Le retour de l’insécurité sociale
Par Robert Castel*
Le socle de protections et de droits mis en place depuis le XIXe siècle était venu à bout d’une pauvreté et d’une précarité séculaires. Mais la mondialisation change aujourd’hui la donne et fait émerger une nouvelle insécurité sociale.
Vivre l’insécurité sociale, c’est être à la merci du moindre aléa de l’existence : une maladie, un accident, une interruption de travail, une péripétie inattendue dans le cours de la vie peuvent rompre le fragile équilibre de la succession des jours et faire basculer dans le malheur, voire dans la déchéance. A l’échelle de l’histoire, cette insécurité sociale a été la condition courante de ce que l’on appelait autrefois le peuple. ” Vivre au jour la journée “, déployer des efforts permanents pour arriver à ” joindre les deux bouts “, s’épuiser à essayer de ” gagner son pain “… Tels ont été pendant des siècles les problèmes quotidiens de ceux qui n’avaient que le fruit de leur travail pour vivre ou pour survivre. Pas de réserves, pas de propriété, pas de bas de laine : la question se pose tous les jours de savoir de quoi demain sera fait. L’insécurité sociale, c’est cette impossibilité de sécuriser l’avenir, parce que la maîtrise de cet avenir dépend de conditions qui vous échappent.
Cette insécurité sociale qui a longtemps tissé d’une trame noire l’histoire populaire a finalement été combattue et vaincue grâce à la constitution d’un socle de réserves, un socle qui donne consistance au présent et permet de prendre en charge l’avenir : c’est la sécurité sociale. Ce socle de ressources a d’abord été constitué pour l’essentiel à partir du monde du travail, parce que c’était principalement la vulnérabilité de la condition de travailleur qui alimentait l’insécurité sociale. Mais, depuis que nous sommes entrés dans ce que l’on appelle ” la crise “, c’est-à-dire depuis le début des années 1970, l’insécurité sociale revient. Ce retour est la conséquence d’une fragilisation des supports (des protections et des droits) qui sécurisaient le monde du travail. Mais c’est une insécurité sociale nouvelle, à la fois homologue et différente de l’insécurité sociale séculaire qui a profondément marqué la condition populaire.
” Vivre au jour la journée “
Au commencement, donc, était l’insécurité sociale. Mais pas pour tout le monde. Schématiquement on pourrait dire qu’elle est l’affaire des pauvres. Mais qui sont les pauvres et quelle est exactement la relation entre pauvreté et insécurité ?
Pour la société préindustrielle européenne entre le XIVe et le XVIIe siècle, les historiens s’accordent à penser qu’environ la moitié de la population pouvait être qualifiée de pauvre. La pauvreté est alors une condition structurelle et commune, dans laquelle les masses populaires sont installées en permanence. Mais c’est aussi souvent un état qui peut se dégrader. On peut, selon la forte expression de Pierre Le Pesant de Boisguilbert, ” ruiner un pauvre “ [1] : chacun peut subsister tant bien que mal sur le fil du rasoir, mais qu’arrive une mauvaise récolte ou un hiver particulièrement rigoureux qui entraînent ” une grande cherté “, et ce fragile équilibre s’écroule.
Sébastien Le Prestre de Vauban, qui fut aussi un observateur attentif des malheurs du peuple, souligne la relation étroite qui existe entre extrême vulnérabilité populaire et extrême fragilité des rapports au travail. Il évoque ainsi la situation d’un représentant des petits salariés de l’époque, journaliers, manoeuvriers , ” gens de peine et de bras “ qui, à la ville ou à la campagne, luttent quotidiennement pour leur survie : ” Il aura toujours bien de la peine pour attraper le bout de son année. D’où il est manifeste que, pour peu qu’il soit surchargé, il faut bien qu’il succombe “ [2]. Je doute que l’on puisse trouver une plus juste évocation de l’insécurité sociale. Celle-ci est bien cette condition de fragilité permanente – la permanence de la précarité – qui marque le destin d’une bonne partie du peuple.
