L’éthique mondiale comprise à partir du christianisme
Conférence donnée par José ARREGI le 28 avril 2011 à Barcelone,
lors du congrès annuel du Réseau Européen Églises et Libertés
Texte inédit publié dans la Lettre d’information des Réseaux des Parvis n° 8 de novembre 2011
(Développements originaux en caractères droits, parties résumées en italiques entre crochets)
[Le titre de cette conférence, emprunté à un livre de Hans Küng et Angela Rinn Maurer, soulève d’emblée deux questions : celle de la relation entre l’universel et le particulier de toute éthique, et celle de la relation entre éthique et christianisme. « L’éthique est mondiale, mais elle ne peut être exprimée et vécue que de manière particulière » : tout en étant universelle, elle est toujours locale et singulière. Les liens entre éthique et religion sont, quant à eux, plus complexes à cerner : longtemps indissociables dans l’histoire de l’humanité, ces deux domaines semblent se séparer à mesure que lesexigences éthiques ne s’accompagnent plus nécessairement d’une appartenance religieuse. Mais à observer de plus près le vécu concret, il apparaît que l’éthique ouvre toujours sur une perspective d’ordre religieux ou mystique, de même qu’aucune religion n’est possible sans éthique. Le fond ultime de la réalité est Mystère, au delà de toutes les doctrines, mais se laisse entrevoir à la faveur de la sagesse et de l’engagement éthiques.
C’est la relation à autrui qui façonne l’homme, en chacun et entre tous. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Repris en des termes semblables par Confucius, l’hindouisme,le jaïnisme, le bouddhisme, Jésus de Nazareth, Hillel et Mohammed, ce principe transcende les frontières entre les religions et les cultures, et relativise leur spécificité. « La foi religieuse est reconnaissance et vénération du mystère universel qui inspire le regard et la conduite. » Le respect de l’altérité de l’autre vénère la dignité irréductible et sacrée de l’être dont est tissée l’humanité depuis toujours et partout. Mais se pose alors la question de savoir ce que telle religion particulière, et la foi chrétienne en l’occurrence, est susceptible d’apporter à l’éthique ? La réponse est en même temps globale et singulière : « Le christianisme n’apporte pas de contenus ni de normes éthiques, mais plutôt une inspiration, une motivation, un élan particulier. » La conférence comprend trois parties : la spécificité de l’inspiration chrétienne de l’éthique, les règles chrétiennes fondamentales de conduite, l’indispensable autocritique chrétienne.]
I – L’INSPIRATION CHRETIENNE
Quelle inspiration apporte le christianisme à l’éthique ?[1]
1 – L’inspiration éthique de Jésus
La figure de Jésus inspire toute la vie du chrétien, toute son éthique, toujours particulière dans sa réalisation, toujours universelle dans son horizon. Que nous inspire Jésus ? Il nous inspire ce qu’il a respiré, espéré, pratiqué : la guérison, le partage et la fraternité. Contant des paraboles et au contact des gens, il guérit les malades rencontrés en chemin. Il annonça un temps nouveau de justice aux paysans accablés de misère à cause de leurs dettes. Il proclama la tendresse de Dieu aux « pécheurs » méprisés par le système religieux. Par son message et sa praxis, il condamna radicalement toute relation de domination et de pouvoir, proclamant et pratiquant la fraternité universelle. Dans sa vie itinérante, et de façon insolite, il se fit accompagner aussi bien de femmes que d’hommes, et reconnut à la femme le plein droit à la parole et à la liberté de mouvement, en rupture avec le patriarcat séculaire et millénaire. Il fut le commensal joyeux de percepteurs d’impôts détestés et de prostituées proscrites. Il fit naître des rêves de liberté chez les gens simples. Pour beaucoup d’hommes et de femmes affligées il était consolation de Dieu, aurore d’un temps nouveau, promesse de libération définitive. Pour d’autres, il était un hérétique et un danger, et il fut condamné à mort peu de temps – entre un et trois ans – après le début de son itinérance prophétique.
Il inspire notre éthique. Son message et sa pratique n’enseignent rien qui soit absolument nouveau, mais c’est comme s’il nous disait, avec les mots de Moltmann : « Qui croit en l’évangile fait l’expérience des forces du monde futur (Heb 6, 5) et entre dans le printemps de la nouvelle création (…). Dieu va créer de nouveau toutes choses, par conséquent : Profitez de ces possibilités ! Elles sont déjà ici, en toi et à côté de toi. La paix est possible. La justice est possible. La libération est possible. Dieu a rendu possible l’impossible et nous sommes invités à profiter de nos aptitudes à la vie. Participez à la rénovation de la société et de la nature. »1.
2 – L’inspiration de l’espérance
Jésus fut un homme de grande espérance. Une espérance active. L’éthique chrétienne est l’éthique inspirée de l’espérance de Jésus. Jésus a dit : « Relevez la tête, car votre délivrance est proche » (Luc 21, 28).
Suivre Jésus, c’est reconnaître que les créatures sont « vraies promesses du Règne »[2]. Suivre Jésus, c’est reconnaître Dieu comme « créateur du ciel et de la terre » et, par conséquent, conserver le souvenir de la Genèse (Et tout était bon), même si nous sommes témoins, victimes et responsables de tant de mal. Adhérer à Jésus, c’est accepter avec une confiance patiente que la création et la libération ne sont pas terminées, mais sont en cours : « Dieu n’a pas encore conclu son œuvre ni n’a fini de nous créer. Pour cela nous devons être tolérants avec l’univers et avoir de la patience avec nous-mêmes, puisque la dernière parole n’a pas encore été prononcée : ‘Et Dieu vit que cela était bon’ »[3].
Telle est l’espérance engagée du disciple de Jésus. Courage pour le présent et confiance dans l’avenir : voilà ce que les hommes et les femmes d’aujourd’hui, en particulier les jeunes, désorientés par un monde sans perspectives, attendent et ont besoin de recevoir des chrétiens. Cette espérance passionnée et active est celle que Jésus a partagée. Jésus fut-il trop optimiste ? Il faudrait répondre avec les mots que prononça il y a quelques mois Z. Bauman à San Sebastian : « L’optimiste est celui qui croit que ce monde est le meilleur des mondes possibles et qu’il ne peut s’améliorer. Et le pessimiste, celui qui croit que l’optimiste avait peut-être raison ». Ni l’optimisme ni le pessimisme ne transforment le monde. Alors, quoi ? D’abord, se convaincre « qu’il y a des chances que le monde puisse s’améliorer » ; et ensuite tenir bon malgré l’échec. C’est ce que fit Jésus. C’est ce qui le rendit heureux.
L’espérance de Jésus ne fut donc pas une « simple espérance » inopérante, mais une espérance agissant par métamorphose. Anticipatrice. Jésus annonça tout en accomplissant l’annonce. Il espéra en anticipant ce qui était espéré.
