« Pourquoi le christianisme fait scandale »
A propos du livre de Jean-Pierre Denis (Ed. Seuil, 2010)
Le titre du livre surprend puisque le christianisme ne fait plus scandale depuis longtemps aux yeux du monde. Et il surprend d’autant plus que c’est précisément cette absence de scandale qui constitue, au regard de l’évangile, le véritable scandale du christianisme ! Porté par une formidable espérance et servi par une plume talentueuse, Jean-Pierre Denis propose une réflexion documentée et passionnante sur les enjeux de la foi chrétienne dans le contexte contemporain. Il situe le catholicisme aux « avant-postes » du combat pour l’homme. Et le bandeau publicitaire de l’ouvrage va jusqu’à exalter cette foi comme « La nouvelle contre-culture ». Mais outre que cette vue semble peu réaliste et biaisée par des préoccupations apologétiques, est-elle à la hauteur de la créativité prophétique de l’évangile ?
Une foi qui fait face
Stigmatisant le nihilisme contemporain et son mépris du christianisme, Jean-Pierre Denis rappelle que l’évangile, bonne nouvelle pour les hommes de tous les temps, demeure une source d’espérance particulièrement précieuse pour aujourd’hui. Déjà « scandale pour les juifs et folie pour les païens » à l’époque de l’apôtre Paul, le Christ crucifié ne peut que révulser les cyniques qui règnent sur la planète et la conduisent à sa perte. Ils ne craignent pas de bafouer les valeurs fondatrices de l’humanité et, pour asservir le monde à leurs intérêts et à leur idéologie, ils usent de moyens de propagande et de contrainte redoutables. Mais c’est seulement à travers la mort et la résurrection du Christ que l’homme peut, selon l’auteur de cet ouvrage, sauvegarder son humanité face à l’aveuglement et à la perversité qui la menacent. Unique héritier légitime du message de Jésus de par la succession apostolique, le catholicisme est crédité d’une capacité de régénération et de salut incomparable sinon exclusive.
Le procès des structures et des représentations sociales actuelles est implacable dans ce livre. La marchandisation des rapports humains, gouvernée par la cupidité et devenue le mécanisme social dominant, est condamnée sans réserve et sans appel. L’ultralibéralisme détruit les personnes, favorise l’accaparement des richesses par les privilégiés au prix d’une misère croissante des laissés pour compte, et attise de ce fait les violences interpersonnelles et les guerres entre les nations. La science est submergée par l’envahissement incontrôlable et apparemment irréversible d’une technique désormais vouée à maximiser les profits et à renforcer la suprématie de la spéculation financière. Et ce déferlement emporte toutes les valeurs morales, dont celles issues du christianisme comme les droits de l’homme, le respect de la vie et de la création, la solidarité qui lie tous les humains. Ne restent que le paysage dévasté d’une nature livrée à la rapine, une terre qui finit de s’épuiser sous un ciel désormais vide, et une immense machinerie de plus en plus folle qui broie l’humanité. Au nom de l’homme et de Dieu, une résistance farouche s’impose d’urgence.
Ce mal qui détruit la société atteint les hommes au plus profond de leur être. Arraché à ses racines et à son environnement, fragilisé par une invivable solitude, l’individu est happé par le système consumériste qui, tout en l’aliénant, lui donne l’illusion de devenir un demi-dieu maître de son destin. Dérive narcissique dans un univers de plus en plus virtuel. Coupé du passé et privé de futur, placé hors de l’histoire et de la culture, l’homme se condamne à se dissoudre dans le présent des jouissances immédiates. Mais, à bon escient, Jean-Pierre Denis insiste sur le fait que l’homme n’émerge pas du néant par lui-même, qu’il ne peut pas recréer le monde à sa guise, ni définir arbitrairement le bien et le mal. Comme la parole qui enfante l’âme humaine, il est le fruit d’une histoire qui l’a précédé et un gage pour les générations à venir, doté d’un patrimoine à faire fructifier et à transmettre. L’homme est certes libre et responsable de sa vie, mais celle-ci ne saurait lui appartenir en exclusivité dès lors qu’elle le dépasse, et il n’a de maîtrise absolue sur aucune vie. Ce n’est que dans le respect de l’altérité et dans la fidélité que l’homme peut s’accomplir et contribuer à faire advenir l’humanité dans sa plénitude, au plan profane comme au plan religieux.
