Egypte: “Le pire n’est pas devant les coptes”
Par Vincent Braun
Mais il est possible que la minorité chrétienne d’Egypte se trouve dans une situation moins bonne que sous la présence de Hosni Moubarak, nous dit l’islamologue Emilio Platti.
Emilio Platti est islamologue, père dominicain et professeur émérite de l’Université de Louvain (KUL), membre de l’Institut dominicain d’études orientales du Caire et aussi du Centre interdisciplinaire d’études de l’islam dans le monde contemporain (Cismoc, UCL). En août dernier, il est rentré d’un séjour de six mois en Egypte – où il se rend régulièrement depuis 40 ans. Il a donc vécu au jour le jour l’après-révolution. Pour lui, les violences régulières à l’égard des coptes pourraient être les prémices d’une détérioration de la situation de cette minorité chrétienne représentant de 8 à 10 % de la population égyptienne.
Dimanche dernier au Caire, une manifestation copte s’indignant de l’incendie volontaire d’une église dans la province d’Assouan (dans le sud du pays) avait dégénéré en violentes échauffourées suite à l’immixtion de groupes d’assaillants et à l’intervention musclée de l’armée. Des violences faisant 25 morts, dont 17 coptes et plus de 300 blessés. Ce sont les pires incidents survenus depuis la démission du président Hosni Moubarak en février dernier. A chaque fois, c’est le même scénario, dit en substance Emilio Platti : “Il y a d’abord l’attaque d’un lieu chrétien par des extrémistes musulmans qui déclenche une manifestation pacifique des coptes, laquelle est la cible d’extrémistes islamistes. La dernière fois, c’était en mai, lorsque des extrémistes avaient incendié deux églises, faisant 13 morts”.
Entretien.
Comment expliquez-vous de tels incidents et l’attitude violente de l’armée ?
Selon mes informations, des inconnus se sont attaqués aux manifestants coptes en leur tirant dessus. Et l’armée n’a pas joué le rôle qu’elle aurait dû jouer, c’est-à-dire protéger les coptes. Il faut dire aussi que ni l’armée ni la police n’ont été formées pour suivre des manifestations pacifiques. Sous Moubarak, seul le rôle répressif était mis en avant. Il y a donc une impréparation des forces armées à encadrer.
Les coptes doivent-ils craindre la majorité musulmane ?
La révolution a libéré des extrémistes qui s’étaient jusque-là tenus à carreau. Moubarak avaient peur des Frères musulmans, qui représentent la partie la plus modérée du courant islamiste, et les avaient pourchassés. Depuis février, les Frères sont sortis de l’ombre ainsi que les extrémistes salafistes et wahhabites (inspirés d’Arabie Saoudite). Les slogans islamistes sont apparus invoquant la charia (l’ensemble des normes islamiques, NdlR) comme source unique de la législation, alors que la constitution égyptienne ne la mentionne que comme source principale. Je pense qu’ils profitent du chaos de la transition pour s’attaquer à la minorité copte. On a vu le même phénomène contre les chrétiens d’Irak. En Egypte, les islamistes se sont même attaqués aux tombeaux de saints soufi musulmans. Donc, les chrétiens sont attaqués de toutes parts et je comprends très bien qu’ils se sentent en danger. En tout cas, on est très loin des slogans de la révolution qui voyaient les chrétiens et les musulmans main dans la main, pour l’unité de l’Egypte. Les forces vives de la révolution doivent réagir fermement.
Qui a intérêt à déstabiliser le pays?
Mon hypothèse est que les personnes non identifiées qui ont attaqué les manifestants pourraient aussi être des partisans de l’ancien régime. Il ne faut pas oublier qu’il y avait des milliers de personnes qui étaient dans la sûreté des quartiers et qui pourraient vouloir créer le chaos par des conflits sectaires et ainsi détruire les idéaux de la révolution et nuire aux prochaines élections.
Quelle place y a-t-il pour les chrétiens parmi les musulmans dans la nouvelle Egypte?
Pour la grande majorité des musulmans, il ne fait aucun doute que la charia doit figurer dans la constitution. La domination culturelle et religieuse islamique est un fait en Egypte. Tout le monde le concède. Il est question d’une citoyenneté islamique, mais dans laquelle les chrétiens ont leur place. A la limite, on pourrait enlever la mention de l’appartenance chrétienne ou musulmane sur la carte d’identité. Mais le problème, vu de l’Europe, c’est que l’Egypte n’en est pas à concevoir un pays laïc, dans le sens d’une citoyenneté neutre, avec un système politique qui serait délié de la religion. C’est inconcevable pour la plupart des musulmans. A partir de là, le statut des chrétiens dépend de la majorité qui sera mise en place à l’issue des élections.
Quelles garanties les coptes peuvent-ils avoir ?
L’ancien régime avait fait des concessions, octroyant des permis de bâtir pour des clochers relativement élevés dans les villes. Il y avait déjà une certaine modération dans l’application, dans le concret du vivre ensemble. Aujourd’hui, compte tenu des événements, les chrétiens sont beaucoup moins rassurés. Ils craignent que l’armée ne soit pas en mesure de les protéger. Et dans les faits, l’armée ne joue pas son rôle de protecteur. Il y a là quelque chose que je comprends mal, surtout après les événements du mois de mai. Sinon, il semble acquis que les coptes pourront continuer à bâtir des églises, des sanctuaires, et à s’afficher comme tels en public. Mais il n’y aura pas une citoyenneté égale pour tous, bien qu’elle soit affirmée dans les idéaux de la révolution et dans les décrets constitutionnels du Conseil supérieur des forces armées (qui préside actuellement le pays, NdlR). Pour les coptes, le pire n’est pas devant eux. Mais il est possible qu’ils se retrouvent dans une situation moins bonne que sous Moubarak.
Le Conseil supérieur des forces armées a-t-il l’autorité suffisante pour ramener le calme?
Il l’a eue puisque depuis mai il ne s’était rien passé de ce genre. L’armée seule ne peut pas renverser la situation. Il faudra que le grand imam, le patriarche, et toute la société civile s’y mettent. L’armée hésite beaucoup, elle avance à tâtons. Elle publie des décrets constitutionnels, mais les rediscutent, reportent des dates Et puis, il y a un autre élément: une agitation sociale se fait sentir à nouveau. Car ce n’est pas parce qu’il y a eu la révolution que la vie est moins chère, que les salaires augmentent et que le pays ne plonge pas. Les grèves se multiplient. La grande majorité des gens a plutôt ces préoccupations-là. Et sur ce point, le gouvernement ne peut pas faire grand-chose pour le moment.
Source : La Libre Belgique, article mis en ligne le 12.10.2011