3 – La confiance en Dieu ou en la profondeur de la réalité
L’espérance de Jésus était animée d’une profonde confiance en Dieu. « Rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1, 37) et, à cause de cela, « Tout est possible à celui qui croit » (Mc 9, 23) : telle est la conviction intime vitale de Jésus. Cette confiance est celle qui agit en lui quand il guérit et celle qui agit chez les malades pour leur guérison (« ta foi t’a guéri » : Mc 5, 34 ; 10, 52…). Jésus partageait totalement la vieille espérance messianique : quand Dieu viendrait, tous les tourments devaient disparaître de la création. Jésus espéra et proclama, se réjouit et souffrit, annonça et anticipa le Règne de Dieu, le monde selon le rêve de Dieu, ou « la terre des justes et des bons »[4]. Plus encore, Jésus acquit la certitude vitale profonde que Dieu venait, intervenait, régnait et libérait à travers son message et ses guérisons : « les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont guéris et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11, 5 ; Lc 7, 22).
Jésus a vécu dans une culture religieuse entièrement imprégnée de religion et totalement circonscrite par l’institution religieuse, mais sans tomber dans la tentation par antonomase de toutes les religions et de toutes les personnes religieuses, à savoir : enfermer le mystère de Dieu dans le système religieux, transformer Dieu en recours ou en idole, le réserver à un « espace sacré » et, en définitive, se servir de Dieu pour légitimer l’ordre politico-religieux en vigueur.
On ne peut dire de façon appropriée que « si le Christ revenait aujourd’hui, il serait athée », comme l’a écrit D. Sölle. Dieu était et se retrouverait au cœur vital de Jésus. Mais sa foi en Dieu exista à tout moment et elle redeviendrait aujourd’hui radicalement vitale et radicalement « politique », profondément associée à la joie de la vie et radicalement solidaire de la douleur de ceux qui souffrent. C’est pour cela qu’il fut condamné à la croix. Sa croix signifie son refus d’un Dieu séparé et la manifestation d’un Dieu absolument solidaire de la cause de la vie et de la cause des derniers. Une vie à la suite de Jésus ne peut donc être une vie sans adoration de Dieu, mais celui qui se met à la suite de Jésus, le véritable disciple, ne peut adorer le dieu Mammon, ni le dieu César, ni le dieu Loi, mais seulement le Dieu Abba qui veut instaurer son règne de justice pour tous en commençant par les derniers : les petits, les humiliés, les condamnés. Il est bon même aujourd’hui de croire en ce Dieu.
Le Dieu qui suscite et soutient l’espérance de Jésus est un Dieu avec des entrailles, un Dieu qui écoute, regarde et sent la douleur de ses créatures. Ce n’est pas un Dieu puissant et impassible, ni un Dieu compatissant et impuissant, mais un Dieu dont le pouvoir se trouve dans la compassion, avec la faiblesse que cette dernière aide à porter.
La solidarité compatissante de Dieu est le roc de notre espérance, comme elle le fut pour Jésus. Suivre Jésus signifie reconnaître, de façon obscure et lumineuse, que Dieu est avec celui qui souffre. Nous ne pouvons pas dire pourquoi la souffrance existe, et mieux vaut que nous ne cherchions pas à le savoir et moins encore que nous prétendions le savoir. Le chrétien dont les yeux sont tournés vers Jésus ose être assuré que Dieu, la Tendresse qui console et qui réconforte, se trouve avec celui qui souffre, avec quiconque souffre. Il a l’audace de faire confiance, comme Jésus, au Mystère divin qui est le Oui, l’Amen à la création et à toutes ses promesses.
Maintes fois, Jésus dit dans l’évangile : « N’aie pas peur ! ». Et c’est ce que nous aussi, maintes fois, nous devrions écouter et crier sur les toits : « N’aie pas peur ! ». Nous avons bien trop peur. Il y a trop de peur dans notre monde, et dans cette société qui est la nôtre. L’Eglise a trop peur. Là où est Dieu, il ne peut y avoir de peur.
Faire confiance à Dieu impose, c’est manifeste, de revoir notre représentation de Dieu, tant imaginaire que conceptuelle. La représentation imaginaire traditionnelle du Dieu séparé n’inspire pas confiance, parce qu’elle n’est plus crédible. « L’axe de cette nouvelle conception ne sera pas la distinction entre Dieu et le monde, mais la conscience de la présence de Dieu dans le monde et de la présence du monde en Dieu »[5].
Il est bon de croire en ce Dieu qui habite tout et en qui tout habite, « Car en lui nous avons la vie, nous pouvons nous mouvoir et nous sommes » (Act 17, 28). Un Dieu qui n’est ni partie du monde ni totalité du monde, mais qui n’est pas non plus quelqu’un ni quelque chose d’extérieur au monde et séparé de lui. Un Dieu en qui le monde se trouve, et nous sommes tous comme l’enfant dans sa mère et bien plus, comme la lumière dans la flamme et bien plus,
le sens dans le mot et bien plus, comme l’esprit dans le corps et bien plus. Un Dieu qui est la Grande Réalité de toute réalité, et qui n’est pas « davantage là-bas, en dehors du monde, mais plus ici, dans la profondeur des choses, comme leur fondement et leur mystère »[6]. Un Dieu qui est le cœur de la réalité qui nous entoure, qui nous constitue, que nous sommes. Un Dieu qui anime tout, qui soutient tout, qui habite tout.
4 – Ethique de la compassion samaritaine et politique
La compassion est un terme équivoque. Bien entendu, elle désigne le tréfonds qui s’émeut devant la passion du prochain.
Une fois on demanda à Jésus : « Qui est mon prochain ? ». Et Jésus répondit en racontant : « Un voyageur descendait de Jérusalem à Jéricho et fut attaqué par des malfaiteurs, et ils le laissèrent grièvement blessé. Un prêtre et un lévite firent un détour et passèrent au large. Un Samaritain prit soin du blessé ». « Qui se fit le prochain du blessé ? Eh bien fais de même ».
J.B. Metz a écrit que la compassion de Jésus est le « programme mondial du christianisme ». L’éthique qui trouve son inspiration en Jésus doit se manifester en une compassion généreuse et pleine d’espoir qui jaillit du tréfonds, du « cœur », et non d’une simple idéologie ni d’un simple engagement. : « Ce n’est pas le stoïcisme de Sisyphe ou l’héroïsme de Prométhée, mais la fidélité aimante et prête à la souffrance que vécut Jésus »[7]. Une compassion douloureuse et joyeuse qui naît à la racine profonde de notre être et se traduit en regard mystique et décision politique. Une compassion immergée dans l’universelle « amitié ouverte » et dans l’universelle « sympathie du monde »[8] qui émane de Dieu et embrasse le Cosmos entier et appelle à une attitude « d’affabilité », de respect et de vénération de tous les êtres de la Terre. Une compassion plongée et protégée dans la Grande Communion divine et tournée « vers la grande communion des vivants sous l’arc-en-ciel de la fraternité/sororité cosmiques »[9].
