Reconstituer la scène – pour comprendre la Cène
Toute occasion est prétexte à un repas « pris ensemble»: mariage, baptême, funérailles, anniversaire, rencontre amicale ou amoureuse, etc. Rien d’étonnant que le Seigneur ait continué de se manifester ainsi parmi nous, de, façon privilégiée, dans le cadre d’un repas. C’est heureux, car cela respecte une dimension fondamentale de la vie. Mais nos eucharisties ont-elles encore l’air d’un repas? Le rite actuel fait-il vraiment penser à l’événement initial de la Cène?
Je me propose, dans ce texte, de retracer les origines du repas « eucharistique » en recontextualisant cette dernière rencontre de Jésus avec ses disciples et en questionnant le sens des « paroles d’institution ». Pourquoi Jésus les a-t-il prononcées ? Comment les apôtres ont-ils pu les recevoir et les comprendre ? Pourquoi ont-ils perpétué l’événement ?
Jésus de Nazareth et sa mission
Disons d’emblée qu’on ne comprendra rien à la Cène de Jésus si on ne fait préalablement l’effort de retracer l’itinéraire parcouru par Jésus, de prendre en compte son milieu de vie, de questionner ses choix et ses luttes. Tout simplement parce que son repas final est la clôture de l’ensemble de son parcours.
Jésus est un homme qui a une vision de Dieu. Un Dieu qu’il découvre à travers sa tradition et dans les Écritures. Un Dieu qui donne priorité à la vie et à tout ce qui la génère. Le Dieu de la Bible, qui dédaigne le culte s’il n’est précédé d’un vécu imprégné de justice et d’amour du prochain ; qui n’accepte d’être servi qu’à travers le service des êtres humains. Jésus a conformé sa vie à cette vision de Dieu. Cela s’est traduit dans un agir qui a sans cesse cherché à réaliser l’intention de Dieu pour les humains : dans des manifestations d’amour, des gestes d’accueil, des prises de défense, des guérisons. Il a intégré à fond cette donnée anthropologique fondamentale de Gn 1,27(1), présentant les hommes et les femmes comme des êtres égaux, de même dignité, ayant les mêmes droits. II constate cependant que sa culture et sa tradition religieuse ont trahi le désir de son Dieu; elles ont trahi en culpabilisant les malades, en humiliant les femmes, en écrasant les petits, en exploitant les pauvres, en marginalisant les étrangers, en repoussant les pécheurs. Elles ont défiguré son Dieu. Jésus travaillera donc sans relâche à rendre à Dieu son vrai visage. Pour ce faire, il doit s’attaquer aux forces responsables de la situation, plus particulièrement les autorités du temps, avec toutes les conséquences qui doivent en découler. Il y laissera sa peau.
Pour mener son combat, Jésus se choisit des partenaires. Des hommes et des femmes le suivent, dont 12 qui ont fait l’objet d’un appel à une collaboration plus étroite ; 12 à qui il demande davantage et à qui il confie plus de responsabilités. À ces 12, il donne des enseignements privés; il tente de les habiliter au discernement, de former leur conscience, de les responsabiliser, de les rendre autonomes face à lui. C’est une entreprise longue et laborieuse, qui connaît des ratés(2), mais qui demeure néanmoins incontournable. Au terme du parcours, on réalise qu’ils sont encore loin d’avoir véritablement emboîté le pas à Jésus.
Alors que la menace gronde, Jésus décide de monter à Jérusalem avec ses disciples(3) et d’y célébrer la Pâque, cette grande fête juive qui commémore la libération du peuple hébreu de l’esclavage égyptien. Jésus risque gros. Les dirigeants du peuple sont fatigués de voir les gens se masser autour de lui et s’emplir le cœur du souffle de libération véhiculé par son message. Leur autorité est ébranlée. Ils sont irrités de voir les gens s’éblouir devant le visage de Dieu que leur présente Jésus. Leur crédibilité est minée. Après tout, ne détiennent-ils pas les connaissances sur Dieu et ne sont-ils pas mandatés pour les transmettre ? Comment ce Jésus, qui compte un publicain(4) et un zélote(5)parmi ses disciples, qui mange avec les pécheurs, qui cite les Samaritains en exemple(6), qui compte des femmes parmi ses amis, qui défend la femme adultère, qui se laisse toucher par une pécheresse, comment un tel homme peut-il prétendre être de Dieu ? Non ! Ils doivent l’éliminer avant que son influence ne fasse trop de ravages.
