Actualisation de la théologie de la libération en Europe
Intervention de Gui LAURAIRE
lors de l’Assemblé générale des Réseaux du Parvis
Angers, 19 novembre 2011
Introduction
Lorsque la théologie de la libération est née autour des années 70, puis s’est développée et affinée, elle n’a pas suscité un grand intérêt en Europe, et en particulier en France, à part auprès de Marie-Dominique Chenu, Christian Duquoc et de quelques autres théologiens.
En revanche, elle a été tout de suite suspectée par le Vatican, puis contestée et attaquée. Après tant d’années de contrôles un peu tatillons des écrits de Gustavo Gutiérrez, de Léonardo et Clovis Boff et d’autres, il a bien fallu se rendre à l’évidence : il n’y avait rien à redire du point de vue de l’orthodoxie, telle que Rome l’entend ; l’orthodoxie n’est pas ce qui intéresse la théologie de la libération.
Je pense que Rome a regretté de ne rien avoir trouvé à redire sur le plan de l’orthodoxie parce que ce terrain lui est favorable ; alors il a fallu inventer une menace marxiste…
Je pense important de s’en souvenir si l’on veut développer une théologie de la libération ; il faut être clair sur ce point : pourquoi cela a-t-il déplu à Rome ? Nous y reviendrons ; le désaccord était je pense plutôt de l’ordre de la méthodologie. Et si la théologie de la libération est contextuelle, les moyens de sa mise œuvre sont partout les mêmes.
Penser la théologie de la libération dans un contexte européen me paraît actuellement non seulement légitime mais indispensable. J’apporterai cependant des nuances.
Contrairement aux années 70, quand elle est née ailleurs, nous vivons un temps d’énorme désillusion : nous avons perdu l’illusion de la liberté. Tout a été fait pour nous convaincre que nous étions dans le camp de la liberté, contre la dictature communiste, etc. Le capitalisme, le libéralisme étaient la liberté. Aujourd’hui, il faut déchanter. Il ne reste que « la liberté des riches, de plus en plus riches d’écraser les pauvres de plus en plus pauvres ». Cette phrase est de Jean-Paul II, qui s’était un peu laissé aller dans un Pueblo de Lima, déchirant les pages de son discours tout préparé, tellement il était impressionné par les témoignages qu’il avait entendus. Qu’en est-il en effet de la liberté des pauvres de plus en plus nombreux, de plus en plus menacés de franchir le seuil de la misère, même chez nous ? Parler de liberté à des personnes empêchées de vivre même décemment est une insulte.
Il nous reste à prendre conscience de cette situation, s’interroger sur ce qui opprime tant de personnes, et à se demander « de quoi avons-nous à nous libérer ? » Alors, il faut passer aux actes, se mettre en action, en combat de libération ; et c’est au cœur de ces actions, de ces engagements, que peut se forger une théologie de la libération qui ne sera pas un décalque de la théologie latino-américaine, ou féministe, ou asiatique, toutes théologies qui existent, mais qui pourra, et je devrais dire qui devra, entrer en dialogue avec elles, car un des grands aspects de la théologie de la libération est d’être en dialogue permanent.
J’ajoute que, pour penser une théologie de la libération, nous ne sommes pas démunis, car elle ne nous est finalement pas aussi étrangère que ça. Elle est traditionnelle. C’est sous cette forme-là que la Bible a été écrite ; et de tous les temps la tradition vivante de l’Eglise se caractérise par le fait de faire jaillir la parole de Dieu, de l’expérience de Dieu dans l’histoire du peuple. Dieu se manifeste en actes et ceux qui en sont les témoins le disent. Il se trouve que ce sont toujours les pauvres, acteurs de leur libération, qui le disent.
Elle est orthodoxe, elle est traditionnelle, alors pourquoi Rome en a-t-il peur ?
Parce qu’il y a tradition et tradition. De plus, dans sa pratique latino-américaine, qui est une référence et qui est celle que j’ai le mieux connue, cette théorie honore les dimensions qui devront être celles de toute théologie, et c’est ce qui est important pour nous.