Les premiers destinataires de ce programme de compassion sont ceux qui succombent à la douleur de l’injustice. Et ceux qui ont succombé sans que personne ne se souvienne d’eux. « Il y a des larmes que le fonctionnaire ne voit pas » (E. Levinas), et beaucoup de larmes que personne ne voit ni ne se rappelle non plus. Le « souvenir » de la compassion de Dieu en Jésus interdit que nous oubliions les crucifiés d’aujourd’hui, ni même ceux d’hier. Le souvenir de Jésus nous empêche de nous transformer en fonctionnaires (y compris de l’évangile), nous réveille de « l’amnésie culturelle » dont nous sommes atteints, de « l’oubli impitoyable des victimes »[10].
Beaucoup de femmes et d’hommes d’aujourd’hui se sentent désemparés dans un monde désemparé, en échec dans un monde en échec, incertains dans un monde plus incertain que jamais. Ils se sentent en errance, vagabonds, et ils se demandent, comme Tertuliano Maximo Alfonso, le protagoniste de L’autre comme moi de J. Saramago, s’ils ne sont pas des êtres errants ou même une erreur[11]. Les hommes de ce monde n’attendent pas de nous un système de vérités incontestables, ni un code de normes irrévocables, mais un sol ferme, un réconfort pour leurs vies. Ils attendent que nous leur offrions la compagnie du Paraclet, qui est « lumière qui pénètre les âmes et source de la plus grande consolation ». Une compassion généreuse, libre et joyeuse est la seule qui pourra leur offrir une perspective.
5 – L’éthique du bonheur
Si je ne devais garder qu’une parole de l’évangile, délaissant toutes les autres, je garderais celle-ci : « Bienheureux ! ». Jésus ouvrit et résuma tout son message par cette parole. La flamme de tous les prophètes le consumait de l’intérieur, il gravit la montagne comme le fit jadis Moïse, mais au lieu des anciens dix commandements écrits sur des tables de pierre il proclama aux quatre vents huit édits joyeux : « Bienheureux êtes-vous ! ». Il annonça la béatitude aux pauvres, aux malades, aux persécutés et à tous les malheureux : « Bienheureux êtes-vous, non parce que vous êtes pauvres, mais parce que vous allez cesser de l’être. Bienheureux êtes-vous, non parce que vous pleurez, mais parce que le bonheur vous viens au lieu des larmes. Bienheureux êtes-vous, non parce que vous êtes persécutés, mais parce que votre libération est proche. Dieu vous rendra libres. Libérez-vous mutuellement de la misère, pour que Dieu vous libère. Soyez heureux, pour que Dieu lui aussi soit heureux. Il est temps d’être heureux ».
Le bonheur est la force imparable qui donne son élan au monde. Le bonheur nous attire et nous meut. Et Dieu alors ? Dieu est le fond et la source du désir ardent et universel de bonheur. Le bonheur est le rêve premier et le commandement suprême de Dieu pour tous les êtres. Soyez donc heureux !
On dirait que nous, chrétiens, nous avons enseveli, enseveli et étouffé, la logique du bonheur de Jésus sous les pierres pesantes de la morale, sous des dogmes incompréhensibles, sous des institutions rigides. Nous entendons parler d’autres choses, de lois et d’accusations, beaucoup plus que de bonheur : promotion de l’enseignement de la religion catholique à l’école, critique du mariage homosexuel, dénonciation de la loi sur l’avortement… C’est toujours la même chose que l’on entend.
« Bienheureux ! ». Les béatitudes sont le noyau de l’évangile, et nous devrions faire de ce noyau le levain de la vie, le levain de la société, le levain de l’Église, le levain du monde, l’énergie transformatrice capable de le rendre tout entier bon et heureux. Bon et heureux, c’est cela. C’est simple comme bonjour [comme le pain, en espagnol, ndlr]. La bonté du bonheur et le bonheur de la bonté : les deux choses vont ensemble, elles sont impossibles à séparer. N’est-ce pas la loi de la vie ? N’est-ce pas la loi de Dieu ? Qu’est-ce qui peut nous rendre heureux sinon la bonté ? Et qu’est-ce qui peut nous rendre bons sinon le bonheur ?
En vain t’obstineras-tu à être bon sans être heureux, et aussi à être heureux sans être bon. En vain nous obstinerons-nous à être bons à force de lois morales et de dogmes religieux, et également à force d’avoir, de savoir, de pouvoir. Voilà l’évangile de Jésus : il est la bonté du bonheur et le bonheur de la bonté. Voilà le mystère de Dieu : la bonté heureuse et le bonheur bienfaiteur. C’est le plus simple et le plus complet. Et quoi d’autre que cela est donc le cœur de la religion, et l’essence de l’Eglise ? A quoi servent les lois et les dogmes et toutes nos théologies si elles ne nous rendent pas bons en étant heureux, et heureux en étant bons ?
6 – Ethique de la bonté
Suivre Jésus, c’est croire en la bonté et pratiquer la bonté.
Le meilleur résumé historique et la meilleure formule christologique au sujet de Jésus nous les avons dans les paroles extrêmement simples de Pierre dans les Actes : « Vous savez comment Jésus a parcouru le pays en faisant le bien et en guérissant tout ceux qui étaient sous le pouvoir du diable » (Act 10, 38). Jésus fut bon, il crut en la bonté, il pratiqua la bonté avec les pauvres, les meurtris et les condamnés en tant que pécheurs. S’il y a quelque chose qui définit Jésus, c’est sa compassion avec les femmes et les hommes de son époque qui souffraient le plus. On a écrit à juste titre : on peut décrire et comprendre beaucoup de grands personnages de l’histoire en faisant abstraction des malheurs de leur temps, mais il est impossible de parler de Jésus ou de le comprendre avec un minimum de rigueur sans parler des grands malheurs et des grands malheureux de son époque[12] : les paysans dans la misère, les locataires endettés, les journaliers exploités, les lépreux humiliés, les malades de toutes sortes, les mendiants des chemins, les pécheurs dédaignés… Aux yeux des gens de son époque, Jésus fut d’abord un guérisseur, et de cela portent spécialement témoignage les évangiles synoptiques. Y compris ceux qui étaient considérés comme pécheurs, que Jésus reçoit et traite comme des malades, davantage que comme des « coupables ». Où il arrivait, arrivait la vie, la santé, la confiance.
L’évangile de Jésus est donc affaire de bonté. La religion en général est affaire de bonté. Le grand penseur et croyant qu’est Paul Ricœur écrivait peu d’années avant sa mort : « Ce que l’on appelle généralement la ‘religion’ a à voir avec la bonté. Les traditions du christianisme l’ont un peu oublié. Il y a une sorte de rétrécissement, de réclusion dans la culpabilité et la morale (…). Mais j’éprouve le besoin de vérifier ma conviction que, pour très radical que soit le mal, il n’est pas aussi profond que la bonté. Et si la religion, les religions ont un sens, c’est celui de libérer le fond de bonté des hommes, de chercher là où il est complètement enseveli »[13]. L’adhésion à Jésus est affaire de bonté compassionnelle, libre et joyeuse : créer dans la bonté, annoncer la bonté, pratiquer la bonté.
