1Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aller l’embaumer. 2Et de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil étant levé. 3Elles se disaient entre el/es : « Qui nous roulera la pierre de l’entrée du tombeau? » 4Levant les yeux, elles voient que la pierre est roulée… or elle était très grande. 5Entrées dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme, vêtu d’une robe blanche, et elles furent saisies de frayeur. 6Mais il leur dit : « Ne vous effrayez pas. Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié: il est ressuscité, il n’est pas ici… voyez l’endroit où on l’avait mis. 7Mais allez dire à ses disciples et à Pierre: “Il vous précède en Galilée… c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit.” » 8Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées… et elles ne dirent rien à personne car elles avaient peur. (Marc 16, 1-8)
C’est la sobriété de Marc qui m’émeut, et réellement m’évangélise. Je ne suis pas loin de penser que des notions comme celles de la finale ajoutée au Notre Père : « le règne, la puissance et la gloire », ou bien celles de majesté, de trône, de jugement, n’ont pas suffisamment été « évangélisées » et véhiculent bien trop de superbe, de suffisance, voire même d’arrogance pour refléter exactement ce que nous savons de la vie du Nazaréen, venu non pour être servi mais pour servir. Avec la Résurrection et son exaltation, le piège est redoutable. Pourra-t-on résister à la tentation de réintroduire, maintenant qu’il n’est plus là pour répondre, des images de louange et d’adulation récusées par Jésus dans son enseignement ? Autrement dit, est-ce bien « mon» Jésus qui ressuscite, humble serviteur, pétri de chair et de sang, de fatigues et de soucis, passionné pour les petits et les pauvres; oui, est-ce bien lui qui va ressusciter, ou bien un tout autre, surprenant, riche, magistral, immense et imprévu, oui, un tout autre? Voilà ma question : l’Évangile de l’homme de Nazareth sera-t-il confirmé ou annulé par l’arrivée d’un trop puissant Seigneur de gloire ?
En tous cas, à ce titre, l’Évangile de Marc est tout à fait exemplaire. Peu de merveilleux. Pas de suffisance ni de poussée de fièvre céleste. Seulement un constat : son corps a disparu. Point final. « Vous cherchez Jésus de Nazareth le crucifié ; il est ressuscité, il n’est pas ici ; voilà le lieu où on l’avait déposé… »
C’est ici l’Évangile essentiel : la disparition du corps de Jésus le jour de Pâques. Frustration générale. Depuis le soir du Vendredi, jamais plus personne n’aura le corps. Aucune mainmise. Introuvable. Intouchable. Personne au monde, jamais ! Avec un corps, même méconnaissable, on pouvait s’adapter. On pouvait le « retrouver », le reprendre avec nous dans nos réunions, le faire marcher à nouveau avec nous sur des routes d’Emmaüs, ou sur des plages, un matin de pêche infructueuse, bref, « l’avoir encore un peu » ! Ne pas rester les mains vides !
Comme Marie de Magdala et les autres femmes, on aurait pu l’embaumer, avec des aromates et de nobles cantiques, le ranger précieusement dans un tombeau tout neuf ou dans des liturgies très vieilles et des rites mémorables. Ou bien, qui sait, dans des auberges accueillantes lors de repas partagés, ou bien solidement cloué sur le bois. Ainsi, il aurait été possible de « le garder un peu» et de lui rendre hommage. On y aurait pensé religieusement très fort, avec ardeur, comme il se doit, toute une semaine sainte, ou deux ou trois, ou même quarante jours ! Mais voilà: son corps a disparu! Avec l’Évangile de Marc, impossible de le garder « encore un peu ». Rien. Rien qu’un constat : il a disparu !
« Voyez l’endroit où on l’avait mis. » Y a-t-il une quête possible de ce corps disparu ?
Je sais que le but de Jésus n’était pas de disparaître ainsi et de nous laisser les mains vides. Au contraire, il voulait tout vivre en se donnant, et jusqu’au bout tout donner en vivant. Son but était d’inventer une vie nouvelle : n’être que ce que l’on donne. Par lui, l’homme était devenu possible.
Mais dès le début, personne n’a supporté cette manière nouvelle de vivre. Dès le programme de Nazareth, on a tenté de le jeter en bas d’un escarpement de la colline pour le tuer.
