Lifta Pan de mémoire
Le village fantôme est le dernier vestige encore debout de la Nakba, la “catastrophe”, qui vit l’expulsion de 750 000 Palestiniens d’Israël en 1948. Des projets de démolition relancent le débat sur la place qu’occupe cette page d’histoire dans les consciences des deux peuples
Photo : Lifta est aux portes de Jérusalem, mais rares sont ceux qui ont la curiosité d’emprunter le chemin caillouteux qui descend au coeur du village et de ses souvenirs.
C’est un village fantôme, un village de la mémoire sélective des Israéliens et de leur discorde historique avec les Palestiniens, un témoin gênant. Il est situé aux portes de Jérusalem, en contrebas de l’autoroute n° 1 qui va vers Tel-Aviv. De loin, on distingue des ruines éparses, celles de maisons accrochées à l’une des collines de la Ville sainte. Rares sont pourtant les Hiérosolymitains qui ont la curiosité d’emprunter le chemin caillouteux qui descend au coeur de Lifta, et de ses souvenirs.
S’ils venaient errer avec les ombres qui le fréquentent, ils découvriraient les murs de pierres de bâtisses qui pourraient revivre, pour peu qu’elles soient dotées de toits, des ruelles aux pavés lisses bordées de ces cactus géants qui servent à marquer les limites de propriété. Abandonné depuis plus de six décennies, Lifta est un village pétrifié dans le silence et sa beauté architecturale, mais c’est surtout le dernier vestige de l’époque de la Nakba.
Ses maisons sont le seul témoignage physique du conflit de 1948, que les juifs appellent la “guerre d’indépendance”, et que les Palestiniens évoquent sous le terme de Nakba, la “catastrophe”, autrement dit la fuite, l’expulsion et l’exil pour 750 000 d’entre eux. Alors qu’Israël a fêté, le 10 mai, le 63e anniversaire de sa création, la commémoration de la Nakba par des Palestiniens du Liban et de Syrie qui se sont rassemblés à la frontière avec Israël, dimanche 15 mai, a pris par surprise les militaires israéliens, qui n’ont pas hésité à tirer sur les manifestants, faisant au moins 12 morts.
Dans ce contexte, Lifta est plus encore un symbole dérangeant qui renvoie les Israéliens à une page de leur histoire qu’ils ont préféré effacer de leur mémoire. Peut-être est-ce pour cela que le village doit disparaître, au profit d’un complexe immobilier soutenu par l’Etat israélien, projet auquel s’opposent les enfants et petits-enfants des quelque 2 800 habitants de 1947, ainsi que plusieurs organisations israéliennes proches du “camp de la paix”.
L’enjeu de la bataille de Lifta, qui se déroule devant les tribunaux israéliens, est politique : sur les 400 villages palestiniens détruits lors de la “guerre d’indépendance”, Lifta est le seul à avoir défié le temps, comme une provocation au récit tronqué que font, de la création de leur Etat, les Israéliens. Il incarne l’un des principaux contentieux du conflit, le “droit au retour” des 4,3 millions de réfugiés palestiniens dispersés en Israël, à Gaza et en Cisjordanie, mais surtout dans les camps de Jordanie, du Liban et de Syrie. Avec Abou Toah Zaki et Moustapha Aïd, il est facile, en arpentant les terrasses où fleurissent toujours les amandiers, d’imaginer la vie paisible qui fut longtemps celle des bergers, agriculteurs et maçons de Lifta.
La mosquée, le pressoir à huile d’olives et le cimetière témoignent d’une vie brusquement interrompue, lorsqu’il a fallu fuir, fin 1947, avec l’illusion d’un retour rapide, parce que la guerre était là, et que la Haganah, l’organisation paramilitaire sioniste qui devait donner naissance à l’armée israélienne, en avait décidé ainsi. La nostalgie d’Abou Toah Zaki n’a pas de bornes : “Les étrangers ont une impression de tristesse en venant à Lifta, alors vous imaginez la nôtre… S’ils détruisent tout cela, ce serait terrifiant, ils auront fini de détruire notre esprit.”
Daphna Golan, qui enseigne les droits de l’homme à l’Université hébraïque de Jérusalem et anime le collectif de défense de Lifta, souligne que le futur complexe immobilier sera composé de 212 appartements et d’un hôtel : “Ce seront des résidences de 190 à 300 m2, pour des gens riches vivant à l’étranger. Lifta doit demeurer comme un musée vivant de la Nakba. Si nous croyons à la paix avec les Palestiniens, alors gardons Lifta comme symbole d’un dialogue possible.”
Ce n’est pas la vision de l’Administration des terres d’Israël (ILA), qui a donné son blanc-seing au projet d’Isaac Schweky, directeur de la Société israélienne pour la préservation des sites historiques : “Avec le temps, les maisons se détruisent peu à peu. Si nous voulons sauver Lifta, il faut le développer”, assure-t-il. Les promoteurs ont subi un échec, le 7 mars, lorsque le juge Yigal Marzel, saisi d’une pétition déposée par les défenseurs de Lifta, a ordonné un gel temporaire de la publication des appels d’offres pour la vente des parcelles de terrain.
Les intéressés en contestent la légalité, à la fois pour revendiquer les droits de propriété des habitants de Lifta et peut-être davantage pour préserver un héritage culturel, et le souvenir de la Nakba. “L’ILA a estimé que les Palestiniens qui prétendent être nés à Lifta n’ont pas produit la preuve de leurs affirmations”, souligne Eitan Bronstein, directeur de l’association Zochrot, qui se voue à développer la prise de conscience de la Nakba chez les Israéliens.