Expulsé de son intériorité par la pression multiforme d’un matérialisme et d’un rationalisme étriqués, l’homme s’est éloigné de la spiritualité qui fondait et rythmait son existence au sein d’une création autrefois promise à la réconciliation et au salut. Il est dorénavant englué dans un monde devenu opaque : son oreille est de plus en plus sourde à la poésie, ses yeux ne voient plus l’au delà des choses matérielles, les étoiles du firmament se sont éteintes une à une. L’histoire de la littérature et de l’art fournit à Jean-Pierre Denis la trame d’une éblouissante illustration de ce tragique exode. Qu’il s’agisse de musique ou de peinture, la révélation de l’ineffable et de l’invisible a laissé la place à l’expression veule d’un non-sens proclamé universel et définitif, les spéculations du marché se substituant à toute autre quête. La déconstruction est l’obsession à la mode, d’autant plus vantée et plus lucrative qu’elle s’illustre par des provocations plus inattendues, d’une obscénité parfois abyssale. Même si diverses affirmations appellent des nuances, le lecteur appréciera la vaste culture et la sensibilité subtile dont l’auteur fait preuve dans ces pages qui comptent parmi les plus originales et les plus éclairantes de l’ouvrage.
Récusant les prétentions hégémoniques de la rationalité moderne, Jean-Pierre Denis relève que le réquisitoire contre la chrétienté accusée d’obscurantisme est largement injuste, et que le scientisme ne représente qu’une forme d’intelligence tronquée, incapable de donner accès à l’essentiel et qui favorise de ce fait la prolifération de l’irrationnel. Que l’Église ait trop souvent entravé la recherche dans telle ou telle discipline n’annule pas l’immense effort fait par le christianisme qui a mobilisé ensemble, durant des siècles, la théologie et la science pour comprendre l’homme dans sa globalité et sa finalité. La modernité a renoncé à cette ambitieuse entreprise au profit de préoccupations utilitaires. Non seulement elle a congédié la théologie et tend à se détourner de la philosophie, mais elle ne cesse de fragmenter le champ scientifique en domaines de plus en plus cloisonnés. L’homme se trouve ainsi mis en pièces, livré à des spécialistes indifférents au besoin de cohérence et de signification qui demeurent vitaux pour lui. La connaissance se mue en savoirs subordonnés au marché, et l’humain sombre avec le divin. Les grandes catastrophes du XXème siècle – totalitarismes, guerres mondiales et coloniales, génocides, etc. – en ont fourni une preuve apparemment irréfutable.
Aux antipodes de la modernité ainsi décrite, Jean-Pierre Denis en appelle au christianisme. Les principes que l’auteur énonce manifestent, en surplomb de la religion et de ses prolonge l’évangile. À la violence et à la suffisance des puissants, il oppose la vertu de pauvreté, l’humilité et la faiblesse de Dieu parmi les hommes. À la trompeuse liberté que revendiquent ceux qui ne visent que leur propre satisfaction, il oppose la souveraine liberté qui s’offre à la faveur du détachement de soi, du service et de l’amour d’autrui. Aux boulimies égoïstes et à la compétition sous toutes ses formes, il oppose le don, la sobriété et la solidarité. Au calcul, il oppose la gratuité. C’est la grâce et non les conquêtes qui ouvrent les portes de l’au-delà de soi-même et du monde. Et loin de s’en tenir à un banal moralisme, ces perspectives s’inscrivent dans une vision de foi de type mystique, éclairée par la lumière inaugurale du Verbe johannique, par la sombre lueur du Golgotha et par l’éclat fulgurant du matin de Pâques. Les relations humaines sont à penser en référence à la Trinité, dit l’auteur. Une vision inspirée qui invite à l’enthousiasme, mais comment l’incarner dans les réalités ?
