Par Ignacio Ramonet
La date du 21 fĂ©vrier 2012 sera dĂ©sormais pour la GrĂšce celle de la Grande Capitulation. Ce jour-lĂ en effet, contre la promesse dâun second plan dâaide europĂ©en, le gouvernement hellĂ©nique a acceptĂ© les humiliantes conditions imposĂ©es par le « gang de la triple A » que commande lâAllemagne : coupes draconiennes dans les dĂ©penses publiques, rĂ©duction du salaire minimum, baisse des retraites, licenciement de 150 000 fonctionnaires, augmentation des impĂŽts, privatisations massives…
Les Grecs avaient pourtant dĂ©jĂ subi un vĂ©ritable « coup dâEtat financier » le 10 novembre dernier, quand Berlin leur avait imposĂ© un gouvernement tripartite, composĂ© de sociaux-dĂ©mocrates, de conservateurs et dâextrĂ©mistes de droite, dirigĂ© par Lukas Papademos, ancien vice-prĂ©sident de la Banque centrale europĂ©enne. Mais leur sacrifice, aprĂšs quatre ans de thĂ©rapie de choc extrĂȘmement dure, nâaura servi Ă rien.
Cette fois, lâaffront a Ă©tĂ© plus grave. Car câest un Ă©norme abandon de souverainetĂ© qui a Ă©tĂ© rĂ©clamĂ© Ă AthĂšnes, « probablement le plus grand jamais concĂ©dĂ© par un pays en temps de paix » [1]. En fait, la GrĂšce a Ă©tĂ© placĂ©e sous tutelle de lâUnion europĂ©enne (UE) et ne possĂšde dĂ©sormais, en ce qui concerne son budget et ses finances, quâun statut de « souverainetĂ© limitĂ©e ».
Une telle agression Ă©tait prĂ©visible. Elle sert dâailleurs dâavertissement aux autres pays en difficultĂ© de la zone euro (Irlande, Portugal, Espagne, Italie). DĂšs juillet 2011, Jean-Claude Juncker, premier ministre du Luxembourg et prĂ©sident de lâEurogroupe [2], avait mis en garde : « La souverainetĂ© de la GrĂšce sera Ă©normĂ©ment restreinte [3]. » Et le 27 janvier dernier, le quotidien britannique Financial Times rendait public un document allemand demandant de dĂ©pĂȘcher Ă AthĂšnes un Commissaire permanent avec droit de veto pour piloter le budget public et bloquer toute dĂ©pense non autorisĂ©e par les crĂ©anciers de la GrĂšce. Enfin, la veille, dans un entretien Ă lâhebdomadaire Der Spiegel, Volker Kauder, chef du groupe parlementaire de lâUnion chrĂ©tienne-dĂ©mocrate (CDU), Ă©tait allĂ© encore plus loin : il a rĂ©clamĂ© lâenvoi en GrĂšce de « fonctionnaires allemands pour aider Ă bĂątir une administration financiĂšre efficace« . Exigence Ă©galement formulĂ©e par le ministre allemand de lâĂconomie lui-mĂȘme, le trĂšs libĂ©ral Philipp Rösler.
On nâen est pas encore lĂ , mais lâaccord du 21 fĂ©vrier prĂ©voit tout de mĂȘme « une prĂ©sence permanente en GrĂšce dâune mission de la Commission europĂ©enne » pour contrĂŽler et surveiller ses comptes, ainsi quâ « une prĂ©sence renforcĂ©e de la troĂŻka [Commission europĂ©enne, Banque centrale europĂ©enne, Fonds monĂ©taire international] pour superviser en permanence le remboursement de la dette« .
Les fonds transfĂ©rĂ©s dans le cadre du plan dâaide seront versĂ©s sur un compte bloquĂ© auquel la troĂŻka seule aura accĂšs, pas le gouvernement grec. Ce compte servira uniquement Ă rembourser la dette souveraine, pas Ă payer les salaires des fonctionnaires, par exemple, ou Ă payer les retraites. Les nouvelles obligations Ă©mises par lâEtat hellĂ©nique ne seront plus de droit grec, mais de droit britannique… Et en cas de conflit entre AthĂšnes et les crĂ©anciers privĂ©s, le litige sera jugĂ© au Luxembourg, pas en GrĂšce… Ce nâest pas encore officiel, mais tout montre que la RĂ©publique hellĂ©nique a cessĂ© dâĂȘtre un Etat souverain.
Silencieusement, lâUE a donc franchi une nouvelle Ă©tape. DĂ©sormais, les Etats forts (ceux de « la triple A » plus la France) exigent de tous les autres, et particuliĂšrement des Etats de la pĂ©riphĂ©rie, un changement de rĂ©gime. Il ne sâagit pas exactement dâun statut colonial. Mais il ressemble assez Ă un type dâadministration que les grandes puissances avaient mis au point Ă lâĂ©poque coloniale : le protectorat.
Pour les colonisateurs, le protectorat Ă©tait un moyen dâĂ©tendre leur influence politique et administrative, et de placer sous tutelle des territoires Ă©trangers dont on voulait piller les richesses, sans avoir Ă assumer les inconvĂ©nients et les frais que suppose une annexion pure et simple. La diffĂ©rence avec une colonie, câest que lâ »Etat protĂ©gé » conserve formellement ses institutions, mais il cĂšde Ă la « puissance protectrice » sa politique extĂ©rieure et, surtout, son Ă©conomie et son commerce extĂ©rieur.