7 – Ethique de la révolte
Dans la bonne nouvelle de Jésus, les paroles ne manquent pas qui sonnent comme une mauvaise nouvelle : « Je suis venu apporter le feu sur la terre et combien je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » (Luc 12, 49). « Dès maintenant, une famille de cinq personnes sera divisée, trois contre deux et deux contre trois. Le père sera contre son fils et le fils contre son père, la mère contre sa fille et la fille contre sa mère, la belle-mère contre sa belle-fille et la belle-fille contre sa belle-mère » (Luc 12, 52-53). « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix au monde ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le combat » (Mt 10, 34).
Peut-être nous en coûte-t-il d’imaginer Jésus parlant de cette manière. Eh bien, il a aussi parlé comme cela, n’en ayons pas l’ombre d’un doute. Quantités d’autres paroles que les évangiles attribuent à Jésus, il ne les a jamais dites, mais celles que je viens de mentionner, il les a certainement dites ; c’est ce que soutiennent pratiquement tous les chercheurs actuels. Dans l’évangile apocryphe le plus ancien, appelé l’évangile de Thomas, Jésus parle en termes très similaires : « J’ai jeté le feu sur la terre, et je l’entretiendrai jusqu’à ce qu’elle brûle (n. 10). Un peu plus loin dans le même évangile il dit aussi : « Qui est près de moi est près du feu » (n. 82).
Jésus était bon, oui, mais aussi passionné. Jésus était tendre, oui, mais aussi subversif. Jésus était poète, oui, mais aussi prophète. Tout autant qu’un poète bon et tendre, Jésus était un prophète passionné et subversif. Il a annoncé une révolution, il a appelé à la révolution. Certainement pas en prenant les armes, ni en incendiant les rues, ni en exterminant les Romains et les puissants oppresseurs. Mais tout aussi certainement il a annoncé une authentique « révolution des valeurs » et il en a fait la promotion.
Il était convaincu, comme les prophètes anciens, qu’il devait mettre le feu à la société, à l’économie, à la religion de son temps, et il l’a fait. Il a rompu avec la famille et ses structures patriarcales, il a subverti toutes les conventions sociales, transgressé les lois sacrées de la religion, dénoncé tous les pouvoirs sociaux, il a affronté tous les pouvoirs religieux. Il a apporté le feu. Et, comme il est facile de le comprendre, ce feu qui venait de lui a provoqué un autre feu destructeur qui l’a vite consumé : le pouvoir de l’argent, de l’Empire et de la religion a carbonisé Jésus. Mais les braises de Jésus ne se sont pas éteintes.
Je peux difficilement imaginer Jésus dans cette société en citoyen docile, en serviteur soumis. Sans doute qu’il se remettrait à s’exposer en faveur d’une autre réalité. Sans doute qu’aujourd’hui aussi, s’il revenait, il mettrait le feu. Sans doute qu’il provoquerait des conflits dans notre société, sans parler de notre Eglise, et que certains l’accuseraient d’être un idéaliste rêveur, d’autres un provocateur insolent, d’autres un dangereux hérétique. Et sans doute que la peur du feu de Jésus recommencerait, aujourd’hui aussi, à allumer une flamme destructrice qui finirait bien vite par le consumer.
Le feu de Jésus ne veut détruire ni consumer personne, mais nous transformer tous grâce à sa lumière et sa chaleur. Le feu de la bonne nouvelle veut éclairer ce qui est obscur, soigner ce qui est malade. Dieu est la bonne nouvelle pour tous, et il nous veut tous comme convives au banquet de ses noces. Sans exclus. Sans perdants. Il veut que nous soyons tous convives, en commençant par les derniers, par les perdants de la société et de toutes les religions.
II – ORIENTATIONS CHRETIENNES
Dans cette seconde partie, je me réfèrerai plus directement aux 4 orientations fondamentales pour une éthique mondiale, telles que Hans Küng les a proposées. Elles furent approuvées par la Déclaration d’une Ethique Mondiale du Parlement des religions de 1993 et elles se retrouvent dans l’œuvre dont le titre constitue le thème de ces réflexions, L’éthique mondiale comprise à partir du christianisme : 1 – Compromis en faveur d’une culture de la non-violence et du respect de toute vie. 2 – Compromis en faveur d’une culture de la solidarité et d’un ordre économique juste. 3 – Compromis en faveur d’une culture de la non-violence et d’un style de vie honorable et véridique. 4 – Compromis en faveur d’une culture de l’égalité des droits et de camaraderie entre hommes et femmes.
Je me réfèrerai à ces points et j’en indiquerai un de plus.
1 – La paix et le respect de la vie
La paix bien comprise est la somme de tous les biens. Elle n’est pas la simple « tranquillité de l’ordre » dont parle Saint Augustin. Dans l’Ancien Testament, la paix était bien davantage que la tranquillité de l’ordre. Shalom signifie une situation collective de bien-être total à tous les niveaux : coexistence, santé, justice, vie, vérité, etc. La paix authentique est fondamentalement faite de justice et de droit : « La justice produira la paix, et le droit une sécurité perpétuelle » (Is 32,17). « Justice et paix s’embrassent » (Ps 85, 11). « La paix n’est pas simple absence de la guerre, et elle ne se réduit pas au seul équilibre des forces antagonistes, et elle ne surgit pas d’une hégémonie despotique, mais, avec une exactitude totale, elle s’appelle à proprement parler une ‘œuvre de justice’ (Is 32, 7)» (GS 79).
La paix se fonde sur le respect de la vie, de toute vie. Tout ce qui vit est sacré. La vie est sacrée. Tout ce qui existe est sacré.
Moltmann dit : « A cette époque où l’humanité ne peut endurer une grande guerre atomique, tant le service non-violent en faveur de la paix que l’amour des ennemis sont la seule chose raisonnable et sage. La démilitarisation de la conscience publique et la démocratisation des relations avec les ‘ennemis’ créent la possibilité nouvelle d’une paix plausible »[14]. L’amour des ennemis que Moltmann traduit par « responsabilité envers les ennemis »[15].
Les guerres « reflètent l’échec des processus créatifs, ce sont des ‘raccourcis’ violents qui détruisent les options propices à la vie, au lieu de les renforcer. La violence peut se décrire comme un manque d’imagination, parce qu’elle ramène les possibilités de l’esprit et du cœur à la force brutale des poings et des pistolets. Pour le philosophe grec Héraclite, la guerre était ‘le père de toutes choses’, ce qui constitue un exemple classique de ‘l’ego patriarcal’ qui a produit tant de dévastation. Pour la vie sur la terre, la paix est la mère de toutes choses »[16].
