De ma fenêtre. La chronique d’Aimé Savard pour Chrétiens de la Méditerranée
le 28 octobre 2011.
Au printemps 1991, alors que l’on pansait les plaies de la Première Guerre du Golfe et que le Proche-Orient restait comme toujours une zone de dangereuses tensions, La Vie avait organisé un «train de la Paix», convoi spécial qui avait conduit quelques centaines de participants jusqu’à Rome et Assise pour rendre hommage aux efforts que Jean-Paul II avait inlassablement déployés pour maintenir et ramener la paix. Il s’agissait aussi de s’unir à la prière du pape et de l’Eglise pour que le Christ nous donne sa paix et de s’engager nous-mêmes pour être, là où nous sommes, des instruments de paix.
L’un des temps forts de ce pélerinage fut une célébration eucharistique dans l’église Saint-Louis-des-Français à Rome. L’abbé Pierre était l’un des concélébrants. Soudain, alors que ceux-ci allaient se retirer du choeur, il s’est emparé d’un micro et s’est adressé à l’assistance avec cette véhémence qui était la sienne dans ses accès de sainte colère. «Cessons de parler de «notre Dieu», de dire qu’il est «le Dieu de la paix», ” le Dieu de la justice» ou même «le Dieu de l’amour», comme s’il y avait d’autres dieux, plusieurs dieux,s’est-il écrié. Dieu est Dieu. Il est unique». Stupeur dans l’assemblée. Chacun se demandait ce qui avait provoqué cette soudaine réaction inattendue du vieil abbé.
Vingt ans après, je ne saurais le dire. Mais ce souvenir m’est revenu en ces temps où l’Eglise célèbre et renouvelle la rencontre interreligieuse d’Assise initiée par Jean-Paul II. Cessons de parler du “Dieu des Juifs», du «Dieu des musulmans», du «Dieu des chrétiens» pour, de plus, les opposer entre eux. Il n’est qu’un Dieu. Il est le «Tout autre». Il n’en est pas, il ne peut pas en être d’autre.
C’est Lui que les juifs adorent à la suite des patriarches, de Moïse et des prophètes, comme Jésus, juif de la descendance de David, le faisait dans le Temple de Jérusalem. C’est devant Lui que les musulmans se prosternent puisqu’ils «adorent le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre». Chrétiens nous croyons que le Dieu unique s’est incarné en Jésus-Christ, mort et ressuscité, qui nous a révélé que Dieu, son Père, est père de tous les hommes. Mais Dieu, pour les chrétiens, n’est pas, ne peut pas être un autre Dieu que celui des autres religions. Il est, nous dit Vatican II, «cette force cachée qui est présente au coeur des choses et aux événements de la vie humaine» pour laquelle, «depuis les temps les plus reculés jusqu’à aujourd’hui, on trouve dans les différents peuples une certaine sensibilité». (Nostra Aetate , 2)
Le même concile montre que dans les grandes religions asiatiques comme dans toutes les autres religions, les hommes cherchent par les mythes, les rites, les quêtes ascétiques, mais aussi la méditation et «les efforts pénétrants de la philosophie» à entrer dans l’unique mystère divin et ainsi à répondre aux questions qui, depuis toujours «troublent profondément le coeur humain : Qu’est-ce que l’homme ? Quel est le sens et le but de la vie ? (…) Qu’est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence, dont nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons ?» (Nostra aetate,1)
Ces questions, elles hantent tout autant ceux qui, en toute bonne foi, doutent de l’existence de Dieu et ceux qui la nient. S’ils discernent dans la recherche de réponses à ces questions, une quête de la vérité et donc une quête du Dieu unique, les chrétiens ne cherchent pas pour autant, à faire des agnostiques et des athées, des croyants qui s’ignorent. Ils respectent leurs démarches. De même la rencontre et le dialogue avec ceux qui croient au Dieu unique ou qui Le cherchent dans d’autres démarches religieuses ou philosophiques, n’implique aucun syncrétisme, aucun relativisme. Dire que nous respectons les croyances que nous ne partageons pas, ne signifie pas que nous n’affirmons pas notre propre foi, ni que nous pensions que toutes les croyances ou toutes les religions se valent. Respecter les convictions d’autrui ne signifie pas y adhérer.
Mais, dit encore Vatican II, «Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu (…) L’Eglise réprouve donc, en tant que contraire à l ‘esprit du Christ toute discrimination ou vexation opérée envers des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur classe ou de leur religion.» (Nostra Aetate , 5)
Beaucoup de nos contemporains, surtout dans nos pays sécularisés, trouvent ce discours naïf et irréaliste. A leurs yeux, les religions sont, par nature, porteuses de violence, en dépit de leurs belles déclarations. Force est d’admettre que l’histoire apporte beaucoup d’arguments à l’appui de cette thèse. Elle est jalonnée de guerres de religion, et même de conflits souvent sanglants entre confessions chrétiennes qui se réclament pourtant non seulement du Dieu unique, mais du même Jésus-Christ. Aujourd’hui encore, nombreux sont les mouvements qui, en invoquant le nom de Dieu, mènent des actions violentes, et pas seulement parmi les musulmans. L’objection ne peut donc être écartée d’un revers de main.
