« Un signe de la crise du capitalisme »
Quelles seront les conséquences de la catastrophe nucléaire au Japon sur l’économie mondiale ? L’économiste Geneviève Azam* nous livre ici son analyse.
POLITIS : Quelles sont les premières leçons économiques à tirer de la catastrophe nucléaire au Japon ?
Geneviève Azam : Cette catastrophe nous ramène à la crise énergétique. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) reconnaît dans son rapport 2010 que le pic d’extraction de pétrole conventionnel a été atteint en 2006. Or, on assiste à une augmentation faramineuse de la demande énergétique. Nous avons donc un problème énergétique majeur, que nous tentons de dépasser par le développement du nucléaire, sous couvert de la lutte contre les émissions de carbone. L’énergie nucléaire, qui paraissait infinie, était le moyen de poursuivre une croissance elle aussi infinie. On voit ce qui se passe en Chine, avec sa prévision de construction de 20 à 30 nouveaux réacteurs à l’horizon 2020 ! La réponse nucléaire, la seule vraiment prévue pour répondre aux besoins des sociétés énergétivores, est remise en cause, pas seulement par ceux qui, depuis très longtemps, s’opposent à l’industrie nucléaire, mais par les faits.
Cette crise nucléaire a-t-elle des conséquences sur l’économie mondiale ?
Si on continue à raisonner, comme nous le faisons en France, à partir du nucléaire, on va dans une impasse. Ce qui s’est passé en Allemagne est intéressant, même si ce n’est pas un modèle. Les Allemands ont décidé de sortir du nucléaire il y a une dizaine d’années, et cela a entraîné un développement très important des énergies renouvelables et des créations d’emplois. Dans ce pays, il existe une véritable filière des énergies renouvelables.
Mais si on continue à penser que le nucléaire va nous sortir de la situation de crise énergétique, on se prive de la possibilité d’une véritable transition énergétique. Un changement énergétique, c’est aussi un changement de société, de modèles de production et de consommation. Cela ne peut certes pas se faire techniquement du jour au lendemain, mais la décision de sortir du nucléaire est nécessaire pour engager au plus vite la transition.
Pourquoi ? La catastrophe de la centrale de Fukushima au Japon n’est pas celle de Tchernobyl. Cette centrale est située dans une zone immensément peuplée, dans un grand pays industriel, quatrième exportateur mondial. Dans un monde globalisé, cela signifie que la crise nucléaire a des répercussions globales, parce que nous sommes dans un système de spécialisation industrielle qui fait que le Japon exporte par exemple des composants électroniques entrant dans les productions d’autres pays. On est de surcroît dans le «juste à temps», le flux tendu… Dès lors qu’une production s’arrête ou est perturbée, des effets en chaîne se font sentir.
Des économistes affirment pourtant que l’impact de la catastrophe japonaise sur l’économie mondiale serait réduit, et qu’au contraire l’économie japonaise pourrait rebondir grâce à la demande générée par les travaux de reconstruction…
C’est un raisonnement d’économistes de 1945 ! La reconstruction du nord du Japon, touché par le tsunami, va certes engendrer un surcroît d’activité pour un certain nombre de secteurs, laissant penser qu’un retour à la « normale » est possible. Or, ce que n’intègrent pas les modèles des économistes, c’est l’irréversibilité.
L’hypothèse de base est la réversibilité des événements, doublée de l’idée que du mal sort finalement du bien. Cette idéologie du progrès nécessaire nous rend incapables de penser que la contamination nucléaire, invisible, sera durable et non réversible à l’échelle humaine.
Or, il n’y aura pas de retour possible à la situation antérieure autour de la centrale nucléaire de Fukushima. C’est ce qui distingue la crise nucléaire de la crise financière. Les effets de la crise financière de 2008, certes dévastateurs, sont maîtrisables : moyennant des changements de politiques, l’emballement financier peut être arraisonné. La crise nucléaire n’est, elle, pas maîtrisable : les pollutions sont définitives à l’échelle humaine. Cela montre que l’évaluation des risques réalisée à partir du calcul probabiliste, une activité née de la finance et de plus en plus importante pour les économistes, n’est pas crédible. Comme le dit le philosophe Nassim Nicholas Taleb, dès lors qu’il s’agit d’activités humaines, « la valeur prédictive pour estimer tous les risques n’est pas supérieure à celle de l’astrologie ».
La catastrophe du Japon n’augure-t-elle pas un effondrement d’un système pensé pour une croissance infinie ?
La leçon, c’est d’accepter la vulnérabilité fondamentale des sociétés humaines et d’agir en conséquence. Il y a eu une catastrophe naturelle au Japon contre laquelle on ne peut rien, si ce n’est en accepter la possibilité et s’en protéger, comme le Japon a pu le faire. L’accident nucléaire est autre : il témoigne d’une véritable défaite de la puissance supposée de nos sociétés à partir de la technique et de la science pour dominer la nature. Cela tient à la croyance que nous aurions pu tout maîtriser. Je ne pense pas qu’en Union soviétique Tchernobyl ait relancé une quelconque croissance. Tchernobyl a été un événement fort dans l’accélération de la chute de l’Union soviétique et, sans faire de l’astrologie, ce qui se passe aujourd’hui au Japon est le signe d’une crise qui peut accélérer considérablement la crise du capitalisme, de la même façon que Tchernobyl a accéléré la crise du système soviétique.
Propos recueillis par Thierry Brun
* Geneviève Azam a publié en 2010 « Le Temps du monde fini » aux éditions Les Liens qui libèrent.
[Note LB : une recension de cet ouvrage a été publiée dans le n° 49 (Mars 2011) de la revue « Les Réseaux des Parvis ».]Source : entretien publié dans Politis du 24 mars 2011