• La dimension pastorale
C’est la vie réelle des chrétiens et de leurs engagements dans le monde qu’il s’agit de servir, et non pas une institution. J’ai été heureux de ne pas entendre parler de l’Eglise dans les témoignages ! J’ai entendu parler de Dieu, de foi, mais pas de l’institution ecclésiale.
• La dimension spirituelle
Une vraie spiritualité qui, pour le croyant chrétien, soit à la fois le don de soi à une cause et les motifs évangéliques qui l’animent. Mais je crois qu’il y a une spiritualité possible pour toute personne humaine ; sinon, on ne croit pas à l’Esprit de Dieu présent partout. Donc l’engagement à une cause et les motifs qui soutiennent cet engagement, qui mettent en marche. « La spiritualité de la libération » est le titre d’un ouvrage d’un petit frère de Jésus, un vagabond de Dieu en Amérique latine, qui s’appelle Arturo Paoli. Il a précédé de deux ans la théologie de la libération de Gustavo Gutiérrez et l’a en bonne partie inspirée.
• La dimension intelligence de la foi
Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’une théologie savante. Il faut rappeler – et je l’ai souvent entendu affirmer par Gustavio Gutiérrez – que la théologie de la libération est pratiquement une fille de l’Action catholique telle qu’il l’a connue en France. Il a été formé à Lyon et à Louvain, et n’hésite pas à dire que sans l’Action catholique la théologie de la libération ne serait pas née.
Elle doit en particulier à la fameuse méthode du « voir, juger, agir ». Voir la réalité de la situation : la capacité de voir. Apprécier cette réalité, juger, mener une analyse socio-économico-politique, avec l’éclairage biblique et l’éclairage de la foi : la capacité de comprendre. Et agir, pour changer ce qui doit l’être, et en particulier l’inacceptable : la capacité de changer, c’est l’acte de libération.
Capacité de voir, de comprendre et d’agir. Quand je dis « capacité », je pense aussi à « rendre capable », « rendre apte », ce qui relève de l’éducation populaire. J’ai été heureux que plusieurs des témoignages aient concerné l’éducation, avec des relations, conscientes ou non, avec l’éducation populaire de Paolo Freire que nous utilisions en Amérique latine. Il faut prendre les gens là où ils en sont. Changer les mentalités demande du temps, demande de la formation, demande de l’éducation. On est là dans la conscientisation qui, peu à peu, conduit à l’organisation pour parvenir au changement.
A propos des témoignages qui viennent de nous être apportés
• David et Jonathan
Je cite un petit fait qui s’est produit à Montpellier lors d’un petit rassemblement, mi-détente, mi-réflexion, organisé par NSAE 34 dans une de mes anciennes paroisses, à la Salvetat. Lors de l’eucharistie du dimanche, au sein d’une population très traditionnelle, encore très pratiquante, les groupes se sont présentés, dont David et Jonanthan ; il y avait 4 femmes – deux couples. J’ai été surpris, à la fin, de la réflexion d’une brave grand-mère qui m’a dit à la sortie : « au début, quand elles se sont présentées, ça m’a fait quelque chose et puis, pendant la messe, je me suis dit que c’est quand même normal qu’elles aient leur place dans la communauté chrétienne. » Je pense qu’il faut savoir aller de l’avant, ne pas avoir peur de choquer les gens.
