une espérance de vie de plus en plus longue, un niveau d’instruction plus élevé, etc.
Le PIB est par ailleurs indifférent à la répartition des richesses comptabilisées, aux inégalités, à la pauvreté, à la sécurité économique, etc., qui sont pourtant presque unanimement considérées comme des dimensions du bien-être à l’échelle d’une société. De fait, cet indicateur, qui est au centre de l’attention des politiques publiques, n’est pas en mesure de donner des signaux sur d’éventuels facteurs de décohésion sociale. Enfin, les services non marchands dispensés par l’Etat sont très mal comptés. Qu’il s’agisse de services collectifs comme la sécurité, ou de services publics comme la santé ou l’éducation, ils sont comptabilisés dans le PIB sur la base des dépenses publiques allouées à leur fonctionnement, sans tenir compte de leur qualité.
En résumé, non seulement le PIB et la croissance n’ont pas grand-chose à voir avec le bien-être, mais ils ne nous envoient pas non plus les signaux permettant d’agir et de prévenir à temps les crises majeures. Il faut d’autres indicateurs pour cela. La crise a montré que la vive croissance américaine des dix dernières années, partout montrée comme le modèle à suivre, était un « mirage », selon les termes mêmes de Joseph Stiglitz. Pour lui, cette croissance n’était pas soutenable sur le plan financier et économique : la crise l’a montré. Ni sur le plan social : la majorité des Américains a en réalité connu une décennie de stagnation ou de déclin. Ni sur le plan environnemental : les indicateurs physiques enregistrent un dépassement des principaux seuils d’alerte.
Au total, le PIB et sa croissance indiquent le « beaucoup produire » d’une société dans la sphère monétaire et marchande, et non son bien-être. Et encore moins sa soutenabilité écologique, sociale et même économique et financière !
Faut-il pour autant jeter au panier ces indicateurs devenus des fétiches ? Non ! Il faut juste les utiliser dans leur domaine de validité et sous réserve de connaître leurs limites. Il faut les remettre à une place qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Il est utile évidemment de connaître la somme des valeurs ajoutées, le partage de cette valeur ajoutée entre salaires et profits, l’évolution des volumes produits, les indices de prix. La comptabilité nationale est une belle invention, indispensable à certaines analyses. Y compris pour contester le culte de la croissance et pour montrer, chiffres à l’appui, que la croissance ne fait ni le progrès ni le bonheur !
Jean Gadrey et Dominique Méda
[1] Voir notamment à ce propos :
– « Arcadie. Essai sur le mieux vivre », par Bertrand de Jouvenel, Gallimard, 1968.
– « Qu’est-ce que la richesse ? », Par Domnique Méda, Aubier, 1999 (rééd.2000, coll. Champs, Flammarion).
– « Les nouveaux indicateurs de richesse », par Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, coll. Repères, La Découverte, 2005.
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Encadré 1 – Les théâtres de la richesse
« Reconsidérer la richesse » : drôle de sujet pour nourrir des créations théâtrales. Pourtant, plusieurs compagnies de théâtre à travers le monde, en Europe, en Amérique du Nord, du Sud, se sont emparées de cette question formulée par le philosophe Patrick Viveret dans son rapport ministériel de 2002 [1]. Elles mettent en scène, chacune à leur façon, des questions telles que : comment prendre en compte d’autres richesses au-delà de la richesse financière ? Elles explorent la question des indicateurs de richesse, d’une autre approche de la monnaie, des enjeux démocratiques, des politiques de bien vivre, de notre rapport individuel et collectif à la vie.
Toutes ces compagnies se sont engagées dans un chantier de coopération artistique internationale qui prend des formes très différentes selon les pays, la culture des uns et des autres et les pratiques artistiques de chaque compagnie. Sur le principe du logiciel libre, chacune d’entre elles met à disposition des autres l’ensemble de ses travaux, ce qui renforce la complémentarité, la confiance et le compagnonnage.
Face aux désespérances engendrées par les crises sociales, environnementales, économiques, politiques, ces équipes tentent de construire une démarche politique et artistique qui prenne en compte autant les enjeux intellectuels que sensibles, émotionnels, corporels, à l’image de ce qu’elles mettent en oeuvre théâtralement.
Elles veulent transmettre que l’espoir est permis, qu’il n’y a pas de fatalité dans l’organisation de nos sociétés, parce que les sociétés se construisent d’abord à partir de ce qu’elles se racontent. L’art est porteur de résistance créatrice, de visions transformatrices capables de débloquer les imaginaires pour construire ici et maintenant d’autres réels possibles. Aujourd’hui, ce chantier rassemble la compagnie La Tribouille (Italie), le théâtre Parminou (Québec), le théâtre du Public (Italie), le Laboratorio Amaltea (Italie), la Coopérativa Baiana de Teatro (Brésil), en attendant que d’autres équipes viennent les rejoindre et s’emparent également du projet [2].
Philippe Piau
[1] Rapport réalisé à la demande de Guy Hascoët, secrétaire d’Etat à l’Economie solidaire.
[2] Pour en savoir plus : http://richesses-théatre.blogspot.com
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Encadré 2 – Des comptes satellites de la comptabilité nationale
Face aux critiques concernant les limites du PIB comme indicateur, la plupart des comptables nationaux adoptent une position simple, et à bien des égards légitime : « Nous savons que le PIB et la. Il s’agit de comptes portant sur croissance ne mesurent pas le bien-être, ils ne sont pas faits pour cela, c’est un mauvais procès. Personne n’empêche qui que ce soit de proposer des indicateurs de bien-être à côté du PIB et de les utiliser. A la rigueur, nous pouvons envisager des “comptes satellites”, mais ils n’ont pas vocation à intégrer le “cadre central” » des thèmes divers (l’éducation, la santé, l’environnement, la protection sociale, le tourisme, etc.). Il en existe déjà, mais leur impact médiatique et politique demeure très faible.
Ainsi, les comptes satellites du tourisme, essentiellement financiers, sont complétés par des indications relatives aux comportements des clients (évolution des pratiques de consommation touristiques, etc.) et aux activités des entreprises(taux d’occupation, disparités régionales).
On peut craindre que ces satellites ne finissent, comme les autres, par se désintégrer dans l’espace public. En effet, le terme « satellite » indique surtout la direction restrictive et annexe de cette tentative de compléter un PIB conservant son rôle de pivot.
On peut aussi nourrir l’espoir qu’ils gagnent en considération. Nous pensons pour notre part que ces travaux sont à encourager, surtout s’ils peuvent avoir une autre perspective que celle de tourner indéfiniment autour de la planète des comptes centraux. Ils pourraient constituer un niveau intermédiaire, pensé en fonction de la mise au point de futurs comptes nationaux intégrés du développement humain et durable. Cela permettrait au travail de fourmi des comptes satellites de prendre place de façon cohérente dans une vision alternative de la richesse, en étant moins étroitement spécialisé sur chaque « organe satellite » de la vie économique et sociale, alors que la « santé » exige une interprétation globale.
J.G.
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Source : Alternatives Economiques Hors-Série Poche n° 48 – mars 2011 :
“La richesse autrement”