Son corps ? C’est là qu’il a commencé à disparaître, qu’il a commencé à s’en laisser déposséder. Un long mourir de trois ans, voilà sa vie. Une lente disparition. Une lente usure. Il était amour : il le parlait, il le vivait, il l’était. Or l’amour, c’est toujours un mourir, un mourir à soi, un don, un abandon de soi.
Un jour, il s’est trouvé presque totalement donné, dépouillé, vidé d’avoir tout donné par amour. Ainsi quand la mort est venue, elle n’avait presque plus rien à lui prendre, à lui ravir, même pas un corps. À la fin, il a mis le comble à son amour, et nul n’a pu retrouver son corps.
C’est tout au long de ce mourir-là de trois ans que la quête du corps disparu doit avoir lieu. C’est là qu’il faut chercher et « voir l’endroit où il a été mis ». Là d’abord.
Trois ans à « ne pas déjà mourir » pour continuer la prédication du Royaume. Trois ans à « survivre » encore, et toujours se donner et aimer. Trois ans à devoir être suscité à nouveau chaque matin, et chaque matin ressuscité ; et chaque matin déjà le jour de Pâques !
C’était bien avant la fin que Jésus avait fait gagner la vie contre la mort. Bien avant la fin qu’il avait déjà marché sur l’eau et piétiné sa puissance; qu’il avait combattu la tempête et les vents ; qu’il avait relevé les morts et les pauvres ; qu’il avait libéré les lépreux et les riches ; qu’il avait célébré la fête du pain partagé au-delà du possible. Il avait déjà tous les jours montré que pardonner, ce n’était après tout que donner par-dessus tout, donner radicalement tout, absolument tout remettre. Depuis le début de son ministère, Pâques était là, et sa vie nouvelle. Partout c’était déjà la vie qui gagnait. « Venez voir » tous ces endroits où sa vie s’était posée et déposée pour réanimer bourgs et campagnes de Galilée et de Judée. La quête du corps disparu n’est pas terminée. Il a aussi été « mis » en Galilée, et là, vous verrez bien qu’il y a longtemps qu’il « vous y précède ». Il s’y trouve encore tellement d’infirmes et de malades pour qui Jésus a obtenu que la vie l’emporte sur la mort !
Ainsi cette quête du corps disparu nous raconte l’histoire de l’actualité du Ressuscité, parmi nous. C’est pourquoi cette quête du Ressuscité ne doit pas se faire uniquement dans l’histoire du Nazaréen, mais aussi dans la nôtre, notre actualité. Je crois en effet que le Ressuscité habite incognito notre monde, y parle, y travaille, y prie.
Oui,je sais que le Ressuscité vit parmi nous, non comme un roi glorieux et magnifique, mais comme un serviteur, ami des pauvres et des exclus, des petits et des oubliés. Comme avant, oui, le même Jésus qu’avant !
Dire où se tient aujourd’hui le Ressuscité, dire précisément quels sont ses actes libérateurs : nul ne le peut à coup sûr. Mais nul ne peut ni ne doit (du moins s’il se réclame de Jésus) refuser d’essayer de répondre concrètement à ces questions difficiles.
Vivre Pâques aujourd’hui, c’est se mettre tous en quête du Ressuscité dans nos cités et dans nos vies.
Que chacun cherche les signes de sa présence et de son intervention agissante parmi nous !
La quête est délicate, aléatoire, embrouillée, risquée. Peut-être faut-il la préparer à plusieurs ?… Mais à chacun d’oser son interprétation. À chacun de s’engager, dans la crainte et le tremblement, et d’aller le rejoindre, lui qui nous devance toujours et toujours déjà travaille à faire gagner la vie sur la mort.
Croire Pâques, ce ne peut être que cela : découvrir, chacun, sur quel chantier le Vivant l’attend. Puis, y aller, parmi d’autres, proches ou différents, pour offrir un peu de son temps, de son pain, de ses muscles (le cœur aussi est un muscle) et de son espérance. Bel Évangile de Marc : il a disparu, partez donc tous à sa recherche !
Cela s’appelle l’aurore. Car Pâques, c’est toujours un matin.
Source : Extrait de « Mon » Jésus – Méditations sur des textes d’Evangile, de Louis Simon , Ed. Les Bergers et les Mages, collection “Parole vive”, 1998.