Câest dans un tel contexte que nous assistons, au sein de lâUE et plus particuliĂšrement de lâeurozone, depuis le dĂ©but – en 2008 – de la crise financiĂšre, Ă une perte manifeste de souverainetĂ© des Etats les plus affaiblis. Câest la phase prĂ©liminaire avant dâaccĂ©der au triste statut de « protectorat europĂ©en », qui vient dâĂ©choir Ă la GrĂšce.
Angela Merkel a proposĂ©, en septembre 2011, un nouveau concept : « marktkonforme demokratie » (dĂ©mocratie compatible avec le marchĂ©). Elle lâa dĂ©fini ainsi : « LâĂ©laboration du budget de lâEtat est une prĂ©rogative fondamentale du Parlement, mais il nous faut trouver des voies pour que cette exigence dĂ©mocratique soit compatible avec les impĂ©ratifs du marché [4]. » Le marchĂ© est dĂ©sormais la rĂ©fĂ©rence. Ce qui signifie que ce ne sont plus les Ă©lecteurs qui dĂ©terminent les dĂ©cisions lĂ©gislatives mais les Bourses, les banques et les spĂ©culateurs [5].
Cette nouvelle philosophie antidĂ©mocratique gagne peu Ă peu lâEurope. Cela se traduit en lois et traitĂ©s qui limitent de plus en plus les marges de manĆuvre des gouvernements et fonctionnent comme une sorte de « pilote automatique » pour domestiquer les sociĂ©tĂ©s. Et les amener, de maniĂšre rampante et dissimulĂ©e, vers une Europe fĂ©dĂ©rale. A cet Ă©gard, le chĂątiment infligĂ© Ă la GrĂšce reprĂ©sente le modĂšle de ce qui menace tout pays europĂ©en rĂ©calcitrant. Et qui deviendra officiellement la norme lĂ©gale dĂšs juillet prochain, une fois le MĂ©canisme europĂ©en de stabilitĂ© (MES) ratifiĂ©.
Conçu par Angela Merkel, et approuvĂ© par Nicolas Sarkozy, le MES est une nouvelle organisation intergouvernementale, une sorte de FMI europĂ©en. Il est actuellement soumis Ă la ratification des Parlements europĂ©ens sans dĂ©bat public [6], alors que, en raison de ses caractĂ©ristiques, il peut avoir des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour les citoyens. En effet, le MES prĂ©voit dâaccorder des aides financiĂšres aux pays en difficultĂ© Ă condition prĂ©cisĂ©ment quâils cĂšdent une part de leur souverainetĂ©, acceptent de se placer sous la tutelle dâune troĂŻka europĂ©enne et mettent en Ćuvre des plans dâajustements impitoyables.
Le MES est structurellement articulĂ© au « Pacte budgĂ©taire » adoptĂ© le 30 janvier dernier par 25 des 27 chefs dâEtat ou de gouvernement de lâUE. Ce redoutable Pacte (dont le vrai nom est : « TraitĂ© sur la stabilitĂ©, la coordination et la gouvernance au sein de lâUnion Ă©conomique et monĂ©taire ») rĂ©sulte Ă©galement dâun exigence allemande. Il contraindra les Etats signataires Ă inscrire dans leurs Constitutions (ou au moins dans une loi) la fameuse « rĂšgle dâor » qui oblige Ă maintenir le dĂ©ficit budgĂ©taire annuel en dessous de 0,5% du PIB. Les pays qui ne respecteront pas cette contrainte pourront ĂȘtre dĂ©noncĂ©s auprĂšs de la Cour de justice europĂ©enne et gravement sanctionnĂ©s.
Karl Marx affirmait que les gouvernements, Ă lâĂšre industrielle, nâĂ©taient que les Conseils dâadministration de la bourgeoisie. En le paraphrasant, nous pourrions dire que, aujourdâhui, Ă lâĂšre de « lâEurope austĂ©ritaire » dâAngela Merkel, les gouvernements deviennent les Conseils dâadministration des marchĂ©s. JusquâĂ quand ?
1er mars 2012
Notes
[1]  El PaĂs, Madrid, 21 fĂ©vrier 2012.
[2]  LâEurogroupe coordonne et supervise les politiques et les stratĂ©gies Ă©conomiques des Etats de la zone euro (eurozone). Il rĂ©unit, une fois par mois, les ministres de lâĂ©conomie et des finances de ces Etats.
[3] Â Entretien Ă lâhebdomadaire allemand Focus, 4 juillet 2011.
[4]  Déclaration à la radio publique allemande Deutschlandfunk, 1 septembre 2011.
[5]  Lire Rafael Poch, « Un documento alemån pide un comisario para Grecia », La Vanguardia, Barcelone, 28 janvier 2012.
[6]  Le 21 fĂ©vrier dernier, lâAssemblĂ©e nationale française a ratifié lâaccord autorisant la crĂ©ation du MES. La majoritĂ© des dĂ©putĂ©s socialistes nâont pas votĂ© contre.
Source : http://www.medelu.org/Nouveaux-protectorats