« De nos jours, le vrai chemin de la non-violence créative est l’étoile des Rois Mages »[17]. « Les guerres et les pouvoirs militaires sont aujourd’hui plus néfastes que durant tous les siècles passés. Seulement lorsqu’on connaîtra et reconnaîtra l’urgente obligation d’une non-violence créative dans tous les domaines et sous tous ses aspects, y compris le passage des armes à une défense non-violente, la vertu aura un avenir sur notre planète »[18].
Alors nous mériterons la béatitude de Jésus : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu (Mt 5,9).
2 – La solidarité et la justice économique
700 ans avant Jésus-Christ, le prophète Amos écrivit : « Ecoutez ceci, vous qui écrasez le pauvre et voudriez faire disparaître les humbles du pays, vous qui dites : ‘(…) nous diminuerons la mesure, nous augmenterons le sicle, nous fausserons les balances pour tromper ; nous achèterons le pauvre pour de l’argent et l’indigent pour une paire de sandales ; nous vendrons jusqu’à la criblure du froment’ » (Am 8, 6).
Avant, ils volaient en falsifiant les balances romaines. Aujourd’hui on vole à l’échelle planétaire en déposant ou en retirant de l’argent dans les banques, comme cela convient, pour abattre un démocrate ou soutenir un dictateur.
Jésus était un artisan (charpentier), comme son père Joseph, mais on peut dire à juste titre que c’était un « paysan juif », non seulement parce qu’il avait ses racines dans une culture paysanne, mais aussi parce qu’il était né, il avait grandi, et vécu dans une bourgade rurale de Galilée, où – à part quelques pêcheurs du lac de Tibériade et une industrie naissante de salaison du poisson, dont il semble qu’il existe des traces à Magdala, et à part, on le suppose, les indispensables « artisans » – la plus grande partie de la population vivait de la terre.
Et la campagne – la campagne galiléenne, en particulier – souffrait au temps de Jésus d’une profonde crise structurelle, économique, sociale, familiale. La raison fondamentale est facile à comprendre : Hérode le Grand (36 av. JC – 4 ad.) et son fils Hérode Antipas (4 – 39), qui avait hérité de la Galilée, avaient grevé la population d’une augmentation drastique des impôts, pour pouvoir ainsi faire face à ses grands projets et constructions. Beaucoup de petits propriétaires, ne pouvant faire face à de tels impôts, se virent obligés de vendre leurs terres pour continuer à les exploiter en tant que locataires.
La situation des locataires n’était guère meilleure, car avec ce que produisait la terre ils parvenaient à peine à payer le loyer, et rien ne restait pour vivre. Les dettes étaient un fléau terrible qui aboutissait à la faim, à la prison, à la mort. Et elles obligèrent beaucoup à cesser d’être des locataires et à devenir de simples journaliers, employés à la journée pour le misérable salaire que le patron voudrait bien leur verser.
Il n’est pas étonnant, bien que cela ne manque pas pour autant d’être révélateur, que dans ses paraboles Jésus narre des histoires de pauvres hommes vendus comme esclaves avec toute leur famille pour payer leurs dettes (Mt 18, 23-35), de pauvres journaliers qui passent la journée sur la place sans que personne ne les engage pour apporter un morceau de pain à sa femme et à ses enfants (Mt 20, 1-16), de locataires qui dans leur colère en viennent à tuer le fils du propriétaire qui exploite la vigne qu’ils entretiennent (Mt 12, 1-8).
Et il n’est pas étonnant, mais c’est très révélateur, que Jésus enseigne comment prier en disant : « Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs » (Mt 6, 12 ; Luc 11, 4). Le pardon des dettes[19] (en premier lieu, bien sûr, le pardon de la dette extérieure des pays pauvres) est un élément substantiel de l’évangile, du Règne de Dieu, de la foi chrétienne (comment est-il possible que la hiérarchie ecclésiastique qui parle tant dise si peu ou ne dise rien à ce sujet ?).
Jésus a parlé et agi à partir de ce que ses yeux voyaient et de ce que ses entrailles ressentaient, depuis la colère prophétique et la compassion solidaire. Et il a dit (version de Luc) : « Heureux vous, les pauvres, parce que Dieu vous préfère, parce que Dieu est roi et il est de votre côté, parce que vous serez les premiers bénéficiaires de son règne. Heureux vous, les pauvres, parce que vous cesserez vite de l’être, parce que vous cesserez vite d’avoir faim, parce que vous cesserez vite de pleurer. Heureux vous, les pauvres, parce que quand vous cesserez de l’être, vous serez les premiers artisans du monde nouveau ». Avec Jésus nous trouvons aussi l’appel prophétique aux « Béatitudes » comme attitude spirituelle et pratique (version de Matthieu) : « Heureux les ‘pauvres en esprit’, c’est-à-dire ceux qui se mettent de son côté. Heureux ceux qui pleurent avec ceux qui pleurent, ceux qui ressentent et pratiquent la miséricorde, ceux qui vivent et sèment la paix ».
Le message et les options de Jésus sont absolument déterminés par la priorité des pauvres. Le Règne d’abord pour les pauvres. Les Béatitudes d’abord pour les pauvres. Et cette priorité définit le contenu du Règne et des Béatitudes : le Règne de Dieu est que les pauvres cessent de l’être, qu’il n’y ait pas de faim dans le monde ni de prisonniers dans les prisons, et c’est ce qu’annoncent les Béatitudes de Luc, tandis que les Béatitudes de Matthieu proclament que la solidarité avec les pauvres, la non-violence active, la miséricorde, la mansuétude… sont le chemin pour que le Règne de Dieu se réalise et pour que ceux qui le parcourent soient heureux de le parcourir.
3 – La pratique de la vérité
D’une manière ou d’une autre, dans les écritures de toutes les religions il est écrit : « tu ne mentiras pas ». Tu seras intègre. Tu seras honnête. Tu pratiqueras la vérité, car la vérité n’est pas en premier lieu de l’ordre de la pensée, mais de l’ordre de l’être et de la vie.
« Dites oui quand c’est oui, dites non quand c’est non », enseigna Jésus. Soyez honnêtes avec la réalité. Être honnête signifie ne pas cacher la réalité. Ne pas cacher notre propre réalité, notre fragilité, notre médiocrité, notre ambiguïté.
Ne pas cacher la réalité de ce qui arrive dans le monde, la vraie raison pour laquelle il y a la misère, la faim et la guerre. La « dissimulation est la forme la plus aigüe qu’adopte aujourd’hui le mensonge : simplement prétendre que le mal et ses responsables n’existent pas (ou qu’on ne les reconnaît pas) »[20]. Le mensonge nous prend au dépourvu dans les médias, en politique, dans l’Eglise.
Cela a aussi pour sens de révéler la vérité, le bien, peut-être en premier lieu de « voir le bien, de le faire connaître, de ‘lui faire de la publicité’ et de nous réjouir grâce à lui »[21].