De tout cela, Jésus n’est que trop conscient. Pourtant, il a la ferme conviction, d’une part, d’avoir fidèlement accompli ce que Dieu attendait de lui et, d’autre part, que son œuvre doit lui survivre. Mais ses heures sont comptées. Il lui faut donc passer le flambeau à ses disciples avant qu’il ne soit trop tard. II choisit de le faire au cours du repas pascal qu’ils s’apprêtent à partager. Il n’a plus le choix. Ce repas deviendra effectivement le moment ultime où Jésus proposera aux siens de s’engager à sa suite et de faire en sorte que ses choix et ses engagements se perpétuent à travers eux. Essayons de reconstituer la « scène ». Mais pour comprendre, un mot sur l’anthropologie juive d’abord.
Le corps et le sang dans la Bible
La Bible a une conception de l’être humain qui se distingue de celle transmise par la tradition chrétienne, une conception qui ne connaît pas cette dichotomie entre le corps (lequel est à toutes fins pratiques, réduit à la notion de chair en christianisme) et l’âme (immortelle, qui doit être sauvée). Pour elle; l’être humain est un tout unifié. Son corps représente, en quelque sorte, tout ce qu’il est comme entité distincte, avec ses traits physiques et psychologiques, avec son esprit, son intelligence, ses talents, ses qualités, ses défauts; bref, son être intégral dans lequel Dieu a insufflé un souffle de vie. Son corps se construit tout au long de son existence. Il advient au fil de ses choix, ses réflexions, ses fréquentations, ses joies, ses épreuves, ses luttes, ses échecs, ses réussites… Au terme de sa vie, son corps est son potentiel initial enrichi de la globalité de ses expériences.
Le sang, par ailleurs est le véhicule de la vie. Le peuple de la Bible croit effectivement que la vie de tout être humain circule à travers son sang(7). Cette conviction est si forte que l’on en vient tout simplement à affirmer : « La vie de toute chair, c’est son sang(8). » Or, la vie vient de Dieu, celle de l’animal tout autant que celle de l’être humain. Pas étonnant que l’on considère le sang comme sacré ! Pas étonnant que l’on en interdise la consommation ! Plus encore, Israël scellera son alliance avec Dieu dans le sang.
Voici ce qu’on raconte dans le livre de l’Exode(9) à ce sujet : Moïse, redescendant de la montagne, fait part au peuple de la volonté de Dieu inscrite dans la loi qu’il leur rapporte. Il invite le peuple à s’engager à respecter cette loi et à mettre en pratique ses préceptes. D’une seule voix, le peuple répond : « Toutes les paroles que Dieu a prononcées, nous les mettrons en pratique. » Cette réponse du peuple est gage de vie. En effet, vivre selon les vues de Dieu est la façon la plus sûre de bâtir le monde. Moïse veut donc, dans un rituel hautement symbolique, conclure le contrat entre Dieu et son peuple. Il demande que l’on apporte le sang de jeunes taureaux ; il en prend la moitié et le répand sur l’autel, qui symbolise la présence de Dieu ; il prend l’autre moitié et en asperge le peuple. Ainsi, le même sang, versé sur l’autel et sur le peuple, rétablit les liens de vie commune entre Dieu et son peuple. Autrement dit, la communication est recréée entre Dieu et son peuple par la vie qui circule dans le sang. Or, à chaque année, on répétera le rituel sacrificiel afin de purifier le peuple de ses péchés et de renouer les liens rompus avec Dieu(10).