Une prédilection pour l’ordre
Jonchés d’ambiguïtés et de contradictions, les chemins du quotidien sont plus problématiques que l’horizon harmonieux entrevu dans la foi. Fasciné par cet horizon, c’est à l’aune d’une représentation de l’ordre idéal que Jean-Pierre Denis a tendance à juger le cours prosaïque et contingent des choses. Sur un mode plaisant et non sans virtuosité, le prologue du livre raille les engouements à la mode. Suit une impétueuse charge contre la révolution de Mai 68, présentée comme le creuset et le paradigme du dés-ordre postmoderne. Une funeste utopie, selon l’auteur, la transgression substituée à la loi ne pouvant déboucher que sur le néant. De fait, il est vrai que l’actuel effondrement des valeurs morales résulte en partie des révoltes qui se sont produites dans les années soixante, et que bien des espoirs nés à cette occasion ont été déçus. Et il est pareillement vrai que nombreux ont été, parmi les meneurs de ces révoltes, ceux qui se sont empressés de remplacer sans scrupules les privilégiés qu’ils avaient chassés de leurs postes. Mais ces observations ne justifient pas les conclusions qui en sont tirées, à moins de disqualifier pêle-mêle, dans la foulée, la totalité des réformes et des révolutions intervenues au cours de l’histoire, y compris la novation de l’évangile qui a été le plus couramment et le plus gravement trahie.
La dénonciation s’appuie sur des observations incontestables, mais elle ne prend pas en compte l’ensemble des déterminations économiques, sociopolitiques et culturelles qui ont été à l’œuvre en 1968. Les causes profondes des événements survenus alors ne se réduisent pas aux symptômes qu’elles ont produits, et moins encore au folklore qui les a accompagnés. Invention du marché en même temps que protestation culturelle, l’irruption sauvage de la permissivité a davantage constitué une conséquence qu’une initiative démiurgique. Il est évident, aujourd’hui, que les multiples et désastreux méfaits de l’ultralibéralisme que Jean-Pierre Denis stigmatise à juste titre ne sont pas le fruit des fantasmes sexuels des anarchistes petits-bourgeois de la Sorbonne, qu’ils soient ou non devenus renégats par la suite. Si cette révolte a touché un si large public et s’est soldée par des conséquences aussi durables, c’est parce qu’elle bousculait un ordre social et économique qui avait trahi les aspirations profondes d’une large couche de la population. Après la forfaiture de Vichy, la formidable espérance issue de la Libération avait fait long feu. Le nouveau millénaire récolte encore les fruits amers de cet échec. Sans les célébrations sacrificielles et festives des révoltes passées, le délitement de la société se poursuit.
Le lecteur peut également être troublé par plusieurs insinuations qui mériteraient d’être tirées au clair pour dissiper d’éventuels malentendus. Le concile Vatican II n’a-t-il pas été influencé, et sans doute vicié, par le vent contestataire des années soixante ? L’humanisme des agnostiques et des athées peut-il être plus qu’un sympathique cache-misère pour intellectuels falots ? La défense de la vie en Occident ne s’impose-t-elle pas absolument quitte à faire abstraction de la mort que les intérêts dominants infligent ailleurs à travers des guerres et une misère endémique ? La revendication de dignité des milieux homosexuels n’est-elle pas à relativiser en raison du vil lobbying qui l’entache ? Ne faut-il pas se méfier d’un islam qui, noyauté par l’islamisme, ne cherche qu’à marginaliser le christianisme pour terrasser la société occidentale amputée de son âme ? La « gauche caviar » ne fournit-elle pas l’image la plus pertinente pour caractériser l’opposition politique en France ? S’agissant du tiers-mondisme, ne faut-il pas mettre fin à la culpabilité que traduit l’interminable « sanglot de l’homme blanc » ressassant de terribles pages d’histoire qu’il vaudrait mieux oublier ? Volontiers cultivées dans les milieux réactionnaires, ces questions ont un fort impact social et appellent des réponses sans équivoque.