Dans un premier temps, au XIXe siècle, cette situation n’a pas substantiellement changé, bien que la révolution de la fin XVIIIe siècle ait été aussi une révolution dans l’ordre du travail, en abolissant les corporations et en instituant le libre contrat de travail comme forme obligée de la relation salariale (le contrat de louage de la force de travail). Mais la dissymétrie du rapport de force entre l’employeur et l’employé est telle que les salariés sont condamnés à un salaire de survie. La conséquence, c’est la condition des ouvriers des premières concentrations industrielles connues, que l’on peut proprement qualifier d’épouvantable, à travers les descriptions du paupérisme. Les prolétaires perdent littéralement leur vie à essayer de la gagner. Mais les petits artisans déstabilisés par l’abolition des corporations, les travailleurs indépendants qui oeuvrent en sous-traitance pour des marchands, les manoeuvriers de toutes sortes qui se louent à la journée ne sont guère mieux lotis. Les salaires sont réduits au minimum, il n’y a aucune garantie de l’emploi et les travailleurs ne disposent d’aucun droit : ” L’ouvrier donne son travail, le maître paye le salaire convenu, là se réduisent leurs obligations réciproques. Du moment qu’il [le maître] n’a plus besoin de ses bras [de l’ouvrier], il le congédie et c’est à l’ouvrier de se tirer d’affaire “ [3].
La stricte application des principes du libéralisme – le marché du travail comme un pur marché sur lequel on contracte ” librement ” – condamne impitoyablement les travailleurs aux conditions minimales de la survie. Ils sont de ce fait constamment en situation d’insécurité sociale et cet état, pour la plupart d’entre eux, va se prolonger très avant dans le XIXe siècle.
La sécurisation
Comment est-on sorti de ces situations ? Quelles sont les conditions qui ont permis de dépasser cette insécurité sociale permanente ? Par le fait d’avoir attaché des protections et des droits au travail. Ce qui s’est imposé très difficilement, c’est l’idée totalement nouvelle que la propriété n’était pas le seul antidote à l’insécurité sociale.
On le savait depuis toujours : la propriété privée est le meilleur rempart contre l’insécurité. Celui qui a des biens est ” couvert ” contre les aléas de l’existence. Il pourra se soigner s’il tombe malade. Souvent il n’a même pas besoin de travailler, ou alors il pourra continuer à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille si le travail fait défaut. La propriété est un coussin de ressources qui procurent la sécurité et de surcroît donne la respectabilité. En 1902, Charles Gide déclare ainsi : ” En ce qui concerne la classe possédante, la propriété constitue une institution sociale qui rend les autres à peu près superflus “ [4].
Il en résulte que l’accès à la propriété a d’abord été considéré comme la voie royale pour vaincre l’insécurité sociale. Au XIXe siècle, c’est l’opinion unanime des philanthropes et des élites politiques, conservatrices ou libérales. Ils se penchent sur le sort des ” classes malheureuses ” en leur prêchant inlassablement les vertus de l’épargne et de la prévoyance qui les sauveront de leur misère. Mais l’accès à la propriété est aussi une aspiration largement partagée dans les milieux populaires. La condition salariale est si misérable que nombre d’ouvriers ne rêvent que de pouvoir acheter quelques outils et de louer une échoppe pour ” se mettre à leur compte “.
Ce point est à souligner. Pour que s’impose une autre réponse que l’accès à la propriété pour vaincre l’insécurité, il a fallu que lentement, difficilement, se généralise la prise de conscience que le salariat était une condition largement irréversible parce que son expansion était organiquement liée au développement du capitalisme industriel. Il est la forme d’organisation du travail qu’exige un mode de production commandé par le poids croissant de la grande industrie. Dès lors, on est placé face à un dilemme. Ou bien on laisse le salariat dans l’état de déréliction qui est le sien lorsque le travail est assimilé à une marchandise, mais c’est alors laisser s’installer et se développer au coeur de la société moderne des masses de salariés qui, comme le dira Marx, ” n’ont rien à perdre que leurs chaînes “, avec pour conséquence la subversion complète de l’ordre social par la révolution. Ou bien on consolide la condition salariale et elle devient un socle solide qui procure les ressources suffisantes pour assurer la sécurité des travailleurs.