Les paroles de Jésus
Jésus et ses disciples se sont rassemblés pour célébrer, selon la coutume juive, la grande fête de Pâque. Donc, rien de neuf ! Rien de neuf non plus, quant au rituel, puisque la bénédiction sur le pain suivi de la fraction et du partage, de même que la bénédiction sur le vin et le partage de la coupe font partie intégrante du repas pascal juif. Mais le repas prend une tournure particulière en raison du sort inéluctable qui attend Jésus.
On peut imaginer l’atmosphère à couper au couteau qui règne au sein du groupe. L’intensité affective, l’angoisse, la peur, la douleur, la déception, l’impuissance, mais aussi la chaleur inouïe qui tisse sur une même toile toutes ces émotions. Jésus se sait traqué ; les disciples sont au bord de la déroute. Voilà pourquoi Jésus; dans une incommensurable foi en Dieu, ne voit d’autre issue que de passer le flambeau à ses disciples. Geste de foi s’il en est un, considérant la faiblesse de ces derniers, celle manifestée depuis le départ de la Galilée et celle se manifestant au moment de l’arrestation de Jésus. Les paroles de Jésus accompagnant les gestes traditionnels de bénédiction et de partage les chargent d’un sens inédit.
Quand Jésus prononce les paroles : « Ceci est mon corps… Ceci est mon sang », il recourt à l’imagerie sémitique dans sa plus noble expression(11). « Ceci est mon corps » signifie: « ceci symbolise et rend présent ce que je suis », impliquant « tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai enseigné, tout ce que j’ai espéré, tout ce pour quoi j’ai vécu ». Et quand il dit : « Prenez et mangez », il n’invite certes pas à consommer sa chair, mais bien à communier à sa personne; à reconnaître ce qu’il a été et ce qu’il est et à s’associer à lui. Quand il dit : « Ceci est mon sang », il présente le vin comme le symbole de sa vie. « Prenez et buvez » peut être ainsi paraphrasé : « Abreuvez-vous de mon sang afin que nous vivions de la même vie ; communiez à ma vie afin qu’elle coule dans vos veines. » On sait pertinemment aussi le sens du « boire à la même coupe » qui signifie souscrire à une même cause. Ainsi, si les disciples acceptent de manger le pain et de boire le vin, ils scellent leur engagement avec Jésus. Or, c’est exactement ce que Jésus attend d’eux et rien de plus dans les circonstances.
La scène nous place donc clairement en présence d’une pressante invitation aux disciples à faire leur la mission de Jésus, afin que se poursuivent ses œuvres. C’est une exhortation à s’engager à sa suite, Cela dépasse à la fois l’intention de Jésus et le contexte spécifique de la rencontre d’imaginer qu’un changement advient, ou est destiné à advenir, dans le pain(12) et dans le vin. Comment croire, en effet, dans ce moment survolté où Jésus essaie de convaincre ses disciples que l’œuvre doit se poursuivre malgré son départ, que ceux-ci aient pu penser un instant : « Voilà! Nous sommes maintenant en présence de la chair et du sang de notre ami Jésus sous les apparences du pain et du vin » ?
Par ailleurs, quand ils ont saisi que la résurrection était l’approbation totale de Dieu à l’endroit de l’œuvre intégrale de Jésus, il n’est pas étonnant qu’ils aient choisi de refaire ce repas pour se rappeler sans cesse qu’ en mangeant le pain et en buvant le vin, ils avaient alors épousé la cause de Jésus. La commémoration de la Cène(13) devenait donc le lieu privilégié pour renouveler leur engagement initial et pour le relancer, toujours selon les circonstances nouvelles de la communauté. Cela demeure vrai aujourd’hui encore. Le mémorial du dernier repas de Jésus doit demeurer le lieu privilégié du renouvellement de l’engagement à sa cause, qui se concrétise dans la vie de tous les jours.