4 – La dignité de la sexualité au-delà du genre
Notre sexualité, dans chaque cellule physique et dans chaque étincelle spirituelle, nous fait expérimenter chaque jour la merveille que nous sommes et la contradiction qui nous déchire, combien inachevés nous sommes.
Notre être sexué est non seulement inachevé, mais il est de plus alourdi, marqué, blessé par une longue histoire de peurs, de tabous, de préjugés, de condamnations et de sentiments de culpabilité. Et ce ne sont pas les religions qui ont créé ce douloureux héritage historique, mais les religions les ont justifiés, aggravés et perpétués.
Le cas du christianisme mérite une mention spéciale à cause de son influence historique : dans le christianisme – précisément à cause de sa vitalité considérable, de sa souplesse et de sa capacité d’expansion et d’absorption – confluèrent une infinité de philosophies et de religions, et confluèrent aussi beaucoup de courants hostiles au corps : l’orphisme, le platonisme, le manichéisme, le stoïcisme… La « grande Eglise » évita les extrêmes, mais n’empêcha pas de s’infiltrer jusqu’à la moelle de la conscience occidentale la faute liée au sexe.
Et, justement, il est impossible de parler aujourd’hui de la sexualité et du célibat sans tenir compte de ce changement culturel profond. Quel changement ? La relation sexuelle s’est déliée de la reproduction ; la relation sexuelle n’est plus indispensable à la reproduction, la reproduction n’est plus nécessaire pour les relations sexuelle. Un changement décisif. Et d’autres changements culturels plus ou moins directement en relation avec le premier. Par exemple : la conviction fondée que le plaisir sexuel est bon en soi, pourvu que l’on ne se fasse pas de mal à soi-même, qu’on ne fasse pas de mal à l’autre personne, ni ne fasse de mal à une tierce personne ; aussi bon que le plaisir de manger une pomme savoureuse, que le plaisir de boire un bon vin, et encore bien d’autres choses. Ou le changement radical que suppose le recul de l’âge auquel se marient nos jeunes parce qu’ils ne peuvent obtenir de logement avant 30 ans… Ou la distinction entre identité sexuelle et identité de genre.
La nature et la culture, pour autant que cette distinction ait un sens, nous invitent de façon insistante à changer notre perspective théologique sur la sexualité et sur toutes ses manifestations. Je signale trois changements fondamentaux.
En premier lieu, reconnaître la dignité, la sainteté de la sexualité. Le corps est esprit, l’esprit est corps, et Dieu vit et jouit dans le plaisir des corps et des âmes. Dieu jouit et Dieu souffre, puisqu’il est bien évident que la relation sexuelle n’est pas seulement le paradis du plaisir, mais aussi presque toujours un petit enfer de désirs frustrés, de conflits de compatibilité, de complexes compliqués, de jalousies et de rivalités. Et parfois, un grand enfer. Et alors, Dieu souffre, mais jamais il ne dit : « Voilà le prix de votre péché ! ». Mais il dit toujours : « Profitez de la vie, et libérez-la de ce qui vous fait souffrir et vous fait faire souffrir ! ».
En second lieu, rompre avec le patriarcat, toujours tellement en vigueur dans les religions, et en somme dans le christianisme. Gustavo Gutiérrez dit que l’histoire humaine a été écrite par une main blanche, masculine et de la classe sociale dominante. Il est nécessaire de relire l’histoire en laissant apparaître la perspective féminine niée, en découvrant le visage féminin caché de l’histoire. La même chose arrive avec la Bible. Les livres de la Bible transmettent une vision androcentrique du monde et de Dieu. « Mieux vaut la méchanceté d’un homme que la bonté d’une femme » (Sir 42, 14).
En troisième lieu, « sauver le féminin pour réanimer la terre » (J.M. Arana), et promouvoir la totale égalité de l’homme et de la femme dans tous les aspects de la vie.
5 – La communauté cosmique de la vie
L’éthique en général, et l’éthique chrétienne en particulier, a été pendant des siècles anthropocentrique : l’être humain était la valeur centrale, le critère décisif, la norme suprême.
Nous assistons à un changement radical de perspective : l’être humain apparaît de moins en moins comme le sens même du cosmos entier, ou comme la cime ou la direction de l’évolution des espèces. La planète Terre n’est le centre de rien, ni même du système solaire, et le soleil est situé aux confins de notre galaxie, et il y a des centaines de milliers de millions de galaxies, avec des centaines de milliers de millions d’étoiles chacune… On nous a changé l’image du monde, et il est logique qu’avec elle on nous change aussi l’image de Dieu, et avec lui, inévitablement, les paramètres éthiques. De plus en plus de gens plaident pour une éthique centrée sur la vie, sur la grande communauté de la vie, au sein de la grande communion cosmique, plus loin d’une éthique centrée sur l’être humain.
Jésus ne pensait pas dans ces termes, c’est clair. Sa perspective théologique et éthique est clairement anthropocentrique. Mais cela ne signifie pas que la nôtre doive suivre ce qu’était la sienne. Mais il est important de saisir en Jésus une sensibilité qui est pleinement cohérente avec notre perspective écologique. Il est important de percevoir son respect pour tous les êtres, pour toute la création. Et nous pouvons et devons prendre ce respect profond de Jésus comme une référence éthique fondamentale dans certains paramètres écologiques, biocentriques ou cosmocentriques. Par exemple : nous voyons un Jésus qui se sent profondément intégré à la nature (comme c’était habituel dans l’antiquité), qui admire la création (les passereaux, les lys… : Mt 6, 26-28), qui affirme que Dieu prend soin de toutes les créatures, qui regarde la nature comme un sacrement de Dieu (le Soleil, la pluie, la terre, les semences, le levain…), qui enseigne que nous devons être heureux avec peu (comme le lys et le passereau). Il est légitime de prendre tous ces traits comme les éléments et même comme les horizons fondamentaux d’une éthique de la vie bien loin de l’anthropocentrisme. Nous avons besoin d’une spiritualité et d’une éthique soutenues par l’aménité et la gentillesse envers toutes les créatures, traitées comme des sœurs.
6 – Une éthique du repos sabbatique
Dieu crée pendant six jours et le septième il se repose. C’est une des intuitions les plus profondes et les plus belles de toute la Bible. La création culmine dans la liturgie et le repos sabbatique. La vie cherche la joie et le repos. La vie n’est pas faite pour travailler, mais pour jouir. « Travailler plus pour gagner plus » fut la devise de N. Sarkozy lors des élections présidentielles françaises, mais cette devise est une bêtise inhumaine. A quoi sert de gagner plus, si cela nous amène à nous fatiguer davantage ? A quoi sert de travailler plus et de gagner plus, si dès lors nous nuisons à notre vie et à la vie de millions d’êtres humains et d’êtres de la nature ? La vie est faite pour célébrer et se réjouir ensemble, et c’est le sens du sabbat et de toute fête. « Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage, mais le septième jour est un sabbat pou Yahvé, ton Dieu. Tu n’y feras aucun ouvrage, toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’étranger qui réside chez toi. Car en six jours Yahvé a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il a chômé le septième jour. C’est pourquoi Yahvé a béni le jour du sabbat et l’a consacré » (Exode 20, 8-11).
