“La France n’est plus notre soleil”
Les Africains se tournent de plus en plus vers les pays émergents. L’incapacité de la France à mettre en valeur sa diversité alimente le malaise
Entretien avec Achile Mbembé *
Les “révélations” de Robert Bourgi sur le financement de responsables politiques français par des chefs d’Etat africains remettent en lumière les relations troubles de la France avec ses ex-colonies. Tenez-vous pour un fait cette “corruption mutuelle” et, dans ce cas, comment en expliquez-vous la persistance cinquante ans après les indépendances ?
Les révélations de M. Bourgi n’en sont point, car ces pratiques étaient connues. Le fait que l’un des acteurs importants de ces marchandages prenne la parole en public maintenant montre que cet anachronisme que l’on a appelé la Françafrique est condamné à terme. Aujourd’hui, l’important est de porter nos regards sur ce qui vient, sur les dynamiques neuves. La France n’est plus le soleil de l’Afrique, car elle se trouve en compétition avec des acteurs nouveaux comme la Chine, le Brésil et l’Inde. Elle n’en est même plus le miroir et je crois que cela est bon. En même temps, un tissu de liens humains s’est constitué au fil des siècles entre la France et l’Afrique. Il faut investir dans ces relations humaines pour faire naître des solidarités neuves qui dépassent les rapports entre Etats.
Comment expliquez-vous que beaucoup de gens sur le continent continuent de penser que leur avenir se joue à Paris ?
Beaucoup d’Africains le croient car ils continuent de lire l’action de la France en Afrique à travers le prisme des philosophies autochtones. L’histoire y est considérée comme une modalité de la sorcellerie où le sujet s’identifie comme victime de forces obscures, extérieures, qui lui échappent. A cet héritage local lié à l’imaginaire, s’ajoute une expérience historique forgée à l’époque coloniale et prolongée par les pratiques néocoloniales : des interventions armées, le soutien actif à des dictatures corrompues, et la difficulté qu’ont éprouvée tous les gouvernements français, de droite comme de gauche, à s’allier à des forces d’émancipation.
Pourquoi la gauche a-t-elle échoué à promouvoir la démocratie en Afrique ?
Au fond, la gauche française, hormis le PCF à l’époque coloniale, a toujours partagé avec la droite un regard sur l’Afrique et les Africains fondé sur l’idée que les sociétés africaines sont régies par des règles différentes des nôtres. La gauche a souvent porté sur le continent un regard marqué par le paternalisme et un excès de bonne conscience. Elle a donc peut-être été un peu plus autiste que la droite, alors même que la recherche académique française n’a pas arrêté de montrer les transformations des sociétés africaines.
Vous avez critiqué l’intervention française en Côte d’Ivoire, justifiée officiellement par la nécessité de faire respecter le résultat d’une élection et de stopper les violences. Pensez-vous qu’une guerre civile soit préférable à une intervention étrangère ?
Les deux options constituent des pis-aller. Le défi historique auquel fait face le continent africain consiste à pacifier les formes de la lutte politique, à découpler le politique et la guerre. Tant que cela ne sera pas accompli, le nombre de conflits sanglants ne diminuera point.
L’Afrique doit aussi s’astreindre à inventer par elle-même, à partir de ses ressources historiques et intellectuelles, un modèle de démocratie qui réponde à la complexité anthropologique de ses sociétés, et qui ne soit pas une greffe imposée par les bailleurs de fonds ou des armées étrangères. Ceci exige un travail lent, pénible, méthodique et discipliné que personne n’est prêt à envisager pour le moment. Enfin, l’absence d’une puissance hégémonique africaine capable de s’imposer avec d’autres sur le théâtre africain fait que le continent reste comme le ventre mou du monde qui attise la volonté des puissances étrangères d’y intervenir.
Après le “printemps arabe”, un “printemps africain” est-il possible ?
Non, aucun régime africain ne court ce risque. Les conditions qui ont conduit aux événements du printemps n’existent nulle part. Au sud du Sahara, les classes moyennes existent depuis cinquante ans tout au plus et n’ont ni le recul historique des égyptiennes, ni le niveau de professionnalisation des tunisiennes.