Quant au sens de la parole « cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang […] offert pour la multitude », il acquiert toute sa limpidité au-delà de la résurrection. En effet le sang de Jésus, c’est-à-dire sa vie, devient le lieu nouveau où les ponts sont à jamais rétablis avec Dieu sans restriction ethnique ; la nouvelle alliance convient à tous les peuples de la terre. Elle remplace la première qu’ il fallait répéter à chaque année au jour du pardon (Yom Kippour).
Ce parcours nous amène enfin à interroger la pertinence du terme « eucharistie » pour désigner le mémorial de la Cène. « Eucharistie » vient du grec eucharistia signifiant « reconnaissance » ou « action de grâce ». Est-ce bien d’une action de grâce dont il est question au dernier repas avec Jésus ? Finalement, le terme « messe », émanant du latin mittere signifiant « envoyer », était beaucoup plus proche de l’intention originale de l’événement, celle d’envoyer les chrétiens dans le monde pour poursuivre l’œuvre de Jésus. Mais plus encore, à l’intérieur de l’eucharistie s’est installée l’adoration. Un véritable déplacement s’est donc opéré, à la fois, par rapport au sens du terme « eucharistie » et par rapport à la portée initiale de la Cène. Alors que Jésus a demandé de s’engager, on l’a adoré. C’est beaucoup moins contraignant !
Odette Mainville
L’auteure est professeure d’exégèse du Nouveau Testament
à la Faculté de théologie et des sciences religieuses de l’Université de Montréal
1. « Dieu créa l’homme à son image, à son image il le créa homme et femme il les créa.»
2. Parmi ces ratés : la requête de Jacques et Jean pour une place de choix dans le Royaume (Mc 10,37), la trahison de Judas (Mc 14,43‑45), le reniement de Pierre (Mc 14,66‑72), l’abandon de ses disciples au moment de son procès (Mc 14,50).
3. Le groupe qui a suivi Jésus depuis la Galilée jusqu’ à Jérusalem comptait, en plus des Douze, un certain nombre de femmes, selon les quatre évangiles (Mt 27,55 ; Mc 15,40‑41 ; Lc 23,55 ; Jn 19,25).
4. Juif chargé de collecter les impôts au profit des occupants romains, considéré comme pécheur public et inscrit sir la liste noire.
5. Mc 3,18.
6. Le peuple samaritain, fruit d’un métissage israélite/païen, est détesté du peuple juif.
7. Lv 17,11 : « Oui, la vie de la chair est dans le sang. »
8. Lv 17,14.
9. Ex 24,1-8.
10. À noter que ce n’est pas la souffrance infligée à l’animal qui efface les fautes du peuple, mais bien le sang qui purifie en renouvelant l’alliance avec Dieu. L’immolation de l’animal est la technique nécessaire en vue de l’obtention du sang. II importe aussi de préciser que le mot « sacrifice » ne signifie pas souffrance, mais plutôt offrande à la divinité. Ainsi, un sacrifice pouvait tout autant être une libation d’huile ou l’oblation de produits agricoles que l’immolation d’un animal.
11. Ne lit-on dans le livre des Proverbes (9,5-6) ces paroles attribuées à la sagesse de Dieu : « Venez, mangez de mon pain et buvez de mon vin que j’ai préparé ! Quittez la niaiserie et vous vivrez, marchez droit dans la voie de l’intelligence » ?
12. M. E. Boismard affirme : « Le pain n’est pas physiquement changé en corps du Christ, mais reste ce qu’il a toujours été : du pain. On demeure donc sur le plan du symbole. » (M. E. Boismard, Jésus, un homme de Nazareth. Raconté par l’évangéliste Marc, Paris, Cerf,1996, p. 191)
13. « Cène » vient du mot latin cena signifiant « repas du soir ».
(Texte extrait du livre publié sous la direction de Georges Convert : Le repas aujourd’hui… en mémoire de lui. et publié sur le site du Réseau Culture et Foi : http://www.culture-et-foi.com/dossiers/eucharistie/odette_mainville.htm)