« Souviens-toi du sabbat »[22]. Souviens-toi que la vie est grâce et vaut d’être accueillie et célébrée. Souviens-toi que ta vie n’est pas faite pour produire, servir, exploiter, mais pour savourer, partager, savourer ensemble, être libres et frères et sœurs. Souviens-toi du sabbat/samedi pour relâcher tes tensions excessives et retrouver le bien-être de la vie. Souviens-toi du sabbat pour que toute la nature se repose aussi et respire, et que chaque être puisse être lui-même. Souviens-toi du sabbat pour que toute la création soit le temple de l’Esprit et pour que l’Esprit de Dieu trouve le repos dans sa création.
III – L’AUTOCRITIQUE CHRETIENNE (CATHOLIQUE)
La contribution chrétienne à l’éthique mondiale passe nécessairement par l’autocritique chrétienne, en particulier pour une partie de l’institution ecclésiale catholique. Des acquis qui aujourd’hui nous paraissent définitifs pour l’humanité (la démocratie, la liberté religieuse, les droits humains en général, les revendications des travailleurs, la libération de la femme, l’accès des peuples colonisés à l’indépendance…) ont été l’objet de condamnations par une partie de l’Eglise. Il faut que l’Eglise institutionnelle soit humble.
1 – Renoncer au monopole du bien et de la vérité
Personne ne possède la vérité. Personne ne possède le bien. Les plus grands crimes ont été commis au nom de la vérité et du bien absolus.
La révélation de Dieu s’inscrit dans le registre de l’histoire. Et l’histoire met sur tout le sceau de la partialité et de la contingence. Le respect du destin historique de la parole de Dieu oblige les croyants à assumer pleinement l’obligation de la recherche, de la confrontation, de l’échange.
Le croyant ne possède pas la connaissance et la clé du futur. Pour le croyant et pour l’Eglise dans son ensemble le futur est imprévisible. Nous scrutons l’avenir avec le souvenir et l’espérance, mais nous n’avons pas devant les yeux le visage exact de l’avenir que nous devons construire, et nous ne sommes pas propriétaires des clés du futur.
En conséquence, « le refus de contrôler le devenir du monde »[23] est une condition indispensable pour la présence de l’Eglise dans la société actuelle.
2 – Accepter la laïcité
La « sécularisation » et la « laïcité » ne signifient en aucune manière que l’on interdise la religion, ni que l’expérience religieuse personnelle et collective disparaisse ou perde sa vigueur, ni qu’il y ait moins de religion qu’avant. Elles signifient seulement ceci : que les institutions religieuses cessent d’être les instances structurantes, régulatrices et normatives de la vie sociale.
Il est vrai que la religion n’a jamais été ni ne sera une affaire simplement personnelle et privée. La religion ne peut se vivre uniquement ‘derrière les portes’ des églises, dans la vie personnelle privée ou dans les ‘circuits religieux’. La religion doit s’insérer dans la société, doit avoir une présence publique, doit promouvoir dans la société les valeurs qui lui paraissent importantes. « Soyez la lumière, le sel et le levain de la société », nous a dit Jésus. De nos jours, la religion ne peut prétendre imposer comme lois les valeurs qu’elle considère fondamentales, alors que la majorité de la société ne l’accepte pas.
Que faire ? Renoncer à leur possession et à la volonté d’appliquer le bien absolu et la vérité absolue, et se situer dans le registre du respect mutuel, de l’acceptation de la pluralité inéluctable, de la recherche partagée, de la recherche du plus grand consensus possible et du plus grand bien commun possible dans chaque circonstance. C’est là aussi que doivent se situer les religions, renonçant elles aussi à la prétention de connaître le bien absolu et de posséder le bien absolu.
En cela, je n’affirme pas que la vérité et le bien soient le fruit du consensus. J’affirme seulement que, dans une société pluraliste – et tel est de plus en plus notre destin – le dialogue et la recherche du plus grand consensus possible et d’une majorité raisonnable sont la meilleure garantie de pratiquer le bien et de se laisser guider par la vérité dans notre histoire toujours provisoire et fragmentaire. Les votes ne décident pas de ce que sont le bien et la vérité, mais le dialogue et les vastes consensus sont la meilleure sauvegarde contre les abus, et même le meilleur chemin pour appliquer la plus grande justice possible. Les droits humains – dans le cadre de plus en plus nécessaire des droits de toutes les créatures – constituent de nos jours la feuille de route la plus concrète et la plus sûre dont nous disposons en relation avec « la vérité » et « le bien » en général.
3 – Rompre avec le confessionnalisme et l’absolutisme chrétien
Une fois qu’ils rencontrèrent quelqu’un qui se servait du nom de Jésus pour chasser les démons, Jean, fils de Zébédée, dit à Jésus : « Celui-là n’est pas des nôtres, et il n’a pas le droit de se servir de ton nom comme talisman pour soigner qui que ce soit. Il n’est pas des nôtres, et il ne devrait posséder le pouvoir de libérer personne. Interdis-lui d’exercer comme guérisseur en ton nom ».
Dans le propre groupe de Jésus nous nous trouvons donc avec la jalousie collective, l’envie collective. Cette malheureuse frontière disgracieuse entre « nous et eux » qui apparaît dans tous les groupes. Observons les partis politiques : « Nous faisons tout bien, seulement nous ». Mais le bien que nous faisons se transforme en mal si ce sont les autres qui le font. Et nous vivons dans un combat permanent.
Dans les discours de certains hommes d’Eglise on entend souvent, par exemple : « Il est possible que quelqu’un qui croit en Dieu soit bon, mais s’il ne croit pas en Dieu, au bout du compte, il se retrouvera sans aucune raison d’être bon et tôt ou tard il cessera volontiers de faire le bien. L’éthique sans la religion n’a pas de fondement, et une éthique sans fondement va vite dégénérer. Si notre monde d’aujourd’hui est tellement dégénéré c’est parce qu’il s’est éloigné de la religion. Seule la religion peut sauver l’éthique, l’humanisme, l’avenir du monde. Nous sommes les seuls à pouvoir le sauver. Nous sommes la vraie religion ».
Ainsi parlons-nous souvent. Mais je crois que l’évangile brise tous ces schémas, toutes ces frontières : ceux qui ont Dieu et ceux qui ne l’ont pas, les croyants et les incroyants. Et je crois que le monde d’aujourd’hui, supposé incroyant, n’est pas pire que le monde d’hier, supposé croyant.