C’est cette seconde solution qui s’est finalement imposée après un siècle de controverses, de luttes et de conflits parfois très violents. Ce fut comme une grande révolution silencieuse qui déboucha sur ce que l’on a appelé à juste titre ” la société salariale “. Le travailleur non propriétaire est devenu propriétaire de droits qui lui donnent les conditions pour assurer son présent et maîtriser son avenir. On peut prendre l’exemple du droit à la retraite. Avant, l’avenir de celui qui est devenu trop vieux pour travailler ne pouvait être vécu que comme la menace d’un désastre : aller croupir à l’hospice pour indigents, par exemple. Avec le droit à la retraite, il ne vivra certes pas dans l’opulence, mais il disposera au moins des ressources minimales pour ne dépendre que de lui-même afin d’assurer ses besoins. S’il remplit les conditions requises, c’est-à-dire avoir travaillé et cotisé assez longtemps, il y a effectivement droit. Il est devenu propriétaire de droits.
Le droit à la retraite est un élément parmi un large éventail de protections qui vont être rattachées au statut de travailleur : droit à la santé, à l’indemnisation en cas d’accident ou de chômage, droit du travail qui donne des garanties contre l’arbitraire patronal, etc. Les principaux aléas de la vie se trouvent de ce fait ” couverts “, comme on dit.
La promotion d’un véritable statut de l’emploi a été ainsi la base de la constitution d’un socle de ressources qui ont permis de juguler l’insécurité sociale. D’autant que cet éventail de protections ne va pas rester cantonné au monde du travail. Il couvre également les ” ayants droit ” du travailleur, c’est-à-dire son univers familial. Mais ces droits sociaux vont aussi s’étendre à pratiquement l’ensemble de la population, formant la base d’une ” société assurantielle “, comme François Ewald l’a justement nommée [5].
La remontée de l’insécurité sociale
Cette victoire sur l’insécurité sociale, point d’aboutissement d’un long processus commencé en France à la fin du XIXe siècle, paraît s’imposer pendant la période qui suit la Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années 1970. Elle est le produit de ce que l’on a appelé ” le compromis social du capitalisme industriel “. Les intérêts du capital et des entreprises sont assurés, comme en témoigne le développement économique considérable qui a caractérisé ces années. En contrepartie, le monde du travail bénéficie de protections étendues : ce sera la promotion de cette sécurité sociale généralisée. C’est ainsi que l’insécurité sociale a pratiquement disparu parce qu’elle s’est dissoute dans cet édifice de protection monté dans la société salariale. Il reste bien aux marges de cette société une sorte de sous-prolétariat constitué d’individus qui n’ont pas pu ou pas voulu se plier aux contraintes d’un travail régulier. On parle à leur propos d’un ” quart monde “, comme s’il subsistait des îlots de sous-développement évoquant le tiers monde et perpétuant des formes anciennes d’insécurité sociale au sein de la modernité. Mais on pense aussi en général que ce sont des survivances archaïques en voie de résorption avec la poursuite du progrès économique et social.
La forme subtile d’équilibre entre les exigences de rentabilité du côté du capital et les exigences de sécurité du côté du monde du travail, à laquelle le capitalisme industriel était finalement parvenu, va se défaire avec la crise qui commence à faire sentir ses effets après le choc pétrolier de 1973. Une crise que l’on a interprétée dans un premier temps comme un blocage momentané de la croissance. Force a été cependant d’admettre, et le cataclysme financier de l’automne 2008 nous l’a récemment rappelé, qu’elle est beaucoup plus grave qu’une turbulence passagère. En fait, il s’agit d’un changement de régime du capitalisme lui-même, c’est la sortie du capitalisme industriel et l’entrée dans un nouveau régime, plus agressif, qui impose une concurrence exacerbée au niveau de la planète (mondialisation) sous l’hégémonie du capital financier international.