Le “droit de la propriété des absents”, aux termes duquel l’Etat est devenu propriétaire de la maison de tout Palestinien qui était physiquement absent du territoire en 1967 (lorsqu’Israël a annexé Jérusalem-Est) laisse aux habitants de Lifta peu d’espoir de retrouver la jouissance de leurs biens. Dans le village, de singuliers squatters les ont remplacés : des drogués se retrouvent dans les ruines et aussi, court la rumeur, des prostituées.
Garçons et filles venus des quartiers ultraorthodoxes (Haredi) perchés sur les hauteurs s’y donnent rendez-vous, et il n’est pas rare de voir une demi-douzaine de juifs haredim prendre un bain rituel dans le bassin de pierre du centre du village, où coule une source naturelle. Engager une discussion avec eux est difficile. Ils ouvrent des yeux ronds lorsque Moustapha Aïd leur affirme qu’il est né à Lifta, et le concept de Nakba leur est étranger.
Et pour cause : le 22 mars, la Knesset, le Parlement israélien, a adopté la “loi anti-Nakba”, qui permet de punir financièrement les associations et communautés locales qui commémorent la Nakba. Cette tentative d’extirper de la mémoire collective des Palestiniens le sentiment d’appartenance à leur terre s’est révélée contre-productive : jamais le culte de la Nakba n’a été aussi vivace.
Mais l’inflexibilité israélienne est enracinée dans un déni de la Nakba. Début avril, le ministre israélien de l’éducation, Gideon Sa’ar, a annoncé l’introduction d’une question obligatoire sur l’Holocauste dans les examens auxquels sont soumis les élèves arabes israéliens. En août 2009, il avait banni de leurs manuels scolaires toute référence à la Nakba, estimant que “la création de l’Etat d’Israël ne peut être assimilée à une tragédie”
Les professeurs arabes ont protesté en vain, sur le thème : “Si vous voulez la Shoah, donnez-nous la Nakba !” Peine perdue… La hantise d’un retour massif en Israël des réfugiés palestiniens explique le refus des autorités israéliennes d’ouvrir la boîte de Pandore de la Nakba, mais ce n’est pas, selon l’historien israélien Tom Segev, la raison essentielle.
“Les Israéliens, explique-t-il, ne contestent pas le départ de quelque 750 000 Palestiniens, ils en réfutent la narration : admettre la Nakba, cela implique une injustice commise envers les Palestiniens. Or le sionisme ne peut pas l’accepter : cela signifierait qu’il y a eu une sorte de péché originel dans la création et l’existence d’Israël.”
“C’est pourquoi, ajoute-t-il, je ne peux imaginer un gouvernement israélien qui présenterait des excuses publiques aux Palestiniens, comme l’a fait le gouvernement des Etats-Unis aux Indiens d’Amérique. C’est révélateur : lorsque vous refusez de vous excuser, cela veut dire que vous vous sentez toujours dans une situation de précarité.”
Représentant de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à l’Unesco, historien et écrivain, Elias Sanbar partage cette analyse : “L’explication fondamentale, insiste-t-il, c’est qu’Israël se perçoit comme l’expression du bien absolu. S’il reconnaît être né d’une injustice commise à l’égard d’un autre peuple, il perdra sa légitimité morale, et donc son existence future deviendra contestable.” “Israël, ajoute Elias Sanbar, ne pourra se dégager de ce conflit tant qu’il se pensera en termes absolus : victime absolue, peur absolue, force absolue. Il ne le pourra pas tant qu’il n’arrivera pas à se dire à lui-même” Nous sommes un Etat comme les autres”.
Si la Nakba a aidé à créer une identité palestinienne, insiste Eitan Bronstein, “notre identité personnelle d’Israéliens est liée à notre refus d’en reconnaître la réalité”. “Beaucoup d’entre nous, reconnaît Daphna Golan, ont peur d’aborder cette question, par une sorte d’autocensure collective.” “Un jour, rapporte-t-elle, alors que j’évoquais la question de la Nakba devant mes étudiants, l’un d’eux s’est levé pour me dire : “Madame, êtes-vous sûre que vous avez le droit de parler de ce sujet ?”
Si tous ne parlent pas, comme l’Israélien Ilan Pappe, de “nettoyage ethnique”, les “nouveaux historiens” israéliens ont largement étayé la véracité historique du déplacement forcé de la population palestinienne de 1947-1948. A condition de rappeler, souligne Tom Segev, qu’une partie de celle-ci avait pris la fuite volontairement avant les combats, en particulier les plus riches, et que les Palestiniens de l’époque ont aussi essuyé une défaite, notamment parce qu’ils se sont peu battus.
Le travail de mémoire pourrait donc se faire des deux côtés. Sauf que, en refusant d’admettre les zones d’ombre de son passé, l’Etat juif risque d’obérer son avenir, qui est lié à celui des Palestiniens. Les Israéliens, souligne Elias Sanbar, “doivent prendre le risque de se placer devant leur miroir ; or le conflit leur sert à masquer celui-ci”. Lifta est un cas d’école, observe Daphna Golan, parce qu’il pose “la question de savoir sur quelles bases la démocratie israélienne s’est bâtie, et quelle sorte de démocratie nous voulons construire”.
Laurent Zecchini
Source : publié dans Le Monde daté du 18 mai 2011