Jeremy Rifkin, philosophe : “Sans empathie, nous sommes foutus”
Face à la menace d’un désastre écologique, notre civilisation doit revoir son modèle. Pour le penseur Jeremy Rifkin, les conditions sont réunies pour un sursaut international. Encore faut-il que “Ies gens comprennent qu’une autre histoire est possible”…
D’habitude, les sociologues n’aiment pas jouer les prophètes. Pourtant, à force d’ausculter le présent, certains développent des intuitions sur ce que pourrait être le monde demain. C’est le cas de l’Américain Jeremy Rifkin une fois encore, dans son dernier ouvrage, Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Nous entrons dans « une civilisation de l’empathie », affirme l’auteur d’études remarquées, dans le passé, sur La Fin du travail et Le Siècle biotech. L’empathie, autrement dit l’« aptitude à éprouver comme sienne la difficile situation d’un autre », doit absolument être élargie à la totalité de notre biosphère, prévient l’auteur. La menace d’un désastre écologique, conjuguée avec l’explosion des réseaux sociaux et la montée d’une « génération du millénaire » plus tolérante, plus cosmopolite et moins consommatrice que ses parents, force notre civilisation à revoir son modèle. Elle a d’ailleurs commencé sa mue : du tsunami en Asie du Sud-Est aux nouvelles formes de management « à l’horizontale » (qui privilégie le partage de l’autorité et le travail en réseaux), du partage tous azimuts de l’intimité sur la Toile aux dernières découvertes sur la psychologie du nourrisson, mille signes nous avertissent, se réjouit Rifkin, que l’empathie a commencé à adoucir le monde. On est, à dire vrai, en droit d’en douter. Et même de ne pas être entièrement convaincu par un ouvrage qui alterne les intuitions fulgurantes et quelques pensées… vertueuses. N’empêche : Rifkin propose une direction, là où d’autres se contentent d’un état des lieux. Entretien avec ce guetteur inquiet, mais plein d’espoir.
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard
Comment en êtes-vous arrivé à penser l’empathie comme un moteur de civilisation ?
Jeremy Rifkin : La façon dont on définit la nature humaine a des conséquences sur le type d’institutions et la forme de civilisation que nous choisissons. A l’époque féodale, c’est l’Eglise qui avait le dernier mot : l’homme naissait pécheur, il ne pouvait espérer le salut que dans l’autre monde. Les philosophes modernes, à l’orée de la révolution industrielle, ont dépassé ce point de vue. L’être humain, nous expliquent Locke, Condorcet et d’autres, est une espèce agressive, voire prédatrice : il cherche l’autonomie et le plaisir, il a une vision utilitaire de la nature. Les modèles politiques ou éducatifs, les lois et l’enseignement de leur époque s’en ressentent. Et aujourd’hui ? J’ai la conviction que si nous poursuivons sur cette lancée, si nous restons agressifs et prédateurs les uns avec les autres et avec la nature, alors nous sommes fichus. Comment plus de six milliards d’individus pourraient-ils vivre ensemble, en effet, sans détruire leur biosphère ?
Vous prônez un changement de regard sur la nature humaine ?
La façon dont l’homme a été décrit depuis deux cents ans est toxique. Les découvertes de la biogénétique, depuis quinze ans, montrent que la capacité – innée ! – des êtres humains à ressentir de l’empathie les uns pour les autres est au moins aussi forte que leur agressivité. Et cette faculté se développe avec la connaissance de soi : plus une personne développe son « moi », plus elle devient sociable. A 2 ans, un enfant est capable de se reconnaître dans un miroir. A 8 ans, il comprend le phénomène de la naissance et de la mort, découvre que la vie est précieuse et fragile, et qu’à la fin on meurt. Cette découverte est une étape fondamentale dans sa maturité – elle lui montre que chacun est unique, comme lui – et lui permet de développer son empathie. Cette capacité à se mettre « à la place de » nous semble peut-être une évidence, mais elle est la base même de notre civilisation : nous sommes l’espèce la plus sociable de la terre, et cela a des conséquences extrêmement importantes sur notre façon de vivre ensemble.
L’histoire du monde serait donc, en partie, l’histoire du développement de l’empathie ?