J’ai bien aimé le travail avec les prisonniers, cette présence aux gens en difficulté : « j’étais prisonnier, et vous m’avez visité ». On a lu cette année l’évangile de Matthieu ; dans le corps de l‘évangile, qui commence au chapitre 5 par les Béatitudes des pauvres et se termine par ce que l’on appelle le jugement dernier : « ce que vous avez fait aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait », il n’y a pas un seul critère religieux ! « Ce que vous avez fait aux plus petits… » ; « mais on ne t’a pas reconnu ! » ; « moi je vous ai reconnus » dit Jésus. L’important n’est pas de reconnaître Jésus dans ces moments là ; l’important c’est que lui nous reconnaisse quand nous nous efforçons d’agir à sa façon. Cette présence aux prisonniers en difficulté et, plus encore, prisonniers à l’intérieur de la prison, car victimes de préjugés et victimes de mauvais traitements, est une présence évangélique, même si elle ne sait pas son nom. Et cette présence est là aussi pour essayer de rendre la dignité à ceux qui ont toutes les raisons de la perdre, parce qu’on la leur fait perdre. Ce n’est pas facile : on n’entre jamais dans une prison sans une certaine hésitation, car nous, nous sommes libres et eux ils sont enfermés.
Défendre l’intégrité des personnes : on est là dans une attitude profondément spirituelle.
Les témoignages d’Annie et d’Odile nous ont plongés dans l’éducation. Il faut faire évoluer les mentalités, et c’est très important de commencer avec les enfants et les jeunes. Quand on croise de plus un projet de l’Education nationale, c’est merveilleux et il ne faut surtout pas rater le coche. Ce n’est pas rien de vouloir aller témoigner de ce que l’on vit devant des jeunes quand on sait que ce n’est pas acquis au départ. Se former pour pouvoir ensuite transmettre quelque chose que l’on a mûri ; prévenir l’insulte que reçoivent les jeunes, dépasser les préjugés, libérer la parole. Oser aborder les préjugés sur Dieu, sur la foi, sur la spiritualité. J’ai bien aimé : « j’ai choisi ma voie au bonheur ». Les « Heureux » tapissent l’évangile ; il y en a 9 au début de l’évangile de Matthieu, mais il y en a beaucoup d’autres. Si Jésus nous dit cela, c’est qu’il parle d’expérience. D’ailleurs, les Béatitudes, aucune personne n’a le droit de les dire si elle n’a pas fait l’expérience qu’il est possible d’être pauvre et d’être persécuté et d’y trouver sa joie ; c’est impossible. Avant d’être un programme, les Béatitudes sont un portrait de Jésus.
Choisir sa voie au bonheur et le faire en toute conscience, en se disant que c’est ce bonheur là que Dieu veut pour moi, est plus important que tous les dogmes réunis.
• L’Association culturelle de Boquen
Le témoignage d’Odile sur le travail avec les précaires, le droit à une vie culturelle pour tous est très important. J’ai particulièrement aimé le « théâtre de l’opprimé ». J’ai vécu dans le monde indien, en très haute altitude. Lorsqu’on se réunissait en communauté de base, il y avait une très grande proportion d’analphabètes ; mais après les échanges, après les ateliers, ils s’exprimaient par le mime, par le chant, par la poésie populaire, et c’était d’une richesse extraordinaire, à tel point que cela m’a fait réfléchir et à Saint Guilhem, avec les sœurs, nous avons organisé pendant deux ans des week-ends qui ont été très suivis sur l’approche de la foi par l’art : la musique, la peinture, le cinéma… Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait là une richesse d’expression très éloignée de la dogmatique – et beaucoup plus libre que l’écrit, qui est très contrôlé.
Permettre à des gens de trouver le mode d’expression qui leur permet d’être eux-mêmes, de communiquer, c’est extraordinaire. Sommes-nous assez attentifs à la diversité des gens, à leur possibilité d’exprimer véritablement ce qu’ils sont et ce qu’ils pensent ? Ce travail me semble capital dans le monde d’aujourd’hui. Il y a souvent cette réticence dans le monde des pauvres : « je n’ai pas les mots » ; « oui, mais tu as aussi autre chose ». Et par là on est soi-même questionné.
Cela vaut aussi pour la pastorale. Quand les gens viennent vous trouver pour vous demander un sacrement, il y a ceux qui savent ce qu’il faut dire. Ce n’est pas nécessairement ce qu’ils pensent ; c’est ce qu’ils pensent que vous attendez qu’ils vous disent. Je crois qu’il faut être très clair là-dessus : aller plus loin, creuser un peu pour que les gens arrivent à dire ; et là on est sur un terrain de vérité.