Cette dynamique impose de nouvelles manières de produire et d’échanger. Elle prend ainsi à contre-pied les systèmes de régulation qui s’étaient instaurés à la fin du capitalisme industriel et qui étaient au coeur de son compromis social. Une autre manière de dire que l’insécurité sociale est de retour. Elle est de retour parce que les digues qui avaient permis de la combattre se rompent, les droits et les protections qui avaient été attachés au travail s’affaiblissent et parfois disparaissent.
Cette insécurité est d’abord la conséquence d’une profonde reconfiguration des relations de travail. En même temps que le chômage s’installe, la précarité se généralise. La catégorie des travailleurs pauvres est réapparue depuis une quinzaine d’années dans notre paysage social. On peut à nouveau travailler et être sur le fil du rasoir pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. On peut même, comme les allocataires du revenu de solidarité active (RSA), être un travailleur employé, mais dans des conditions tellement médiocres qu’il faut être en même temps un assisté puisqu’on dépend pour survivre de l’allocation dispensée par les services sociaux. Les frontières entre le travail et l’assistance se brouillent.
On pourrait décrire longuement ces situations qui font qu’un nombre croissant de gens vivent ou survivent à nouveau ” au jour la journée “. De telles situations ne sont pas absolument inédites. Elles sont cependant nouvelles à l’échelle de la séquence historique qui avait permis de vaincre l’insécurité sociale en construisant de la sécurité à partir du travail. Car cette insécurité contemporaine n’est pas identique à l’ancienne. C’est une insécurité postérieure aux protections, une insécurité postérieure à la sécurité. Sans doute est-elle de ce fait plus difficile à vivre aujourd’hui qu’à une époque où l’insécurité sociale pouvait apparaître comme un destin commun et en quelque manière ” normal ” ou ” naturel ” parce qu’associé de tout temps à la condition populaire.
Elle est cependant à coup sûr encore plus injuste dans une société moderne développée, où le problème n’est plus celui de la pénurie des biens, comme lorsque la survie d’une bonne partie de la population pouvait déprendre d’un hiver rigoureux ou d’une mauvaise récolte. Aujourd’hui, le problème est plutôt celui de la répartition des richesses dans une société qui en produit effectivement beaucoup, mais selon l’esprit de ce nouveau régime du capitalisme en jouant la recherche du profit pour le profit à travers la mise en concurrence de tous contre tous. Dans cette perspective, les droits sociaux et les protections attachées au travail apparaissent comme des obstacles qu’il faut lever pour maximiser la compétitivité des entreprises et promouvoir le libre jeu du marché. Mais cette armature de droits – droit du travail et protection sociale – était les digues qui, comme le dit Karl Polanyi, ” domestiquaient le marché “, et leur levée se paie de la remontée de l’insécurité sociale.
Ces analyses conduisent ainsi à penser que la seule manière de combattre cette remontée serait d’élaborer un nouveau compromis social. Un compromis qui doit être homologue, mais différent, de celui du capitalisme industriel entre les intérêts du marché qu’il faut bien prendre en compte s’il est vrai (et il est vrai) que nous sommes toujours en régime capitaliste. Et les intérêts du monde du travail mesurés en termes de sécurité et de protection.
Robert Castel
NOTES
(1) Dans Mémoires, par Pierre Le Pesant de Boisguilbert, cité dans Correspondance des contrôleurs généraux des finances, éd. 1874, tome 2, p. 531
(2) Dans Projet de dîme royale (1710), par Sébastien Le Prestre de Vauban, 1907, p. 78.
(3) Dans De la charité dans ses rapports avec l’état moral et le bien-être des classes inférieures de la société, par Charles-Marie Tanneguy Duchatel, 1829, p. 130.
(4) Dans Economie sociale, par Charles Gide, 1902, p. 6.
(5) Voir L’Etat-providence, par François Ewald, Grasset, 1986.
Source : Alternatives Economiques Hors-série n° 089 – 3ème trimestre 2011 :
« La société française »
http://www.alternatives-economiques.fr/le-retour-de-l-insecurite-sociale_fr_art_1085_53893.html
* Robert Castel est sociologue, Directeur d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales).
Plus d’infos à : http://cems.ehess.fr/document.php?id=159