L’UE n’est pas un club d’assistance mutuelle
Chronique du mois – Juin 2011
par Bernard Cassen
L’Irlande, la Grèce, le Portugal et l’Espagne n’appartiennent pas au noyau fondateur de la Communauté économique européenne (CEE) mise en place en 1958 et devenue Union européenne (UE) en 1993. L’Irlande (comme le Danemark et le Royaume-Uni) en est devenue membre en 1973, la Grèce en 1981 et les deux Etats ibériques en 1986.
En raison de ce décalage dans le temps, les rapports des uns et des autres à la construction européenne ont été très différents. La CEE issue du traité de Rome (1957) a été conçue et mise en place par les élites administratives, politiques et économiques de six pays – Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas – pratiquement sans la moindre assise populaire. Seuls les agriculteurs en connaissaient les mécanismes puisque, depuis 1962, il existait une politique agricole commune (PAC) dotée d’un budget important. Pour les autres secteurs, et cela jusqu’au milieu des années 1980, l’ « Europe », souvent simplement appelée le « marché commun » ne suscitait ni enthousiasme ni rejet particuliers chez la majorité des citoyens. Ils savaient vaguement qu’elle existait comme une sorte d’entité technocratique extérieure. C’est seulement à partir du traité de Maastricht (1992) qu’elle a été réellement mise en débat, mais presque exclusivement en France.
Tout autre a été le regard porté sur la CEE par les quatre pays « périphériques » mentionnés plus haut. Pour l’Irlande, il s’est agi de sortir de son tête-à-tête avec l’ancien occupant britannique et d’accéder à un statut d’égalité formelle avec lui. Pour la Grèce, le Portugal et l’Espagne, l’adhésion a représenté un retour dans la famille des nations démocratiques après les dictatures des colonels, de Salazar et de Franco. Si l’on ajoute à cela le fait que ces quatre pays ont bénéficié d’importants transferts financiers grâce au fonds structurels européens, on comprend que leurs opinions publiques aient longtemps eu une idée très positive de l’UE, et que, à part l’Irlande, elles ne se soient guère posé de questions sur la nature de ses politiques.
C’est l’entrée de ces Etats dans le cercle fermé de la zone euro, politiquement considérée par eux comme le nec plus ultra de l’appartenance européenne, qui a provoqué leur déconfiture actuelle. Leurs dirigeants n’ont pas compris qu’une politique monétaire unique pour des économies profondément dissemblables constituait un non sens. Après en avoir bénéficié pendant une décennie par la possibilité d’emprunter sur les marchés à des taux d’intérêt faibles, presque identiques à ceux pratiqués pour l’Allemagne, ils ont un à un été emportés par la crise financière et ils ont accumulé des montagnes de dettes publiques et privées.
L’heure de vérité a alors sonné : ils ont brutalement pris conscience que l’UE n’était pas un club d’assistance mutuelle, mais qu’elle était régie par la loi du plus fort – en l’occurrence l’Allemagne –, dans un contexte de soumission aux diktats des marchés financiers. Les plans dits de « sauvetage » imposés à la Grèce, à l’Irlande, au Portugal (et bientôt à l’Espagne) équivalent à une cure d’austérité et de régression sociale à perpétuité. La désillusion est profonde : cette Europe, qu’ils avaient crue protectrice et solidaire, désarticule leurs sociétés, les contraint à brader leur patrimoine public et déstabilise leurs gouvernements. Peut-on d’ailleurs encore parler de gouvernements quand les décisions majeures ne relèvent plus du suffrage populaire et des autorités élues, mais des agences de notation et du trio Commission européenne/Banque centrale européenne/ Fonds monétaire international ?
Bernard Cassen