• « Culture et solidarité » à Angers
Il y a un peu de cela dans la belle aventure des associations que nous a présentée Annie et que j’ai aimée. L’aventure est partout dans la Bible, où il y a un rythme permanent : sortir, marcher, entrer pour être prêt à ressortir, à marcher pour entrer… De quoi avons-nous à sortir ? La marche qu’il faut faire – et qui coûte – pour entrer dans quelque chose qu’on sera prêt à relativiser pour ressortir. C’est l’exode, c’est l’exil, c’est Abraham. Jésus est toujours en marche. Je pense que le péché contre l’esprit n’est pas ce que nous disent les théologiens, mais l’immobilisme. Jésus dit « suis-moi » ; il ne dit pas « viens m’écouter ». Et il est toujours en marche. Si nous nous arrêtons, il nous a largués. L’Esprit est toujours en mouvement, comme le vent. Si on s’immobilise, on est hors du souffle. Je crois que c’est vraiment cela le péché contre l’Esprit.
Permettre aux gens d’avoir accès à la culture : la culture est ce qui forge une communauté, un peuple. Nous avons à défendre les cultures contre la culture – ou l’inculture – imposée. Pensez à Lelay de TF1 : « vider les cerveaux pour qu’ils soient disponibles à Coca-Cola et Mac Do » ; autrement dit, abrutir les gens.
Le combat pour la culture est incontestablement un combat important. Et particulièrement permettre aux gens non seulement d’avoir accès à des offres culturelles, mais de pouvoir en débattre, de pouvoir réaliser eux-mêmes. Il n’y a pas de petits combats.
• Partenia 77 : les étrangers.
Nous sommes dans un temps, en France, où nous sommes obligés de dire à des sans papiers « moi, légalement, je ne peux rien pour toi ; alors, on va passer à côté de la loi ». Il y a des lois contraires aux Droits de l’Homme et nous vivons une période où la désobéissance civile devient dans bien des cas une nécessité absolue.
J’ajouterai aussi, parfois, la désobéissance ecclésiale. J’insiste sur la vigilance sur les conditions d’enfermement. Pour avoir suffisamment discuté avec des personnes de La Cimade, je me rends compte à quel point elles sont inhumaines. En particulier l’enfermement des enfants. Il était intéressant de faire remarquer que les pouvoirs eux-mêmes sont dans l’illégalité : alors pourquoi ne pas s’y mettre aussi quand nécessaire.
Pistes pour bâtir une théologie de la libération européenne
Il était bon de partir des témoignages qui sont un soubassement nécessaire : la théologie commence par un engagement dans le réel et dans des situations qui appellent justement un engagement pour le changement. C’est dans ces engagements là, dans des solidarités vécues avec des personnes qui sont dans des situations d’oppression que nous pouvons rencontrer le Dieu qui se dit dans l’histoire et, à partir de là, faire acte théologique.
Contrairement à ce qui a été dit si souvent dans le passé, il n’y a qu’une histoire. Il y avait le naturel et le surnaturel et, de temps en temps le surnaturel venait dans le naturel pour sauver ce qui pouvait l’être. Le péché et la grâce se jouent dans le quotidien et dans la banalité du quotidien, dans les événements qui nous marquent profondément. Et c’est là, comme le dit Gustavio Gutiérrez que l’on commence par contempler et pratiquer Dieu. Après, on peut essayer d’en parler. C’est l’orthopraxis qui compte et non l’orthodoxie. L’orthopraxis, c’est ce que ma foi me fait faire dans le réel pour libérer, pour promouvoir l’humain.