Pour expliquer l’origine des maux dont souffre le christianisme, Jean-Pierre Denis emprunte çà et là des raccourcis qui étonnent. Le lecteur en vient à se demander si tous les malheurs de l’Église ne sont pas la faute à Voltaire… Ou, plus près de nous, au marxisme, à la psychanalyse, au structuralisme, à la linguistique, aux sciences humaines, à l’épistémologie… Autant de nouveautés frivoles et passagères en fin de compte ! Ne va-t-il pas jusqu’à exhumer le Syllabus pour défendre la condamnation du rationalisme, au risque de gommer les intentions qui ont inspiré dans son ensemble ce document pontifical ? Face à la forme de relativité sans doute irréversible introduite au cœur de la pensée humaine au fil des siècles passés et des dernières décennies, l’auteur semble attaché à une métaphysique et à une théologie qui ne prennent pas en considération les avancées théoriques et pratiques véhiculées par la réflexion et les engagements des temps modernes. Si la grandeur de l’ordre chrétien du Moyen Âge a été indéniable, très au-dessus de l’obscurantisme souvent dénoncé à tort, il n’en reste pas moins que les Lumières ont permis une libération inédite des consciences et de l’intelligence, et un remarquable bond en avant de la civilisation occidentale. Les contradictions survenues ne condamnent pas automatiquement les progrès réalisés.
Dans ce décor, l’Église représente pour Jean-Pierre Denis l’ultime autorité à laquelle les chrétiens doivent se soumettre pour échapper au tsunami de la civilisation actuelle. Il postule que l’institution catholique romaine est de façon éminente l’Église de Jésus-Christ, que son Credo et ses dogmes proclament les vérités éternelles explicitant la Parole de Dieu, et que les règles de conduite qu’elle édicte aux plans religieux et moral expriment la volonté divine. Les arguments invoqués en faveur de ces positions de connotation plutôt essentialiste sont l’Écriture et la Tradition, et la raison qui transcende le monde se conjugue avec la foi pour les appuyer. C’est la position traditionnelle du Magistère et la ligne apologétique du pape Benoît XVI. Ainsi conçue, l’Église est avant tout une réalité mystique qui échappe aux contingences humaines, parfaite et accomplie dans son être quelles que soient ses imperfections concrètes. Pour résoudre les difficultés qu’elle rencontre, c’est l’idéal abstrait par lequel elle se définit qui seul peut déterminer les conditions de son vécu pratique. L’ordre du monde et l’ordre religieux doivent coïncider, car hors de là ne peut régner que le désordre qui entraîne les révoltes et la destruction. La négation de Dieu ou l’idée même de sa mort entraîne inévitablement la mort de l’homme.
L’orthodoxie d’abord
Le livre survole la plupart des grands problèmes qui préoccupent actuellement les fidèles, dont ceux relatifs au statut de la femme, à la sexualité, au respect de la vie, aux sacrements, à la liturgie, aux autres religions et, d’une façon plus générale, à la restauration du catholicisme et de ses valeurs. Pour traiter de ces questions, Jean-Pierre Denis privilégie systématiquement l’éclairage doctrinal et préconise des positions volontaristes, la dimension anthropologique du vécu des hommes et des sociétés étant reléguée au second plan. Le vrai et le bien sont considérés comme définis de l’extérieur et d’en haut, en détail et à jamais, hors des vicissitudes des rapports sociaux et de l’histoire, et ils ne peuvent être révélés que par la médiation de la théologie et de la morale classiques. Dans cette optique, la complexité des interrogations humaines tend à se dissoudre dans les positions traditionnellement proclamées et défendues par l’Église. Et si la crédibilité de celle-ci au sein de la société s’en trouve affectée, cela ne représente, pour l’auteur, qu’un dommage collatéral accessoire par rapport à la sauvegarde de la vraie et saine doctrine et de l’intangible autorité du Magistère.