Mais si l’on va y voir de plus près, on constate aussi que tous ceux qui invoquent le Dieu unique pour combattre les fidèles d’une autre religion ou d’une autre confession sont engagés, en réalité dans des luttes de pouvoir, c’est-à-dire dans des combats politiques qui se parent d’atours religieux. On se sert du nom de Dieu pour justifier la cause que l’on défend et lui conférer une dimension prétendument sacrée. Les guerres de religion qui ont déchiré l’Europe après la Réforme, ont été en fait des guerres entre princes ou des moyens utilisés par des souverains pour conforter leur pouvoir, comme l’a fait Louis XIV avec la révocation de l’Edit de Nantes. Les terribles luttes entre «catholiques» et «protestants» dont l’Irlande peine à se sortir, cachaient en fait, comme les autorités proprement religieuses l’ont souvent dit, une opposition entre Irlandais de souche et colonisateurs britanniques. Et aujourd’hui, ceux qui rêvent du «choc des civilisations» entre christianisme et islam sont, d’un côté des musulmans qui, la rage au coeur, veulent se venger de l’oppression qu’ils ont si longtemps subi de la part de pays dits «chrétiens» et, de l’autre, des Occidentaux qui redoutent l’arrivée massive d’immigrants se réclamant d’une autre culture, d’autres traditions susceptibles de bouleverser leurs manières de vivre. Les Africains ou les Arabes chrétiens ne sont d’ailleurs pas mieux acceptés par les pays européens. En fait, Dieu n’a rien à voir avec tout cela.
Mais alors, est-ce vraiment le même Dieu que tant de croyants invoquent pour se livrer à des conflits en réalité politiques ? Non bien sûr. Mais si, depuis les origines, l’humanité est en quête du même Dieu unique, à travers des sagesses et des religions diverses, elle est particulièrement inventive pour créer et adorer de faux dieux au service des intérêts politiques d’un clan, d’un peuple, d’un chef. Ce sont ces faux dieux «faits de main d’homme» que dénonçaient les prophètes de l’Ancien Testament et auxquels les premiers chrétiens ou les compagnons du Prophète de l’Islam refusaient d’offrir des sacrifices. Mais de ces idoles, de ces dieux grossiers faits de matière, il était facile de démontrer l’impuissance. Aussi les humains ont-ils inventé des dieux immatériels qui remplissent la même fonction et qu’ils ont tenté de faire passer pour l’Unique Dieu.
Chrétiens, Jésus nous a révélé que «Dieu est Amour»selon l’expression de saint Jean, que l’Unique est Trinité, mais cela reste pour nous de l’ordre du «mystère» , un mystère que les théologiens s’efforcent de pénétrer, mais qu’ils ne peuvent jamais cerner. «Dieu, écrit le jésuite Joseph Moingt dans son dernier livre, c’est ce qui est au-delà de tout ce qu’il y a de plus grand, de plus puissant, de plus redoutable, de plus respectable, de meilleur, de plus digne d’amour, de plus désirable, et c’est donc aussi la source de toute puissance, de tout respect, de tout amour ; c’est l’au-delà de toute trancendance, c’est ce qui se cache dans tout ce qui trancende le possible et le désirable, dans ce qui dépasse nos possibilités et nos désirs».
Dieu dont Jésus nous a révélé qu’Il est un Père infiniment proche est aussi, nous le pressentons, un mystère insondable qu’on ne saurait enfermer dans une «vérité» faite de formules, de concepts humains. C’est pourtant ce que les hommes font quand ils cherchent à utiliser Dieu au service d’une cause, fut-elle noble et désintéressée. C’est pourtant ce que chacun de nous est tenté de faire, lorsque nous cherchons à enrôler Dieu pour défendre notre intérêt, notre vision du monde, notre culture, notre confort intellectuel ou matériel. Nous nous voulons alors propriétaires d’une vérité dans laquelle nous prétendons enfermer Dieu. En réalité, nous nous fabriquons une idole, un dieu à notre image, un dieu qui nous arrange.
Si le fait de se croire propriétaire de la vérité et donc propriétaire de Dieu est une tentation auquel chaque être humain est susceptible de succomber, c’est aussi la caractéristique de tous les extrémismes religieux, de tous les fondamentalismes, de tous les intégrismes. Ils se veulent propriétaires de Dieu ces islamistes qui voudraient imposer leur vision religieuse par la violence ou la contrainte. Ils se veulent propriétaires de Dieu, ces juifs qui invoquent la Bible pour justifier la politique extrémiste du gouvernement Netanyahou. Ils se veulent propriétaires de Dieu ces mouvements chrétiens de confessions diverses qui se réclament de Dieu pour justifier des comportements sectaires et violentes. Ils se veulent propriétaires de Dieu, ces intégristes catholiques qui n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer cette «abomination» qu’est pour eux la rencontre d’Assise et accusent le pape de «prier des faux dieux». Mais nul n’est propriétaire de Dieu.
Dieu est Dieu. Il s’est révélé en Jésus-Christ, mais Il n’est pas le Dieu des chrétiens. Ni celui d’une autre religion. Il n’est pas le Dieu de l’Occident, ni celui de l’Orient. Il n’est ni le Dieu des Français, ni celui des Allemands, ni celui des Arabes, ni celui des Chinois ou de quelque autre peuple. Il n’est pas le Dieu d’un clan, d’une nation, d’une race. Il est le Père de tous les êtres humains. Il est unique. Dieu est Dieu.
Aimé Savard
Source :
http://www.chretiensdelamediterranee.com/article-dieu-est-dieu-87564841.html