Quand j’ai commencé mes recherches sur le sujet, il y a sept ans, je me suis posé une question : est-ce que notre conscience humaine a changé à travers l’histoire ? Ce que les historiens nous en disent ne m’a pas tellement aidé. Car les livres d’histoire sont remplis de guerres, de luttes et de catastrophes ; pour une raison bien simple, c’est qu’elles retiennent notre attention. Je crois, et c’est la thèse principale de mon livre, que les consciences changent quand se produisent, conjointement, une révolution de la production d’énergie et une révolution des communications. Les nouvelles sources d’énergie nous permettent de modifier notre environnement social – de passer du village à la vie urbaine, par exemple – et de rendre celui-ci plus vaste et plus complexe. Mais cette nouvelle organisation exige des capacités de communication à la hauteur. Quand les deux se combinent, c’est bien tout notre rapport à l’espace et au temps qui change, notre modèle de civilisation. Et notre empathie qui s’élargit.
Par exemple ?
Prenez le temps des cueilleurs et des chasseurs. La principale source d’énergie dont dispose l’homme est alors son corps. Le langage est fruste, on ne communique qu’avec ses proches, la sociabilité ne dépasse pas les membres de la famille ou de la tribu. Avec les premières grandes civilisations hydrauliques – notamment les Sumériens -, qui maîtrisent l’irrigation et développent des systèmes d’agriculture centralisés et complexes, la vie urbaine et l’échange d’argent apparaissent. Une première révolution énergétique a eu lieu : la capacité à stocker le grain. Mais cette civilisation plus complexe exige une forme de communication plus élaborée que la simple parole : c’est le début de l’écriture cunéiforme. Que ce soit au Mexique, au Moyen-Orient ou en Chine, toutes les civilisations hydrauliques ont vu apparaître l’écriture. Et vu l’empathie gravir un nouvel échelon : grâce au grain stocké, les gens gagnaient en autonomie, ce qui leur permettait de développer des relations avec des « familles » de plus en plus larges, bien au-delà des liens du sang. Sautons encore quelques siècles jusqu’à la révolution industrielle : grâce à la vapeur, les communications s’accélèrent, l’impression de livres devient bon marché, la pensée se répand, on partage l’information et on change une fois de plus de « civilisation ». C’est le temps de la conscience « idéologique » des Lumières : l’empathie s’est élargie à une nouvelle famille fictionnelle appelée… l’Etat-nation. Et sur un territoire où l’on parle plus de deux cents langues apparaissent soudain « la France » et « les Français » unis par une histoire commune… quelque peu fictionnelle elle aussi, car fondée sur un récit autant légendaire qu’avéré.
Et au XXe siècle ?
On observe une nouvelle rencontre entre, d’un côté, la révolution électrique et pétrolière et, de l’autre, le téléphone. La famille humaine lointaine devient soudain accessible, le voyage se généralise, ainsi que la conversation d’un bout à l’autre du monde. Du coup, la question devient pour nous la suivante : pouvons-nous imaginer – espérer même – étendre encore cette empathie ? Qu’elle atteigne toute l’humanité et même, au-delà, l’ensemble des espèces et la biosphère qui nous accueille, menacée par le réchauffement climatique ? Je crois que nous le pouvons. Et je suis aussi persuadé que, si nous n’y parvenons pas, nous sommes foutus, notre espèce est condamnée.
Vous prônez une nouvelle révolution énergétique, avec la sortie du modèle actuel, fondé sur les énergies fossiles, et l’entrée dans un nouveau système qui permettra à chacun de produire à bas coût sa propre énergie. Au même moment, la révolution des communications, avec Internet, est déjà en train de nous faire basculer dans un nouveau modèle de civilisation fondé sur une plus grande empathie. Mais l’actualité politique, économique et sociale violente qui nous entoure ne réduit-elle pas vos espoirs à des vœux pieux ?
Le débat reste ouvert. Mais je constate que, parmi les pdg de grands groupes et les chefs d’Etat que je conseille, et les étudiants en business à qui j’enseigne, beaucoup sont conscients de la nécessité de changer de modèle. Evidemment, quand un ancien système de communication et d’énergie atteint son apogée et se sent menacé, certains de ses dirigeants prennent peur. Or nous entrons dans une nouvelle ère, dans laquelle une production d’énergie différente, organisée en réseaux, va devoir s’imposer : des centaines de millions de petites entités produiront et partageront bientôt l’énergie comme on produit et partage l’information sur Internet. Les gros producteurs devront s’y faire, comme les producteurs de musique n’ont pas su le faire, puisqu’ils ont essayé de freiner l’échange de fichiers musicaux entre internautes par la loi et ont échoué. La résistance sera peut-être rude, mais la nouvelle convergence entre les formes d’énergie et de communication – ce que j’appelle dans mon livre la « troisième révolution industrielle » – se fera. C’est à ce prix que nous sauverons notre espèce.
