Petit dialogue contradictoire sur la crise de la dette
Les gouvernements européens se sont accordés, à plusieurs occasions cette année, sur les solutions pour sortir de la crise de la dette : au menu, mise en place de politiques d’austérité en Europe, et surveillance accrue des dépenses publiques via la nouvelle « gouvernance économique » et le Pacte pour l’euro.
Ces prétendues solutions sont présentées comme la seule voie possible. Il n’en est rien. Pour mieux s’en convaincre et comprendre les discours en présence, l’argumentaire/contre-argumentaire suivant met en scène un dialogue entre les versions « officielle » et « alternative » de la crise de la dette.
Cures d’austérité, gouvernance économique, crise de l’euro, impératif de rassurer les marchés… Les consultants spéciaux des DDB répondent aux propos des omniprésents experts médiatiques. Libre au lecteur de s’en faire sa propre idée !
Olivier Minc [1] :
Cela va de soi, ce sont les dépenses publiques, trop importantes et inefficaces, qui sont responsables de la crise de la dette. Pour assainir les comptes publics, il faut diminuer drastiquement les dépenses publiques, et accélérer la privatisation des services publics.
La crise de la dette représente une excellente occasion de « moderniser » l’Etat, qui doit se recentrer sur ses fonctions « régaliennes » de l’Etat et déléguer davantage de prérogatives et de services public au privé. Il faut par ailleurs flexibiliser le marché du travail afin de favoriser la relance de l’économie sur des bases « compétitive », c’est-à-dire par l’activité et les investissements privés.
Du côté des recettes publiques, il ne faut surtout pas tomber dans le piège d’une augmentation les prélèvements sur les entreprises et les hauts revenus. Cela nuirait à la « compétitivité » des économies européennes, à l’investissement et donc à l’emploi. Les hausses éventuelles d’impôts doivent concerner les impôts indirects, comme la TVA, qui permettent de répartir l’effort fiscal sur l’ensemble de la société et pas sur ses éléments les plus dynamiques.
Léon Blum [2] :
Les mesures d’austérité sont non seulement injustes socialement – en faisant principalement reposer le coût de la crise sur les classes populaires et moyennes – mais elles sont inefficaces économiquement. Elles pèsent en effet sur les possibilités de relance en sabrant dans les investissements publics, l’emploi public, les dépenses sociales et menacent les rentrées fiscales. La crise de la dette est instrumentalisée pour mettre en place à marche forcée la socialisation des pertes de la crise, et une privatisation encore plus exacerbée des profits.
Déjà en 1933, le SFIO pointait l’inanité des politiques déflationnistes (donc de « rigueur ») de Pierre Laval – qui seront remises en cause par le Front Populaire : « cette crise est due à une rupture d’équilibre entre la production, et la capacité générale d’achat. La déflation agrave la crise, elle ralentit la production, et elle diminue le rendement des impôts. »
Au contraire, il ne faut pas tailler dans les dépenses, mais augmenter les recettes. Il faut rompre avec le chantage à la compétitivité, qui justifie les baisses systématiques d’impôts sur les grandes entreprises, et les hauts revenus : les cadeaux fiscaux n’ont pas contribué à améliorer l’emploi, sinon à une surenchère de baisses d’impôts au sein de l’Union européenne, avec le chantage à la délocalisation. Il faut rétablir une imposition directe forte, pour lutter contre les inégalités croissantes, et renflouer le budget de l’Etat qui a été plombé par les trous dans la fiscalité.
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Gouvernance économique européenne
Alain Ferrand [3] :
A l’échelle européenne, afin de « sauver l’euro », il faut que les pays de la périphérie s’ajustent de manière drastique, en réduisant leurs dépenses et en « restaurant » leur compétitivité. Il faut renforcer la gouvernance économique pour s’assurer qu’ils mettent en place les mesures « douloureuses » d’ajustement, en mettant en place des dispositifs de sanction et de contrôle des budgets publics.
