L’Histoire remise en marche, par Wassyla Tamzali*
La crainte de l’islamisme ne doit pas ralentir les réformes
Alors que les jours avancent, les incertitudes s’installent. La présence au Caire comme à Tunis de plus en plus visible des islamistes que l’onction démocratique n’a pas changés d’un poil – de barbe – ni d’un fil – de voile – apporte de l’eau au moulin des tenants de l’immobilisme au prétexte que le choix dans les pays arabes est dans l’accablante alternative : ou les intégristes islamiques ou les régimes militaro-policiers.
Il est vrai que passée l’euphorie des premiers moments, nous sommes obligés de constater que la réalité que nous avons devant nous est celle que ces régimes ont générée. C’est exactement cela que nous n’avons cessé de dénoncer de Tunis au Caire, d’Alger à Casablanca, Damas, Beyrouth : le peu d’empressement, voire le refus viscéral des pouvoirs publics d’éduquer les peuples à la liberté et leur maniement diabolique des subterfuges nationalistes et religieux pour mieux faire passer l’ignoble.
Nos inquiétudes n’étaient pas vaines. Nous savions aussi que, loin d’être des remparts contre le radicalisme religieux, ils en étaient les complices, sinon les bénéficiaires. Le temps nous a appris que l’alternative militaire/religion est une figure de style vide de sens.
A cela, il faut ajouter les opérations de laminage des sociétés civiles, l’effacement lente et réussie du politique, sa substitution par la considération sociale des rapports de force, et l’atomisation des citoyens en une myriade d’individus luttant pour leur survie personnelle et celle de leur famille.
Les révoltes arabes ne pouvaient, dans ces conditions, accoucher de nations démocratiques et libertaires. Mais est-ce à dire qu’il ne s’est rien passé ? Qu’il ne se passera rien ?
A en juger par les résultats, le déboulonnement des rois républicains, la peur et l’inquiétude des autres, et partout chez les peuples, une volonté “nue et massive de dire non au souverain” (Michel Foucault) soldée par des milliers de morts, il ne s’agit pas d’une simple étape réformatrice ni d’une amélioration forcée des régimes en place. Et c’est sans doute ce qui inquiète certains.
Depuis un demi-siècle, les peuples décolonisés ont été freinés dans leur marche vers la liberté. Après l’ère des libérations, les chemins vers la liberté ont été obstrués cyniquement par des maîtres absolus qui ont usé d’expédients, jouant avec les objets de la sacralisation populaire. Au nom de la libération nationale, de la justice sociale et de l’appartenance religieuse, les désirs libertaires ont été étouffés dans l’oeuf.
Les femmes en savent quelque chose. Et les hommes qui s’interrogent aussi. Tout cela s’est dégonflé comme des baudruches, place Tahrir, place de la Casbah, dans les artères d’Alger.
L’Histoire avec tous ses espoirs s’est remise en marche. Avec ses exigences et ses dangers, car qui peut être sûr de l’issue des révolutions arabes ? L’arrestation de Moubarak et ses fils, la parité hommes-femmes décidée pour les élections en Tunisie sont de bonnes nouvelles. Suffisent-elles à annoncer le printemps ?
Chemin hasardeux
Pour autant faut-il attendre ? Attendre quoi ? Primo Levi disait : “Si je ne suis pas pour moi qui le sera, si ce n’est pas pour maintenant c’est pour quand ?” La politique des petits pas a fait son temps.
Car l’Histoire ne se réforme pas, elle se fait. C’est ce que nous ont appris nos pères qui, de Damas à Rabat, prirent le chemin hasardeux, indispensable et impératif de l’Histoire en s’opposant aux pouvoirs coloniaux.
Cinquante ans après, les fils rompus de notre histoire se renouent et nos fils nous conduisent de la libération à la liberté.
* Wassyla Tamzali, avocate, journaliste, directrice des droits des femmes à l’Unesco
Source : publié dans Le Monde daté du 20 avril 2011