Une remarque : on célèbre l’eucharistie avec du pain et du vin, symboles de toute nourriture, ce qui veut dire qu’on célèbre la communion à travers ce qui divise l’humanité, cette nourriture dont tant d’hommes sont privés par la faute d’autres. A quoi sert cette célébration s’il n’y a pas un engagement ? Augustin disait déjà qu’il n’y a de présence réelle que si elle est réalisante. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de présence réelle dans beaucoup de nos messes, si la célébration ne réalise pas une communauté engagée, témoin de l’amour et de la libération. Augustin ajoutait que la vraie interrogation que nous avons à nous poser est « nos relations sont-elles aliénatrices ou aliénantes ? » ; on vit effectivement l’eucharistie si elles sont libératrices.
Nous n’allons pas nous battre sur les dogmes. Qu’une théologie naisse de nos pratiques, et tant mieux si nous arrivons à dire ce que disent les dogmes. Mais nous y serons arrivés par notre chemin et non parce qu’on nous l’aura imposé d’en haut. Le mot dogme, dogma, signifie « il semble que », « il paraît que » : c’est un doute traversé et qui doit donc nous rendre accueillants à ceux qui n’ont pas traversé ce doute d’abord : c’est un tremplin. On ne possède pas la vérité, on ne dit jamais la vérité tout entière ; laissons donc chercher. Le manque de liberté de recherche dans l’Eglise est quelque chose d’effrayant.
Comment donc bâtir une théologie de la libération européenne ?
• En premier, nous devons prendre en compte que nous sommes, que nous le voulions ou non, dans le camp des oppresseurs par rapport aux pays pauvres, qui sont justement ceux où ce type de théologie se pratique. Nous avons été des colonisateurs.
J’ai eu la chance d’accompagner à deux reprises le rassemblement mondial de la FIMARC (Fédération internationale des mouvements d’adultes ruraux catholiques). Il y était beaucoup question de la colonisation qui, dans ces pays divers, avait provoqué diverses sortes de changements :
– des changements de décideurs : les gens du pays ne décidaient plus, les colons leur imposaient leur décisions ;
– des changements de bénéficiaires : tout était pensé au profit du colonisateur ;
– des changements de techniques : les techniques locales étaient supplantées par les techniques importées.
Et cela a entraîné une perte d’identité, de statut social : on passait à l’insignifiance.
Or le baptême nous met dans un monde où rien, ni a fortiori personne, n’est insignifiant. Tout est signe qu’il faut percevoir et analyser.
Insignifiance, aliénation, perte d’identité, perte de maîtrise… Les personnes étaient dépossédées de leur pouvoir de décision. Et perte de sens ; j’aime bien qu’avec sa liberté de parole, Joseph Moingt insiste beaucoup sur le discours du sens qui parfois peut prendre la place du discours du salut.
Nous devons donc intégrer dans notre théologie de la libération que nous sommes dans le camp des oppresseurs.
• Elargir notre regard. L’Europe n’est pas une île. Nous voyons d’ailleurs tous les jours comment son incapacité à régler ses problèmes financiers a des répercussions partout. Il nous faut donc discerner les mouvements de fond, les signes des temps. Si vous avez lu la conférence de Joseph Moingt « L’humanisme évangélique »[1], je vous renvoie à son analyse des mouvements arabes dans le monde actuel. On ignore ce qui sera récupéré, mais l’aspiration à la liberté est là.
Nous devons nous mettre en relation avec tous les mouvements de libération qui existent. La coordination est nécessaire ; la mise en réseau doit s’élargir au plan international. Nous avons au moins en commun d’être la proie d’un libéralisme sauvage, même si son impact n’est pas partout le même : c’est le monstre.
Nous avons aussi en commun d’être très faibles, face à un ennemi très puissant. La force de l’ennemi c’est d’avoir, à travers la publicité, les média, deux armes. La première est de provoquer l’individualisme qui va de pair avec la massification parce que la masse est manipulable. La seconde est la capacité du pouvoir à faire intérioriser par les opprimés eux-mêmes leur oppression.