Vous avez écrit qu’avec l’immigration, “la France récolte ce qu’elle a semé avec sa politique africaine”. De quelle façon le passé colonial pèse-t-il sur la politique française d’immigration ?
Il faut dédramatiser : la France n’est plus le pôle privilégié de l’immigration africaine en direction de l’Occident. Le nombre d’Africains qui ont pour objectif d’aller en France est très petit et va décroissant. Les discours français sur l’immigration africaine relèvent du fantasme. Ils sont liés à la période particulière que nous vivons, marquée par une rebalkanisation du monde, une redistribution planétaire très inégale des possibilités de mouvement, la construction de murs et la militarisation des frontières. Cela n’est pas typiquement français, mais la France s’exprime en mettant la peur de l’immigré au service d’une politique raciste, en attisant le fantasme d’une France sans étranger, une idée qui est contraire à son histoire.
La droite comme la gauche s’alarment de “l’échec de l’intégration” des descendants d’Africains. Qu’en pensez-vous ?
Il n’est pas vrai de dire que les descendants d’immigrés africains ne se sont pas intégrés. Les conflits, les luttes et les débats en cours montrent que l’intégration est en marche. Mon regard sur la France est optimiste. La réalité, c’est qu’elle est aux prises avec son histoire, elle en train de s’autoproduire sur un mode inédit et cela désempare beaucoup de gens. D’où tout ce bruit autour des questions d’intégration et d’assimilation.
Pourtant, vous avez souvent dénoncé l’incapacité de la France à assumer son passé colonial !
Je l’ai pensé, mais en réalité, le débat est nourri : il n’y a pas de refoulement, mais un énorme défoulement après une période d’aphasie. Il faut passer du défoulement à une critique exigeante du passé, qui ouvre des chemins d’avenir et n’empêche pas la France d’effectuer les nouveaux voyages planétaires de la pensée.
Vous critiquez une France incapable d’assumer la fierté de sa diversité et en voie de provincialisation. N’est-ce pas contradictoire?
Non : il y a un décalage entre le dynamisme des processus sociaux en cours, les multiples exemples de convivialité dans les quartiers, dans les arts, et le discours public qui est porté sur eux. Cette vie citoyenne conviviale pourrait servir de base pour imaginer une France qui, au lieu d’avoir peur, serait ouverte parce qu’elle saurait d’où elle vient et ce qu’elle est.
Pourquoi ce discours est-il si peu porté politiquement ?
La France est grincheuse, elle aime le persiflage. C’est un pays où pour exister, il faut critiquer. Où un discours optimiste risque d’être pris pour de la naïveté.
Le facteur racial a été déterminant, selon vous, dans notre histoire coloniale et vous militez pour que sa persistance dans la société soit reconnue. Cela ne risque-t-il pas d’entretenir un esprit victimaire peu propice à l’intégration ?
Aujourd’hui, on dit aux immigrés africains et à leurs enfants : “Vous devez être comme nous. Mais, comme vous êtes vraiment différents, nous savons très bien que vous n’y parviendrez pas et que vous ne pourrez donc jamais vous intégrer.” Il faut réintroduire la race si l’on veut sortir de ces impasses qui bloquent toute discussion sur les transformations de l’identité française et la capacité du modèle français à élargir notre compréhension de la démocratie. Cela n’a rien à voir ni avec le “communautarisme” ni avec cette hypocrisie qui consiste à faire comme s’il n’y avait pas une histoire à assumer et à transcender. Une histoire où la race a occupé des fonctions symboliques, politiques et économiques à travers l’esclavage et la colonisation. Il ne s’agit pas de faire repentance, mais de sortir de cette espèce de bonne conscience bête qui fait que l’on ne sait même plus qui l’on est à force de dénégations.
Pourquoi enfermer les gens dans des catégories si l’objectif final est de les dépasser ?
Parce qu’il faut redresser un certain nombre d’inégalités que la race a servi à constituer historiquement. Il faut que la représentation politique soit à l’image de la convivialité qui existe dans la société. Il faut faire en sorte que la non-diversité devienne un anachronisme.
