Etre laïque en terre d’islam
L’islam n’existe pas, il n’y a que des musulmans. De même, la laïcité est un concept fourre-tout qui peut signifier la séparation des cultes et de l’Etat comme son antipode. Une polysémie que la France a du mal à comprendre
Par Jean-François Bayart *
Face à l’islam, les Français vivent dans l’illusion d’une équation magique selon laquelle la République équivaut à la démocratie qui équivaut à la laïcité qui équivaut à l’égalité des sexes qui équivaut à la modernité qui équivaut à l’Occident qui équivaut au christianisme. L’équation, mal posée, est insoluble. Aucun de ses termes ne résiste à l’analyse de terrain.
Donnons un point à Brice Hortefeux, à l’époque ministre de l’intérieur. Un musulman, ” quand il y en a un, ça va, c’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes “. En effet, ils ne sont pas deux à penser la même chose ! D’un point de vue politique, l’islam n’existe pas. Il est un vocabulaire politique islamique issu de la théologie, de la philosophie, du droit musulmans. Mais chacun de ses mots est polysémique.
De même, il y a des partis qui se réclament de l’islam. Les uns sont conservateurs et néolibéraux, les autres étatistes et/ou révolutionnaires, et tous sont nationalistes, donnant aux intérêts de l’Etat-nation la priorité sur ceux de la communauté des croyants. Un militant algérien l’avait expliqué au jeune historien et sociologue Maxime Rodinson, lors d’une Fête de L’Humanité, entre les deux guerres : ” L’Oumma et L’Huma, c’est la même chose .”
Et cette même chose relève de l’utopie. En conséquence, les conflits qui déchirent les sociétés islamiques sont internes à celles-ci. Ils opposent les musulmans entre eux, plutôt que ceux-ci à l’Occident. Ainsi du Pakistan, de l’Afghanistan, de l’Irak, ou encore, dans le contexte des ” printemps arabes “, de la Syrie, de l’Egypte, de la Libye.
L’islam est un mot-valise qui n’interdit en rien aux musulmans concrets d’être des adeptes de la laïcité, pas plus que le christianisme ne prédisposait les chrétiens à le devenir. Mais la laïcité est elle-même une catégorie vide de sens politique précis.
En France, elle désigne la séparation pragmatique des cultes et de l’Etat, au nom d’une conception universaliste de la citoyenneté. En Turquie, elle signifie son antipode : la subordination politique et bureaucratique du religieux à l’Etat, dans le contexte d’une définition ethnoconfessionnelle de la citoyenneté.
Encore faut-il se garder de figer chacune des deux trajectoires dans un modèle anhistorique. La France demeure habitée par une représentation ethnoconfessionnelle de l’appartenance à la nation, comme l’a démontré la collaboration de Vichy avec les nazis après cinquante ans d’antisémitisme républicain, et comme le rappellent aujourd’hui les propos nauséabonds de ministres au détriment des Français de confession ou d’origine familiale musulmane, voire juive.
Dans le même temps, des Turcs plaident en faveur d’une refondation universaliste de leur République afin qu’elle assure l’égalité réelle des droits à tous les citoyens – une mue dont la reconnaissance du génocide des Arméniens est le prix d’entrée.
La plupart des pays du Moyen-Orient se situent à la confluence de ces deux modèles de laïcité et de citoyenneté, pour avoir été successivement des provinces ottomanes et des colonies françaises ou britanniques. Il en est de la sorte en Algérie, en Tunisie, en Egypte, au Liban, en Syrie, en Irak. Mais cela est aussi vrai de la Grèce, des républiques de l’ancienne Yougoslavie ou d’Israël…
Derechef, l’islam explique moins que ne le fait l’histoire, et notamment le passage d’un monde impérial inclusif de l’aire ottomane à un monde d’Etats-nations fonctionnant selon des logiques d’exclusion.
Un autre distinguo s’impose. La laïcité est une politique publique, relative à l’organisation légale ou administrative des champs religieux et politique. La sécularisation est un processus social de dissociation des affaires de la cité et des convictions religieuses. La laïcité de l’Etat, alla franca ou alla turca, n’est pas une condition nécessaire à la sécularisation de la société, ainsi que le démontre l’expérience des régimes occidentaux confessionnels, du Maroc ou de la République islamique d’Iran.
De même, elle n’exclut pas l’arrivée au pouvoir, par le biais des urnes, d’un parti islamique, comme en Turquie et en Tunisie, sans que cette alternance remette obligatoirement en cause le caractère laïque des institutions ni la sécularisation de la société. C’est que les électeurs ont souvent voté pour ces partis selon des raisons non religieuses, par exemple pour sortir les sortants et renvoyer l’armée dans ses casernes en Turquie, ou pour rompre avec l’ancien régime en Tunisie.
Autrement dit, il n’est de laïcité, en terre d’islam, que par rapport à des histoires et des contextes singuliers, au regard des pratiques ou des stratégies effectives des acteurs sociaux. D’une situation à l’autre, cette idée est un élément de la domination politique et de la distinction sociale, en bref un langage de classe.
En outre, pour une minorité de musulmans qui, pour être minoritaires, n’en sont pas moins respectables ni moins musulmans, elle est accolée à certaines libertés publiques, comme celles de la conscience ou du gosier. Et, pour une majorité d’entre eux, elle est le nom respectable de l’islamophobie dans laquelle se vautre désormais l’Europe.
Dès lors que la laïcité est un ” événement “, historiquement situé, plutôt qu’une ” essence “, pour reprendre la distinction du philosophe Gilles Deleuze sur ce que doit dire un concept, elle n’entretient pas, avec le politique ou le religieux, un rapport fixe. L’islam a été peu présent dans le déclenchement des ” printemps arabes “. Il s’y est vite (ré)inséré. Mais n’énonçons pas ces recompositions selon un jeu à somme nulle.