J’aime beaucoup me référer à l’Exode ; regardez ce que fait Moïse : discerner les failles du système pharaonique. Quand on a discerné une faille, on y met un coin et on tape fort pour essayer de l’élargir. Il s’agit de démantibuler le système oppresseur. C’est un travail gigantesque avec le libéralisme actuel, mais il faut s’y atteler. Et puis mettre en place une société alternative, ce qui n’est pas facile par la contradiction des opprimés eux-mêmes. Combien de fois Moïse se heurte-t-il à la volonté de retour en Egypte « pour manger les oignons ».
Oui, l’expérience de l’Exode est riche pour nous aider à réfléchir à « comment parvenir au changement ».
• Dans l’obscurité même, tenter de discerner les failles du système et en même temps les pousses, les germes d’espérance. C’est là que l’espérance s’enracine : repérer des germes d’espérance dans un monde en rupture.
• La conscientisation. Regardez ce que Jésus fait avec ses apôtres. Il éduque leur regard et il éduque leur écoute. « Ne voyez-vous pas… » Ça va être mûr dans quelques mois, mais ne voyez-vous pas que la moisson est déjà là ? Un regard chargé d’espérance et qui dépasse les apparences.
• L’organisation. Il faut se mettre en réseau ; on est plus forts à beaucoup qu’à quelques-uns, mais tout part des petits groupes. Helder Camara disait que tout partait des petites communautés abrahamiques. Et avoir la patience des petits pas : on ne change pas les situations d’un coup : ce qui vaut pour l’éducation vaut partout.
• La mémoire. Intégrer la mémoire du passé. Le passé d’oppression, le passé d’où on est sorti pour la construction du présent et du futur. Le drame d’Israël quand il est entré dans la Terre promise, c’est qu’il va refaire le régime pharaonique chez lui. Les périodes d’installation sont les pires. C’est dans les crises que l’on grandit, parce que la crise est à la fois une épreuve et un moyen de s’affirmer dans sa vérité.
• Une conception du vrai Dieu, le Dieu de la vie opposé aux idoles de mort. La Bible est un livre fondamentalement polémique, de A à Z. La polémique du vrai Dieu, le combat de la vie, du Dieu qui aime contre les idoles qui demandent toujours plus de sacrifices humains : Baal, Moloch, l‘argent. Toujours des sacrifices humains. On sait bien comment notre monde actuel, le modèle économique dans lequel nous sommes, ne peuvent se développer qu’en excluant un maximum de personnes et en détruisant la nature. Ce qui est absolument opposé à l’espérance de Dieu sur nous.
Il nous a confié la nature dont nous faisons partie, nous en sommes partie intégrante. Ne pas respecter la nature, c’est ne pas se respecter soi-même.
Et d’autre part le flot des humains. Si nous ne considérons pas l’autre comme un frère, nous n’avons pas le droit de dire « Notre Père ».
• Prendre en compte les contradictions des opprimés eux-mêmes. Le plus grand obstacle est la peur. Mesurer le poids de la peur et son impact. Sociologiquement parlant, il est incompréhensible qu’il n’y ait pas une révolte en France aujourd’hui. La peur va peser sur les prochaines élections. On insiste beaucoup sur la sécurité. Quand le pouvoir nous parle de sécurité c’est la sécurité de ceux qui veulent garder et développer ce qu’ils ont ; il se moque de la sécurité des autres mais leur fait croire qu’il les défend.
Dans l’Evangile, la peur est l’opposé de la foi. Ce n’est pas l’incroyance, mais la peur, qui s’oppose à la foi. Parce que la foi met en marche, alors que la peur paralyse. Jésus dit souvent « N’ayez pas peur », « Ne craignez pas ». Certes Jean-Paul II l’a dit aussi, mais parce qu’il avait en fait très peur.
• Identifier les idoles de notre temps. Ne perdons jamais de vue que la Bible est un livre polémique qui montre l’affrontement entre le Dieu de l’alliance, le Dieu de la miséricorde, qui vit un attachement aux entrailles avec l’Homme, et les dieux de la mort. Pour être fidèle à cette perspective, il nous faut identifier les idoles, montrer le lien qu’elles entretiennent avec les systèmes dominants.