Si les dispositifs de mise en œuvre des politiques d’austérité sont assez contraignants à l’échelle européenne, ils pourront être assortis de mécanismes de mise en commun des dettes de la zone euro, où l’ensemble des pays de la zone euro se portent garants des dettes de chaque pays (Le Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF) représente à ce titre un embryon de ce qui pourrait être généralisée, via l’émission d’obligations communes pour la zone euro, les Eurobonds).
Pierre Mendès France [4] :
A l’échelle européenne, la crise de la dette a particulièrement mis en évidence les lacunes structurelles de la zone euro. En rassemblant sous une même monnaie des économies hétérogènes sans permettre des politiques budgétaires pour en assurer la convergence, ni une harmonisation des règles fiscales et sociales, la zone euro a contribué à la divergence des économies européennes.
Un renforcement de la « discipline » des Etats vis-à-vis de la rigueur budgétaire ne permet pas de résoudre ces problèmes structurels. Pire, elle suppose la mise en place d’une autorité supranationale non-démocratique qui imposerait un renforcement généralisé dans toute l’Europe des politiques économiques qui ont mené à la crise. Une véritable sortie de crise suppose un changement radical du fonctionnement de l’UE.
L’abdication de la démocratie peut prendre la forme d’une dictature des « experts »… Permettez-moi la fatuité de me citer :« Au nom d’une économie saine, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une ‘politique’, au sens le plus large du mot, nationale et internationale »
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Rassurer les marchés ?
Olivier Minc :
Il n’y a pas le choix par rapport à la question de l’austérité. Il faut à tout prix éviter un défaut de paiement des pays surendettés : cela fragiliserait les banques européennes qui détiennent les obligations des Etats en défaut. La spéculation sur les assurances contre le défaut des pays surendettés (CDS) est par ailleurs telle que personne ne pourrait évaluer la conséquence d’un défaut. Il y a néanmoins des chances pour qu’il plonge les économies européennes dans une nouvelle crise bancaire d’une plus grande ampleur que celle de 2008.
A cet égard, il faut “rassurer les marchés” : à l’échelle nationale que tous les pays de la zone euro, mêmes “sains”, mettent en place des mesures pour mettre en œuvre de manière concrète le contrôle des budgets publics (comme par exemple la « règle d’or »). Les gouvernements pourront ainsi témoigner de leur “responsabilité” vis-à-vis de leurs créanciers des marchés financiers.
Rafael Correa [5] :
Il faut rompre avec le chantage permanent des banques et des marchés financiers. Il devient impossible d’écarter la question de la restructuration des dettes des pays surendettés. Il faut organiser un audit démocratique des dettes des économies européennes, et envisager une annulation partielle des dettes, en faisant payer les spéculateurs.
Face au « chantage à la dette » des marchés financiers, il faut redonner à la puissance publique les moyens de se financer hors marchés et indépendamment de leurs bons vouloirs, en permettant aux banques centrales de financer les dépenses publiques. Il faut en parallèle mettre en œuvre une régulation drastique des marchés financiers, et interdire les produits dérivés de type CDS, qui permettent aux gros investisseurs de spéculer sur les prix des matières premières, et sur les taux d’emprunts des Etats.
Il ne faut pas craindre une potentielle faillite généralisée du secteur bancaire. Si c’était le cas, les Etats doivent engager une socialisation démocratique des banques en faillite, contrairement à 2008 où les banques ont été refinancées sans contreparties, ce qui leur a permis de continuer leurs gabegies financières. Les banques à nouveau sous contrôle public constitueraient ainsi un pôle public bancaire.
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It’s the politics, stupid
Alain Ferrand :
Ce serait une ineptie que de confier à la puissance publique le soin d’investir et de créer de la monnaie. Les gouvernements sont irresponsables lorsqu’ils investissent ou détiennent le pouvoir de création monétaire : ils dépensent, ils créent abusivement de la monnaie, ils créent de l’inflation et déstabilisent l’économie sur les considérations électoralistes, voire populiste, des gouvernements. Il est donc nécessaire que le crédit et l’investissement soient les prérogatives du privé, et non du public.