Vous appelez la République à reconnaître les divisions raciales alors que vous affirmez que le cosmopolitisme est l’avenir de l’humanité !
Je me situe dans une tradition d’origine africaine qui a toujours pensé que la différence en soi ne signifie pas grand-chose mais aussi que la reconnaissance de la différence est un moment significatif, stratégique, dans le projet plus large d’un Senghor ou d’un Glissant, d’une “épiphanie des nations”. L’humanité sera riche de l’ensemble de ses singularités. Elle sera appauvrie si ces singularités lui sont amputées. Je ne suis pas un militant de la différence, je suis pour une politique du semblable et de l’en-commun, si tant est que le monde que nous habitons appartienne à tous.
Propos recueillis par
Philippe Bernard
*Professeur d’histoire
Né au Cameroun en 1957, est docteur en histoire (Paris-I). Il enseigne l’histoire et les sciences politiques à l’université du Witwatersrand (Afrique du Sud) et à l’université Duke (Etats-Unis). Il est l’auteur de “De la postcolonie” (Karthala, 2000) et de “Sortir de la grande nuit” (La Découverte, 2010). Il s’apprête à publier “Critique de la raison nègre” chez Fayard.
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Les Africains sont-ils mûrs pour la démocratie ?
Les échecs de la démocratie en Afrique reflètent-ils l’incapacité des Occidentaux à exporter leur “modèle”, ou l’immaturité des Africains ?
Les Africains ont une vieille culture de la délibération. Le concept de la “palabre” renvoie à une structure sociale où la confrontation des points de vue est une donnée de légitimation du pouvoir. Les cultures africaines tolèrent plus ou moins l’idée de l’inégalité, mais les idées d’exclusion et de non-partage y sont frappées d’anathème. Ces pratiques culturelles, si elles étaient prises en compte, ouvriraient la voie à des schémas institutionnels capables “d’inculturer” la démocratie. La question n’est pas de savoir si les Africains sont mûrs pour la démocratie, mais de s’atteler à ce travail patient et critique d’invention de formes sociales d’échanges qui correspondent à la mémoire et aux pratiques des gens. Or pour le moment, l’affrontement politique en Afrique est un jeu à sommes nulles où le gagnant gagne tout et le perdant perd tout.
Quelles forces sociales peuvent-elles réinventer la démocratie africaine ?
Ce travail devrait être porté par les intellectuels, la société civile, les ONG, les Eglises. Il est déjà visible, en pointillé, çà et là. Mais ce dont on a besoin, c’est d’un grand mouvement, d’une nouvelle génération de lutte qui porterait ces préoccupations et qui aiderait à faire émerger de nouvelles formes de leadership telles qu’on le voit déjà à la base, dans des églises ou des associations de village. Ces forces devraient surtout faire en sorte que le projet démocratique soit porté par des idées. Celle de liberté, bien sûr, mais aussi celle de “réserve de vie” face aux forces porteuses de mort si présentes dans le quotidien des Africains.
Pourquoi insistez-vous tant sur la question des institutions ?
Parce que sans les institutions, il n’est pas possible de constituer une communauté politique dans la durée. Beaucoup d’Africains luttent pour vaincre les forces qui les maintiennent dans le provisoire. Des institutions stables constitueraient un des paravents contre cette existence précaire. Pour le moment, la vie de beaucoup de gens se déroule soit dans l’instant, soit dans le passé. Le futur est une denrée rare en Afrique.
La déférence pour l’aîné, le noble n’est-elle pas un obstacle à la démocratie ?
Le droit d’aînesse va de pair avec un système de compensation, de dons, sans lequel l’aîné peut être contesté. On ne va pas gommer ces réalités du jour au lendemain. La question est de savoir comment être pragmatique pour les articuler à un projet de dignité et d’équivalence relative entre les gens. Il faut compter aussi sur les luttes sociales.
Propos recueillis par Ph. B.
Source : article publié dans Le Monde daté du 18 octobre 2011