La violence religieuse est inacceptable
Par Guy Coq *
Dans les polémiques qui montent de plus en plus souvent sur le thème du blasphème, il ne faut pas que les chrétiens oublient qu’ils sont dans une position de faiblesse. Ils se réclament d’un homme en qui ils voient le Verbe de Dieu. Et cet homme-là, éminente présence de Dieu aux hommes, accepta de subir les injures, les crachats, l’infamie et le supplice sans la moindre condamnation contre la haine qui allait le tuer. Il se contenta d’une prière : ” Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. “
Alors, serait-il quand même légitime au chrétien choqué d’en appeler aux tribunaux ? Sûrement pas. Il n’a aucune légitimité pour apprécier la réalité du blasphème, et du coup il ne saurait statuer sur la blessure qui peut en résulter chez le fidèle. Sinon, il assurerait une fonction religieuse. Du coup, toute loi sur le blasphème et ce qui y ressemble serait une entorse grave à la laïcité.
Cependant dans une société laïque, il existe à côté du droit une sphère de la morale publique. Le ” blasphémateur “, ou celui qui est perçu comme tel, devrait savoir qu’à défaut de porter atteinte au Dieu auquel il ne croit pas, il répand une réelle souffrance chez des croyants et celle-ci peut être difficile à supporter. Qu’il songe un instant à ce que serait sa réaction à lui si un être très cher était traîné publiquement dans la boue, défiguré, méprisé.
La seule solution est dans la sphère éthique, dans le maintien d’un climat de relative convivialité où des citoyens, qui s’opposent sur des convictions fondamentales, choisissent au moins le parti de se parler. Ceux qu’une virulence antireligieuse anime peuvent progresser dans la perception de certaines souffrances du croyant. Mais celui-ci ne doit-il pas rester ouvert à la compréhension des sources du blasphème ? Qui est celui qui ressent le besoin de cette virulence antireligieuse ? Répondre à ce cri par la violence, par une mise en cause de la liberté du blasphémateur, ne serait-ce pas l’enfermer dans le blasphème ?
Le chrétien choqué devrait se souvenir d’un certain Paul de Tarse. Sa passion antichrétienne, sa haine du Christ le menèrent sur le chemin de Damas. Avec le blasphémateur, Dieu fera peut-être un saint Paul. Comment les chrétiens peuvent-ils être à ce point aveugles et ne pas comprendre que la pire des choses qui pourrait arriver à l’Evangile, c’est l’indifférence, la tiédeur qui, à coup sûr, ne donnent pas prise à la grâce ?
Barbarie
Certes, me dira-t-on, mais quand même, s’agissant de l’art, des oeuvres vouées en principe à la beauté, doit-on se résigner à les voir sombrer dans le mépris des idéaux, des grandes figures religieuses ?
Disons qu’il y a ici un malentendu et peut-être une certaine incohérence. Car c’est un fait que le croyant du christianisme se réjouit quand une oeuvre d’art donne une image positive de l’expérience de la foi. C’est un malentendu sur le sens de l’art. Dans ses diverses formes, l’art est voué à l’exploration de l’expérience humaine sous toutes ses formes, dans ses excès mêmes, dans ses passions, dans sa grandeur et sa misère. La vie spirituelle fait partie de cette expérience de l’humanité. La foi est signe de contradiction pour l’homme et la religion nourrit des vies épanouies, mais elle suscite aussi la haine et le désespoir. Il y aurait une grande incohérence à n’accepter l’oeuvre d’art que si elle est sympathique à la religion.
Dans la société laïque, les faits religieux échappent au contrôle des institutions religieuses. Qu’ils se rattachent à la mémoire commune ou qu’ils soient présents dans l’actualité, les discours, les représentations auxquels donnent lieu les religions n’ont pas à se conformer à ce que les religieux souhaiteraient qu’ils soient.
Les autorités religieuses n’ont plus le pouvoir d’imposer de la religion les images qui leur conviennent. Envisager la violence ou la menace de la violence pour imposer des interdits sur les images qui circulent sur une religion est une attitude inacceptable dans la société laïque et démocratique, et même… dans toute société humaine. Les caricatures de Jésus, Mahomet ou Moïse qui peuvent circuler le font en vertu du droit dans la société laïque et démocratique, et c’est au nom de cette même liberté que circulent les éloges des grands fondateurs spirituels.
Et c’est à partir de cette position rigoureuse qui refuse au blasphème la moindre existence dans la loi, qu’on peut légitimement crier à la barbarie devant la condamnation à mort d’Asia Bibi au Pakistan.
Enfin quoi ! ceux qui osent, au nom de la défense du visage du Christ, empêcher une représentation de se faire librement, sans protection de la police, se sont-ils demandés où aujourd’hui le visage du Christ est bafoué dans ce monde ? Il ne s’agit plus du théâtre mais de la scène du monde réel. Il faudrait énumérer la longue litanie : les enfants qui meurent de faim, les êtres violés, torturés, déshumanisés… par la finance divinisée. C’est là qu’il faudrait s’opposer, dans le réel où le Christ en effet agonise, dans les humains déshumanisés.
* Guy Coq, Agrégé de philosophie, membre de la rédaction de la revue ” Esprit “
Source : article publié dans Le Monde daté du 9 décembre 2011