C’est le marché qui est le mieux à même de poser le curseur des besoins de l’économie en termes de création monétaire, et de déterminer les investissements les plus rationnels. Les marchés financiers ne sont rien d’autre qu’un outil pour une allocation efficace des moyens financiers. Ils permettent par ailleurs, via les produits dérivés, de fixer les prix selon la demande des marchés (par exemple le “prix” de la dette grecque, ou le prix des denrées alimentaires). Toute régulation publique des marchés financiers entraverait l’efficacité des marchés financiers.
J.-M. Keynes Jr. :
La crise des subprimes de 2007, et l’effondrement financier qui s’en est suivi, ont apporté un sévère démenti au principe de rationalité des marchés. Elle a mis en lumière le fonctionnement réel d’un système financier opaque et dévoyé, dont l’obsession pour le profit à court terme a fini par provoquer la perte.
Les marchés financiers ne doivent en aucun cas continuer à fixer les curseurs de l’investissement et de la création monétaire. Les gouvernements sont actuellement obligés d’emprunter sur les marchés financiers, et de payer le prix fort des stratégies spéculatives irresponsables des grands acteurs de la finance, à l’image de Goldman Sachs dont les profits ont explosé pendant la crise.
Pour se libérer des contraintes absurdes des marchés financiers, il faut permettre un financement public de l’économie, à travers la création monétaire via les banques centrales, et la constitution d’un pôle public bancaire. Un tel pôle permettrait la mise en place des mesures de relance indépendamment des mesures de rétorsions des marchés.
Prenant le contre-pied des mesures d’austérité, il rendrait possible le financement de politiques d’emploi public, et d’investissements publics stratégiques que le court-termisme et l’appât du gain pathologiques des marchés excluent d’emblée. Et permettre, entre autres, une transition énergétique.
La constitution de ce pôle doit aller de pair avec une régulation drastique des marchés. Ce sont les marchés qui doivent payer le coût de la crise financière. Il faut interdire les produits dérivés qui permettent notamment à certains acteurs des marchés d’influer arbitrairement sur les prix, notamment des matières premières, en créant et perpétuant des phénomènes spéculatifs.
En conclusion, il faut reprendre aux marchés financiers les clés de la conduite de l’économie, et les rendre aux pouvoirs publics, sous le contrôle et la pression populaires. Comme le suggère Frédéric Lordon [6], il s’agit de renvoyer à Bill Clinton une version mise au goût du jour de sa fameuse sentence : « it’s the politics, stupid ».
Propos recueillis spatio-temporellement par Julie Morange
19-09-2011
Notes :
[1] Olivier Minc est économiste, maître de conférence, conseiller politique, et accessoirement collectionneur de jetons de présence aux conseils d’administration de grandes multinationales
[2] Léon Blum est secrétaire général de la SFIO. Opposé aux politiques déflationnistes (donc de « rigueur ») de Pierre Laval, il écrivait en 1933 : « cette crise est due à une rupture d’équilibre entre la production, et la capacité générale d’achat. La déflation agrave la crise, elle ralentit la production, et elle diminue le rendement des impôts. »
[3] Alain Ferrand est fondateur et président d’un club de réflexion progressiste social-démocrate, financé accessoirement par de nombreuses multinationales « connues pour leurs engagements à gauche »
[4] Pierre Mendès France est un homme politique radical-socialiste, président du Conseil de 1954 à 1955, il déclara à l’assemblée nationale en 1959 : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes. Soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique. Au nom d’une économie saine, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une ‘politique’, au sens le plus large du mot, nationale et internationale »
[5] Président de l’Equateur, Correa a lancé en 2008 une initiative d’audit de la dette équatorienne, afin de déterminer l’origine de la dette externe du pays, et envisager une restructuration partielle
[6] http://blog.mondediplo.net/2011-06-…
Source : http://dessousdebruxelles.ellynn.fr/spip.php?article158