L’auteur rappelle à juste titre que le christianisme a contribué dès ses origines à la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains. La fameuse lettre de l’apôtre Paul aux Galates – « Il n’y a plus ni hommes ni femmes, ni Grecs ni Juifs, ni hommes libres ni esclaves… » – a constitué une extraordinaire révolution dans le monde antique. Mais pourquoi ne retenir du féminisme moderne que les outrances, et absoudre l’Église de ses pratiques phallocrates ? Dans un monde asservi à une sexualité omniprésente qui avilit l’être humain, la chasteté doit être défendue comme l’auteur s’y emploie. Mais pourquoi occulter les graves problèmes entraînés dans ce domaine par un moralisme religieux qui a commis les pires erreurs et causé d’irréparables malheurs parmi les fidèles mariés comme parmi les prêtres ? Le respect de la vie, principe intangible et première condition du vivre ensemble, est gravement menacé aujourd’hui et cela doit être dénoncé à tout prix comme le fait Jean-Pierre Denis. Mais suffit-il de condamner la contraception, l’avortement et l’euthanasie comme le fait l’Église alors que, par ailleurs, la vie est partout massivement écrasée pour défendre des intérêts matériels ou même prétendument spirituels ?
Les présupposés théologiques de l’auteur le mènent à considérer la liturgie comme une forme quasi parfaite du culte qui doit être rendu à Dieu, indépendamment de la relativité culturelle des rites. L’eucharistie est présentée comme sa source et son sommet, interprétée dans le cadre de la conception classique du sacrifice rédempteur et de la Présence réelle. Elle met en scène Dieu le Père qui envoie sur terre son Fils éternel pour racheter par sa mort l’humanité perdue dans le péché. Les formes d’expression de cette liturgie sont secondaires par rapport à la commémoration et à l’actualisation du drame censé se rejouer à chaque messe. Mais, pour traditionnelle qu’elle soit, cette compréhension de l’eucharistie n’est qu’une construction théologique parmi d’autres. L’ontologique est privilégié au détriment du vécu concret des fidèles à tel point que, bien souvent, ceux-ci ne comprennent plus les significations de leur participation à la célébration de ce mystère. La même remarque vaut pour les autres sacrements. La revalorisation du mariage est tout à fait souhaitable dans une société qui se défait, mais elle n’oblige pas à ignorer les difficultés et les échecs de cette option, et ne justifie pas l’attitude négative de l’Église à l’égard des divorcés remariés.
Jean-Pierre Denis reconnaît que le christianisme n’a pas le monopole de la vérité et de la charité, et que d’autres religions peuvent contribuer à l’humanisation du monde et à l’œuvre divine du salut. Mais il ne s’interroge guère sur la portée que revêt la prise de conscience du pluralisme religieux, et il ne prend pas sérieusement en compte les avancées de la réflexion théologique dans ce domaine. Pourtant, n’est-il pas important de souligner que l’incarnation du Christ ne s’épuise pas dans les formes passées et actuelles du christianisme historique, et moins encore dans celles du seul catholicisme ? Ne faut-il pas repenser la Mission et les rapports entre culte et cultures ? Les autres religions peuvent également comporter une dimension christique, parfois originale par rapport aux formes réalisées à ce jour dans l’histoire chrétienne. Au reste, il ne semble plus possible de penser sérieusement la foi chrétienne sans se laisser interroger par l’athéisme. Non seulement l’humanisme athée a maintes fois constitué une saine réaction contre des formes superstitieuses ou idolâtriques du christianisme et contre ses trahisons sociales, mais il est incontestable qu’il peut également fonder une éthique. La hantise du relativisme risque de mener l’Église à la cécité.