Et je crois qu’aujourd’hui aussi Jésus nous dirait : « Ne les empêchez pas ». N’ôtez à personne le droit sacré, la divine et sainte faculté d’être bon et de faire le bien. N’obligez personne à se servir du nom de Dieu de votre manière, n’interdisez à personne de l’utiliser d’une autre manière que vous. Réjouissez-vous du bien que font les autres, quoiqu’ils ne soient pas des vôtres. Et sachez-le : Dieu n’est pas présent lorsque vous prononcez son nom, mais lorsque vous prenez soin de vous et lorsque vous prenez soin des autres. Où est la bonté, là se trouve Dieu, avec quelque nom que ce soit et même sans nom du tout.
4 – Passer du registre de la faute et de l’expiation à celui de la guérison et de la responsabilité
Nous sommes prisonniers de l’obsession de la faute et du châtiment. Bien entendu, les coupables, ce sont toujours les autres, chose normale quand on a établi la loi à sa guise. Dans le monde on a établi beaucoup de Guantanamo au nom de la Loi et de la justice.
La perspective de Jésus est tout autre. Et à ceux qui murmurent il dit : « Ce dont a besoin un malade, ce n’est pas d’un juge, mais d’un médecin ; ce n’est pas le châtiment, mais le remède ». Et à ceux qui n’ont pas assez de cœur pour le comprendre il dit : « que celui qui n’a pas péché jette la première pierre ».
Il faut un grand saut de civilisation. Un grand saut de justice. Au-delà d’une justice de vengeance (à quoi sert de faire souffrir le malfaiteur pour lui faire expier son crime ?). Au-delà d’une simple justice pénale (à quoi nous sert un système pénal qui ne reconstruit pas le criminel ?). Un grand saut vers une justice qui vise, oui, à soigner toutes les blessures de la victime, mais aussi toutes les blessures du coupable. Un grand saut vers une justice humaine. C’est la justice que tu voudrais qu’on t’applique à toi, si tu étais coupable. Très bien, alors. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Traite ton prochain comme tu aimerais être traité ». Juste ça.
Conclusion
[José Arregi préconise un changement de mentalité radical. Il estime que le monde est affronté à des difficultés si graves qu’il faut d’urgence vouloir mettre en oeuvre la solution qui s’impose. « Croire en Dieu, c’est croire qu’un autre monde est possible et vouloir le construire (…) Tout est possible pour celui qui croit en Dieu ». Mais, comme pour Jésus et tous ceux qui l’ont suivi au cours des siècles, l’échec fait partie du parcours, assumé par l’espérance qui est semence et levain du Règne annoncé et déjà là. La pâque est cette traversée du mal, avec Dieu, pour qu’advienne un monde libéré et heureux. Un seul précepte suffit pour avancer sur ce chemin : l’universelle et infinie compassion de celui qui choisit la place de l’autre, et de préférence la place du dernier.
Le monde antique était globalement figé dans ses certitudes, les croyances religieuses suppléant les carences des connaissances. Le Moyen Âge s’est inscrit dans la même ligne. Avec les Lumières et la Révolution française, le monde moderne s’est donné de nouvelles certitudes, dégagées de la religion. Aujourd’hui, la postmodernité forme paradoxalement un monde où, quoique explorée comme elle ne l’a jamais été, la réalité présente une opacité pleine d’incertitudes. Le vrai et le bien échappent à toute emprise au sein d’une complexité qu’il ne semble plus possible de démêler. Et, à cet égard, le chrétien est logé à la même enseigne que tout un chacun dans l’environnement contemporain.
Au plan éthique, le chrétien ne bénéficie d’aucune révélation ou assurance particulière, différente des valeurs universelles de la société laïque moderne. Et tout en ayant vocation à se laisser conduire par l’inspiration de Jésus, il ne peut pas se considérer comme supérieur aux autres, car il sait que « l’Esprit souffle où il veut ». L’autre étant habité par le même Esprit que moi, il porte en lui une part de vérité qui interdit tout anathème, qui ouvre sur le dialogue, qui porte « au respect mutuel, à l’acceptation de l’inéluctable pluralisme, à la recherche en commun du plus large consensus possible ». Le souffle de Jésus porte à croire en l’autre et en l’avenir.]
José Arregi
Traduction : Didier Vanhoutte
Résumés : Jean-Marie Kohler
[1] J. Moltmann, Cristo para nosotros hoy, Madrid 1997, p. 119. [2] J. Moltmann, Dios en la creación, Sigueme, Salamanque 1987, p. 77. [3] L. Boff, Ecología: grito de la tierra, grito de los pobres, o.c., p. 50. [4] L. Boff, Hablemos de la otra vida, Sal Terrae, Santander 1978, pp. 11-13. [5] J. Moltmann, Dios en la creación. Doctrina ecológica de la creación, Sigueme, Salamanque 1997, p. 26. [6] J. Alvirales, Dios en los límites, PPC, Madrid 1999, p. 40. [7] G. Müller-Fahrenholz, El Espíritu de Dios, Sal Terrae, Santander 1996, p. 194. [8] J. Moltmann, El Espíritu de la vida, o.c. p. 275. « El ‘respeto a la vida’ forma parte del respeto a Dios y la veneración de la naturaleza de la veneración de Dios. Sentimos que Dios nos espera en todas las cosas» (J. Moltmann, El Espíritu Santo y la teología de la vida, o.c., p. 142). [9] L. Boff, Ecología: grito de la tierra, grito de los pobres, o.c., p. 102. [10] J.B Metz, ‘Dios. Contra el mito de la eternidad del tiempo, en Autores Varios, La provocación del discurso sobre Dios, Trotta, Madrid 2001, p. 43. [11] J. Saramago, El hombre duplicado, Alfaguara, Madrid 2002, pp. 34-35. [12] A. Nolan, ¿Quién es este hombre?, Sal Terrae, Santander 1981, p. 40. [13] P. Ricœur, ‘Libérer le fond de bonté’, in Actualité des religions 44 (2002), p. 20. [14] J. Moltmann, El camino de Jesucristo, Sigueme, Salamanque 1993, p. 188. [15] Ib., p. 186. [16] Geiko Müller-Fahrenholz, El Espíritu de Dios, Sal Terrae, Santander 1996, p. 197. [17] B. Häring, Proyecto de una vida lograda, PPC, Madrid 1996, p. 115. [18] Ib., p. 116. [19] Notons, au passage, que l’on peut utiliser en espagnol le même mot pour ‘dette’ et ‘péché’ : deuda – ndlr. [20] J. Sobrino, « ‘Luz que penetra las almas’. Espíritu de Dios y seguimiento lúcido de Jesús », Sal Terrae janvier 1998, p. 14. [21] Ib., p. 15. [22] En espagnol, le mot est le même pour le ‘sabbat’ et le ‘samedi’ (ndlr). [23] Ch. Duquoc, Cristianismo: memoria para el futuro, Sal Terrae, Santander 2003, p. 110.