Le prétendu prix de la vie, par Jean-Marie Harribey*
La catastrophe nucléaire au Japon a apporté son lot de commentaires politiques et techniques aussi stupides que cyniques (voir le billet précédent sur ce blog). Mais les économistes étaient majoritairement restés dans l’ombre. Certains sortent peu à peu de leur silence pour reconsidérer la manière dont la société et en particulier l’État comparent les coûts et les avantages des politiques publiques. En matière de risques nucléaires, le sujet est très sensible parce qu’il met en jeu un temps très long (des millénaires) et un degré d’incertitude très élevé. Discuter des méthodes prisées par les principaux décideurs se révèle instructif à plus d’un titre.
Peut-on mettre en balance la vie des êtres humains et les équilibres naturels avec une valeur économique, un prix exprimé en euros ou dollars ? C’est la grande question à laquelle répondent positivement la plupart des économistes se référant à la théorie dominante néoclassique. Comment font-ils ? Ils peuvent mesurer la valeur d’une vie brisée ou d’une nature détruite par le coût de la « réparation » versée en dédommagement ou engagée pour la remise en état. Ce n’est ni plus ni moins qu’un renversement du problème : on ne sait pas mesurer ce qui disparaît, donc on mesure la compensation, au demeurant le plus souvent partielle. Ils peuvent aussi évaluer la vie et la nature par le manque à gagner dû à la diminution de la production consécutive à un décès ou à une destruction de la nature. La vie d’un smicard nucléaire vaudrait-elle moins que celle d’un ingénieur nucléaire ? Le Mont-Saint-Michel vaut-il les omelettes de la Mère Poulard ? Aucune de ces méthodes n’apporte une réponse correcte au problème posé.
Cependant, la science économique progresse au rythme de la statistique. En demandant aux individus le prix qu’ils accepteraient de payer (leur « consentement à payer ») pour réduire leur risque de mourir, on parvient à estimer, grâce à une comparaison des espérances mathématiques de la satisfaction et du risque, le « prix statistique d’une vie ». L’économiste Thibault Gajdos, peu suspect de conservatisme puisqu’il consacre ses recherches aux inégalités, en donne un exemple simple dans Le Monde de l’économie du 29 mars 2011* *: la valeur statistique de la vie d’un Français est égale à environ 120 fois le PIB par habitant, soit 2,4 millions d’euros. Malheureusement, le prix de la vie dans un bidonville du Sud vaudra beaucoup moins.
Ces méthodes ont été définitivement réfutées, aussi bien par des savants hétérodoxes que par ceux issus de l’orthodoxie[1], parce que l’incertitude radicale pèse sur l’avenir. Mais, de plus, on voit à quelles aberrations conduit la volonté de donner un prix monétaire à la vie. Toutes ces méthodes ont un point commun : pallier l’absence de prix de marché pour toute chose qui n’est pas marchande par l’attribution d’un prix censé rendre commensurables des choses qui appartiennent à des registres différents. C’est l’impasse de toute l’économie néoclassique de l’environnement qui s’imagine pouvoir faire s’exprimer tous les consentements à payer. C’est aussi celui des tentatives de faire entrer dans le PIB le temps libre, le lait maternel, toutes les relations sociales non monétaires, etc.
Puisque toute richesse, toute valeur d’usage est postulée susceptible d’être réduite à un quantum de monnaie, il faut, par un coup de force théorique, donner une réalité à une fiction. Une fois ce principe imposé, il est appliqué de façon toujours plus étendue. Ainsi, un nouveau concept s’affirme au sein des instances internationales (OCDE, Banque mondiale notamment) : celui de « valeur économique des services rendus par la nature » pour compenser l’impossibilité de mesurer la « valeur économique de la nature », voire l’inanité de cette dernière notion.
Voilà où mènent le refus et l’incompréhension de l’économie politique qui avait opportunément apporté deux conceptions clés. D’une part, la séparation entre l’usage et la valeur économique. D’autre part, le fondement de la valeur économique dans les conditions sociales et matérielles de la production réalisée par les hommes. La cohérence entre les deux conceptions était réalisée en maintenant la distinction entre la richesse au sens large, incluant celle provenant de la nature, et la valeur économique, restreinte au domaine de la production humaine.
Et où trouve-t-on les prémisses de la notion de « valeur économique des services économiques rendus par la nature » ? Chez Jean-Baptiste Say, fossoyeur de l’économie politique au début du XIXe siècle, et chez Frédéric Bastiat, ultra-libéral de la première moitié du XIXe. Que ces prémisses aient été développées par les économistes néoclassiques ultérieurs n’est pas étonnant car elles permettaient d’éviter de prendre en compte les rapports sociaux dans lesquels l’activité économique se déroulait à des fins de valorisation du capital. Ce qui l’est davantage, c’est l’imprudence avec laquelle certaines notions à la mode mais fragiles intellectuellement sont reprises par certains courants écologistes, croyant bien faire en montrant l’importance de la nature.
Sans la nature, l’homme ne peut rien produire, ni en termes physiques, ni en termes de valeur économique. Mais ce n’est pas elle qui produit la valeur. C’est le paradoxe, incompréhensible en dehors de l’économie politique et de sa critique. S’il devient impératif de respecter les contraintes de ressources, il est erroné de croire que cela pourra se faire à partir de la « valeur économique des services rendus par la nature », car ce qui est appelé ainsi dans la littérature économique est en fait la valeur créée par le travail sur la base des biens naturels utilisés.
Au lieu de gloser sur la vie qui aurait soi-disant un prix, il vaut mieux, à tout prendre s’en remettre au bon vieux dicton : la vie n’a pas de prix mais elle a de la valeur. Oups ! On dit, elle a de la valeur. Mais c’est d’une autre valeur dont on parle, qui n’a rien à voir avec l’économique.
[1] D’un côté, on peut citer Jean-Pierre Dupuy, « Temps du projet et temps de l’histoire », dans Robert Boyer, Bernard Chavance, Olivier Godard (sous la dir. de), Les figures de l’irréversibilité en économie, Paris, Éditions de l’EHSS, 1991, p. 97-134 ; de l’autre, Maurice Allais à travers le paradoxe qui porte son nom, « Fondements d’une théorie positive des choix comportant un risque et critique des postulats et axiomes de l’école américaine », Économétrie, Collection des Colloques internationaux du CNRS, vol. XL, Paris, 1953. Pour une présentation, voir J.M. Harribey,L’économie économe, L’Harmattan, 1977.
* Jean-Marie Harribey est ancien Professeur agrégé de sciences économiques et sociales et Maître de conférences d’économie à l’Université Bordeaux IV.
** lien vers cet article : Thibault Gajdos
Source :
http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2011/03/30/le-pretendu-prix-de-la-vie/