D’abord, parce que les armées, ou les régimes sous tutelle militaire, ont, la main sur le coeur de la laïcité, beaucoup concédé à l’islam pour lutter contre la gauche ou les revendications régionalistes, notamment en Algérie, en Egypte et en Turquie, dans les années 1960-1990.
Ensuite, parce que les mobilisations de 2011 ont fourni aux jeunes militants laïques et islamistes l’opportunité de lutter ensemble, de partager l’espace public au prix de compromis mutuels, et d’imposer aux aînés de leurs camps respectifs de nouvelles visions de la cité. Selon le politologue marocain Mohamed Tozy, devrait en découler une offre islamique d’Etat séculier, dont le vocabulaire musulman, prompt à effaroucher les opinions occidentales, avec ses notions de ” charia ” ou de ” califat “, pourrait ne rien dire d’autre qu’Etat civil de droit, bonne gouvernance et privatisation de la solidarité sociale.
L’idée hexagonale de laïcité n’a pas aidé les Français à admettre l’iniquité des Etats moyen-orientaux qui s’en réclamaient ni à pressentir l’éclosion des ” printemps arabes “. Elle menace maintenant de les faire passer à côté des recompositions en cours. Le vrai problème a moins trait aux rapports de la religion et du politique qu’à la relation au néolibéralisme des partis issus de l’islamisme.
Si les peuples dits arabes ou musulmans ont apporté la preuve de leur capacité à secouer le joug de l’oppression politique, ils n’ont pas encore – pas plus que les Européens – su apporter une réponse à la crise structurelle qui frappe l’économie mondiale. Certes, la Turquie de l’AKP caracole avec ses 8 % de croissance. Mais pour combien de temps, et en quoi ce succès est-il reproductible sous prétexte d’islam ?
Quid du prétendu miracle tunisien qui n’était qu’un mirage, sans même parler de la vulnérabilité du décollage du Maroc, des trompe-l’oeil pharaoniques du Golfe ou des piètres performances de l’Egypte et de la Syrie ?
La question à laquelle sont confrontés les musulmans, islamistes et laïcistes confondus, est sociale et non religieuse. Et, pour la résoudre, le ” petit père Combes ” – il avait préparé le projet de loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat qui sera votée en 1905 – leur sera moins utile que l’économiste Keynes.
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Focus sur l’Algérie, la Tunisie et l’Iran
POUR LES FRANÇAIS MUSULMANS, la laïcité est une évidence dans laquelle ils ont été élevés et dont ils négocient au jour le jour les termes, comme le font leurs concitoyens catholiques, protestants ou juifs à propos de l’école, de l’éthique ou des jours fériés – arrêtons de nous payer de mots discriminants et de nier l’universalité de ces petits arrangements qui étaient dans l’esprit de compromis propre aux républicains ” opportunistes ” de la fin du XIXe siècle, ceux-là mêmes dont se réclament indûment les salafistes de la sainte Laïcité.
Pour les Algériens musulmans, la laïcité a été indissociable du refus, par le colonisateur, d’étendre à ce territoire la loi de séparation des cultes et de l’Etat pour y proroger un appareil néoottoman de contrôle de la religion et pour enfermer les ” indigènes “ dans leur ” tradition “. Elle a ensuite servi la légitimation du monopole politique de l’armée. De ce fait, sa représentation est ambivalente.
Elle contredit l’orientation ethnoconfessionnelle de la guerre de libération nationale, mais elle est également associée à la reproduction d’un régime honni, méprisé et maculé du sang des jeunes émeutiers de 1988, ces prédécesseurs des ” printemps arabes ” que nous oublions curieusement tant sont grands l’effroi, la mauvaise conscience, la complaisance ou la fascination que nous inspirent les généraux d’Alger.
Tradition ottomane
En Tunisie, la laïcité, là aussi plus alla turca qu’alla franca, est enracinée dans la tradition ottomane, coloniale et bourguibienne du réformisme autoritaire, qui a engendré, outre la dictature, une formation asymétrique de l’Etat à l’avantage du littoral et au détriment des régions de l’hinterland.
La contestation sociale des années 2008-2011, le renversement du régime Ben Ali, la victoire électorale d’Ennahda sonnent comme une revanche, sans doute plus symbolique que durable, de ces provinces déshéritées sur l’arrogance sociale et culturelle des élites tunisoises, tout comme, en Turquie, l’arrivée au pouvoir de l’AKP a consacré l’ascension économique et politique de notables périphériques au détriment relatif de l’establishment néokémaliste.
En Iran, la laïcité est une nostalgie de ci-devant des quartiers nord de Téhéran qui se cachent que le régime du shah était tout sauf démocratique et laïque, et dont les supporteurs occidentaux ne veulent pas voir que la révolution de 1979 a été, pardonnez la tautologie, une révolution, avec ses gagnants et ses gagnantes en termes de logement, d’éducation ou d’indépendance nationale. Et ainsi de suite en Egypte, en Irak, ou dans les situations si différentes des pays du Golfe.
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* Jean-François Bayart, Directeur de recherche au CNRS.
Président du Fond d’analyse des sociétés politiques (Fasopo), il est un spécialiste de sociologie historique comparée du politique. Il enseigne actuellement à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne. Il est notamment l’auteur de « L’Etat en Afrique » (Fayard, 1989), « L’illusion identitaire » (Fayard, 1996), « Le gouvernement du monde » (Fayard, 2004), « Les études postcoloniales, un carnaval académique » (Karthala, 2010) et « L’islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar » (Albin Michel, 2010), prix France-Turquie.
Source : article publié dans Le Monde daté du 29 Nov. 2011