Insister sur l’origine chrétienne des valeurs de l’Occident est parfaitement justifié. Mais Jean-Pierre Denis ne devrait-il pas prêter plus d’attention aux raisons qui ont amené la société à s’opposer à l’Église pour mettre en œuvre les valeurs qu’elle prêchait ? Inféodée à la royauté sous l’ancien régime, à la classe possédante au XIXème siècle, et à un ordre établi globalement inique aujourd’hui, l’Église a tendance à dire la morale sans guère s’y conformer en pratique. Il est bon de rappeler que les encycliques sociales ont fait preuve d’une grande perspicacité dans le refus des injustices, mais il faudrait aussitôt ajouter que les contre-témoignages concrets de l’Église dans ce domaine les ont réduites à ne rester que vains discours. Dans la conjoncture présente, il ne suffit pas d’identifier l’origine chrétienne des valeurs pour légitimer le rôle que réclame le christianisme en vue de restaurer la civilisation issue de lui. À supposer qu’une telle restauration soit pensable et souhaitable, il faudrait encore que le catholicisme ait, ce qui n’est objectivement pas le cas, une autorité qui se fonde sur des engagements plus tangibles que les prétentions affichées au nom de Dieu. Il faudrait que l’Église voie avec les yeux du monde le spectacle qu’elle donne au lieu d’exiger que le monde la voie avec les yeux de la foi.
L’impression qui, à la lecture de l’ouvrage, tend à prévaloir concernant le monde moderne est globalement plutôt pessimiste, voire quelque peu manichéenne : hors de la religion, pas de salut. D’un côté se trouve, hypostasié, un catholicisme qui aurait gardé intacte à travers les siècles, en dépit de ses multiples défaillances que l’auteur reconnaît, sa virginité ontologique originelle et la puissance divine censée accompagner la succession apostolique. De l’autre se situerait un monde dévoyé qui se retourne contre lui-même après s’être révolté contre la divinité, livré au péché et à l’esprit du mal, conduit par le grand Adversaire de Dieu et de l’homme autrefois appelé Satan. Or deux objections au moins s’imposent ici d’entrée, l’une théologique, l’autre sociologique. En excluant l’idée selon laquelle Dieu continue à agir dans le monde pour sauvegarder l’homme et l’humanité sans condition préalable et sans acception de religion, Jean-Pierre Denis néglige une donnée fondamentale et constante des convictions chrétiennes. Et, seconde objection mais non moindre, une telle conception noircit injustement le monde en ignorant les aspirations au bien qui l’animent en profondeur et les combats qui s’y mènent pour l’humanité en dépit du mal.
Le catholicisme n’est sans doute pas encore allé au bout de l’épreuve qui lui rendra peut-être une certaine crédibilité s’il accepte de l’assumer. Mais va-t-il ce chemin-là ? Ce n’est pas d’une hypothétique contre-culture catholique que le monde contemporain a besoin. C’est d’hommes et de femmes habités par l’évangile et passionnément désireux de le partager avec les humbles, fidèles à la Parole reçue et portés par l’esprit prophétique des Béatitudes et des paraboles, sans préjugés confessionnels. Et ce, si possible, en communion avec une Église capable de se renouveler au contact d’un monde inédit qui demeure cher à Dieu. Il ne s’agit pas de sacrifier la transcendance à l’immanentisme ou au matérialisme ambiant. Mais le Verbe ne se révèle qu’à travers des paroles et des actions humaines, l’Écriture ne se lit qu’à travers des écritures, l’Eucharistie ne s’accomplit que dans les multiples expressions concrètes de l’amour, l’Évangile n’est vraiment une bonne nouvelle qu’en offrant la délivrance et la vie sauve à tous les hommes. Le chrétien est appelé à aider le monde à cheminer vers son humanité et vers Dieu, en résistant de façon lucide et résolue aux forces contraires, sans rêver d’un illusoire itinéraire réservé.