La « génération du millénaire », les 15-25 ans d’aujourd’hui, est l’avant-garde de ce combat ?
Elle bouscule en tout cas toutes les « autorités » en matière d’énergie et de communication. Combien de parents ont vu revenir leurs enfants de l’école avec des questions qui fâchent : ta voiture, elle ne consomme pas trop ? Pourquoi ne fait-on pas le tri sélectif ? Notre mode de vie ne pollue-t-il pas trop ? Cette génération s’interroge sur la facture carbone, ne souhaite plus forcément s’enrichir ni avoir du pouvoir pour le pouvoir, elle veut une vie plus harmonieuse, moins nocive pour la planète. Elle nous bouscule !
Vous dites que l’extraordinaire extension de l’empathie humaine grâce aux réseaux sociaux devrait nous donner espoir. Mais cette émotion planétaire n’est-elle pas plus spectaculaire que profonde ?
La révolution de l’Internet a connecté le système nerveux central de deux milliards de personnes. En quelques secondes, grâce à Facebook ou Twitter, des jeunes du monde entier ont été touchés dans leur chambre par le tremblement de terre en Haïti ou le tsunami japonais. Mais cette empathie est-elle réelle ? J’ai senti que la solidarité était réelle lorsqu’une jeune Iranienne, Neda, a été tuée dans les manifestations qui ont suivi les élections dans son pays. Quelques heures après sa mort, grâce à YouTube, le monde entier connaissait son histoire et pouvait s’identifier à elle. C’est cela, l’empathie mondiale. Mais je reconnais qu’Internet peut réduire, autant qu’augmenter, la capacité d’attention de chacun : c’est une source ininterrompue de stimulation mais aussi de dispersion, et l’empathie a besoin de profondeur et d’attention.
Vous parlez de révolution, mais le « politique », au sens traditionnel du terme, est étrangement absent de votre livre. Vous misez plus sur la bonne volonté que sur le rapport de force ?
Le politique est présent dans ce projet, mais sous une autre forme. Nous travaillons en ce moment avec plus de cent vingt sociétés et des grandes villes comme Rome pour faire en sorte que cette troisième révolution industrielle voie le jour. L’ancienne politique est idéologique : elle correspond au modèle de gestion de la révolution industrielle du XIXe et du XXe siècle – avec sa distribution d’énergie et d’information organisée de façon verticale, centralisée et hiérarchisée -, et se traduit par le combat gauche-droite. La génération du millénaire, elle, ne parle jamais d’idéologie ! Quand on lui soumet un projet, elle sort son artillerie de questions : votre projet est-il collaboratif, « open source », transparent et « non-excluant » ? Si oui, parfait. Sinon, passez votre chemin. Le mouvement est déjà en marche pour une collaboration « latérale », façon Wikipédia, et sa puissance est potentiellement énorme. Du côté des producteurs d’énergie, certains ont compris le message : ils savent que leur business, à l’avenir, ne sera pas de vendre des électrons à leurs clients, mais d’expliquer à ces derniers comment ils peuvent dépenser moins d’énergie. Et ils se lient déjà à des associations de consommateurs…
Combien de temps avons-nous pour lancer cette « révolution » des consciences ?
C’est aux experts du réchauffement qu’il faut poser la question. 2014 semble être une année charnière : il faudra avoir lancé la révolution à ce moment-là pour inverser la tendance. Et quand on sait qu’il nous a fallu sept mois pour échafauder un plan « énergie » pour la seule ville de Rome, on mesure l’ampleur du défi…
Selon vous, qu’est-ce qui peut faire déclic ?
La clé, c’est l’histoire qu’on raconte aux nouvelles générations. Il faut que les gens comprennent qu’une autre histoire est possible que celle qu’on leur a racontée jusqu’ici. Et c’est possible ! Nous avons développé le système politique, économique et culturel des Lumières en cinquante ans, entre la Révolution française et la première révolution industrielle. Pourquoi est-ce que ça nous prendrait plus de temps cette fois ?
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard
Télérama n° 3201
A lire :
• Une nouvelle conscience pour un monde en crise, de Jeremy Rifkin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise et Paul Chemla, éd. Les liens qui libèrent, 2011, 656 p., 29 €.
• L’Empire de la compassion, de Paul Audi, éd. Encre marine,2011, 146 p., 19 €.
Source : http://www.telerama.fr/idees/sortir-de-l-egoisme-pour-sauver-la-planete,68939.php
Article paru dans Télérama n°3201 – 18 mai 2011