Le drame de notre Eglise dans sa hiérarchie, c’est cette affiliation au pouvoir. L’évêque de Rome n’est pas le successeur de Pierre, mais le successeur de l’empereur d’Occident. C’est facile à prouver historiquement. Ne soyons pas dupes des relations des pouvoirs entre eux. Jean-Paul II avait dit à Oscar Romero, qui avait fait la démarche de le rencontrer : « Ne faites rien en dehors d’une coordination avec le gouvernement » ! Il n’a évidemment pas suivi le conseil… Et il a payé cher.
Donc, connaître ces relations de systèmes dominants entre eux. Connaître le fonctionnement, c’est ce qui permet de combattre efficacement.
• Entrer dans le combat. Les « bons chrétiens » nous objecteront toujours qu’il faut « aimer ses ennemis », car Jésus l’a dit. Mais Jésus n’a jamais dit qu’il ne faut pas avoir d’ennemis. Et ceux-ci ne l’ont pas épargnés. Aimer ses ennemis, c’est vouloir les arracher au chemin mortifère qu’ils suivent. Et je crois que même si parfois il faut les bousculer, c’est pour leur bien. En général, ils ne s’en rendent pas compte… Il faut aussi reconnaître soi-même avec humilité qu’on peut se tromper. Ce n’est pas grave, on peut corriger. Ce qui est grave, c’est de ne rien faire, par peur de se tromper.
• Surtout, travailler avec d’autres, en commun. Ici se pose la question des communautés. Les Communautés ecclésiales de base sont en Amérique latine le terreau sur lequel germe la théologie de la libération ; il faut reconnaître que nous sommes ici loin du compte. Le tissu social s’est dégradé, l’individualisme triomphe, encouragé par les média et la publicité.
Refaire des communautés fait partie du combat à mener. C’est un élément indispensable, un stade premier d’organisation. Les changements commencent à travers des communautés vivantes et qui témoignent et qui font tâche d’huile.
• Il existe déjà des actions, des communautés, des analyses. Je pense à l’article de Jean-Marie Kohler « Marchandisation du monde et subversion chrétienne »[2], aux numéros de la revue « Réseaux des Parvis ». Des efforts, il y en a, des combats, il y en a. Mais la coordination est toujours à trouver. Il faut resserrer les liens.
• La vraie fraternité commence par la fraternité de combat. J’insiste et je termine par là. S’il s’agit de s’engager dans des combats pour subvertir ce système écrasant dans lequel nous sommes, la vraie fraternité c’est celle des personnes qui sont partie prenante des mêmes combats, avec les mêmes objectifs et en quête des moyens les plus adaptés. Elle déborde tout clivage social, tout clivage racial ou religieux. Faisons tomber les clivages. Il existe des gens des classes aisées qui font une option réelle pour les pauvres, pour leur lutte. Et il y a des pauvres qui sont les alliés objectifs des pouvoirs. N’ayons pas peur de le dire : la vraie fraternité commence par la fraternité de combat.
Et parfois, petit à petit, on arrive à des résultats. Quand j’ai quitté le Pérou, pour cause de maladie, la situation y était désespérée. Et voilà qu’en janvier dernier Susana Villaran, qui a toujours travaillé dans les bidonvilles, ex-enseignante et militante des droits de l’Homme de 61 ans est devenue la première femme maire de la capitale du Pérou, Lima. La presse s’est déchaînée contre elle, ce qui ne l’a pas empêchée d’être élue. C’est une des productrices de la théologie de la libération, qui vit et réfléchit avec les communautés de base.
Retranscription à partir de l’enregistrement
par Lucienne Gouguenheim
24 novembre 2011
Notes :
[1] http://www.nsae.fr/2011/07/13/l’humanisme-evangelique-par-joseph-moingt/
[2] http://www.recherche-plurielle.net/libre_reflexion/1-bloc-notes-024.htm
Comments(00)