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Tous les chrétiens s’accordent à croire que le Christ s’est donné aux hommes sans conditions et sans réserve pour témoigner que Dieu est amour et que le monde ne vit que par l’amour. Son évangile est la plus simple des théologies et la plus simple des éthiques, et le « culte en esprit et en vérité » qu’il a institué est des plus simples aussi. Il a envoyé ses disciples annoncer, dans son sillage, la bonne nouvelle de la libération de toutes les idolâtries et de toutes les servitudes imposées par les puissants, y compris les servitudes religieuses. Le shabbat a été institué pour l’homme, et non pour Dieu qui n’en a nul besoin. L’inculturation de ce message représente cependant une aventure délicate parce qu’elle se joue dans le cours divers et changeant des réalités humaines, au milieu d’inextricables conflits. Le modèle des cultes royaux ne s’impose pas à jamais pour les célébrations liturgiques, ni celui des sociétés foncièrement inégalitaires pour l’évolution de la société. L’engagement, l’ordre et la rigueur doctrinale sont certes indispensables pour que le vie puisse s’épanouir, Jean-Pierre Denis a raison de le souligner, mais nul ne peut accéder d’emblée et définitivement au vrai et au bien à la faveur d’un savoir ou d’une appartenance, quels qu’ils soient.
Pourquoi rêver de reconstruire la civilisation qui s’est défaite en essayant de refonder « le sexe, la loi, la science, la raison, l’éducation, l’esthétique, le sens » et tout le reste sous l’égide du catholicisme ? Le Dieu biblique n’est pas ambitieux comme les monarques, ni sacré comme les autres dieux. La sainteté qui lui est propre est d’une autre nature qui s’identifie à un amour par essence universel, et non à la puissance qui exclut pour dominer. Il est le Dieu qui veut que le monde participe à sa sainteté en participant librement à son œuvre de création et de salut. La désacralisation du monde n’est donc pas sacrilège, et sa sécularisation ne devrait pas effrayer l’Église. L’avenir du Dieu des chrétiens se joue dans le monde. Peut-être l’Église redeviendrait-elle audible et crédible si, émue et humble au vu de la détresse du monde, elle s’engageait simplement, mais corps et âme, dans le combat pour la justice et la paix, si elle acceptait de suivre l’invitation faite au jeune homme riche. Hors de l’amour qui est relation – bienveillance et aide –, il n’y a ni Dieu, ni Église, ni vérité… Cela ne signifie pas fusion et dissolution dans le monde, mais acceptation de la condition humaine pour la transfigurer. L’évangile est un chemin de subversion prophétique, et non un idéal culturel ou contre-culturel.
Ce n’est pas d’abord dans les sanctuaires ou les institutions ecclésiastiques que l’évangile prend corps, mais au milieu des hommes et de leurs contradictions. C’est là, à ras de terre, que se construit avec l’aide de Dieu la plénitude de l’humanité autrefois appelée Corps du Christ. L’Église n’a pas vocation à instaurer un royaume de Dieu opposé au vécu de l’humanité, ni à défendre et à glorifier une religion en tant que telle. Pour enfanter Dieu parmi les hommes et pour le sauver parmi eux, lui qui s’est identifié aux derniers des leurs, il faut que les chrétiens et l’Église rejoignent les hommes pour les accompagner, les aimer tels qu’ils sont, et se mettre à leur service en partageant leurs souffrances et leurs aspirations avant de vouloir les enseigner et les diriger. La croix du Golgotha est toujours plantée en ces lieux, chargée de malheurs et portant des suppliciés sans nombre, et, au creux de leurs tombes, les humains attendent encore et toujours la résurrection même s’ils ne l’appellent plus ainsi. Dans les pires situations, le cœur de l’homme garde la trace de son Créateur, la trace de sa lumière et de son amour, et le désir du salut qui lui est promis. Jésus de Nazareth n’a pas cessé de révéler cela aux uns et aux autres, sans beaucoup se préoccuper du Temple de Jérusalem.
Jean-Marie Kohler
Source : http://www.recherche-plurielle.net/nouvelles/news.php