Réorienter d’urgence l’agriculture française
La société civile et de nombreux mouvements paysans et ruraux demandent une réorientation de la politique agricole française. Au moment où se tient le Salon de l’Agriculture (du 25 février au 4 mars) et où s’engage sérieusement la campagne pour les élections de 2012, ces organisations interpellent les candidats pour qu’ils engagent enfin une réorientation profonde de l’agriculture française, vers une agriculture biologique, paysanne et insérée dans un tissu économique local.
De nombreux mouvements paysans et ruraux, des associations de protection de l’environnement et de la santé, des organisations de solidarité internationale et de coopération au développement, des structures d’éducation populaire et des mouvements de consommateurs-citoyens se retrouvent sur une position audacieuse et commune.
Ces organisations dressent un bilan sévère des conséquences du modèle agricole majoritaire. La politique agricole actuelle aggrave les crises au lieu de les résoudre, il est donc urgent de la réinventer, avec les paysans et avec tous les citoyens : l’agriculture nous concerne tous, car elle influe sur l’environnement, la santé, l’économie des pays du Sud, le climat, l’emploi rural…. Une autre agriculture est possible, capable à la fois de préserver et valoriser l’environnement et l’emploi rural, et de nourrir le monde. Aux acteurs politiques d’entendre cette demande forte et largement partagée, et de prendre des engagements lucides.
Trente-trois personnalités* représentant 30 organisations rurales, paysannes, environnementales, de solidarité internationale, de la santé et de citoyens, ont publié la tribune suivante dans lemonde.fr
Réorienter d’urgence l’agriculture française
Point de vue
par Jacques Caplat, Pierre Rabhi, Jean-Jacques Boutrou, Marie-Paule Jammet et Jean Huet, Hugues Toussaint, Bob Brac de la Perrière, Xavier Bonvoisin…
Les candidates et les candidats à l’élection présidentielle de 2012 ne peuvent ignorer le rôle central de l’agriculture dans les crises et les espoirs de notre époque. A l’approche du Salon de l’agriculture, cette question doit être abordée clairement.
Les crises sociales, environnementales, sanitaires et économiques que traverse notre société sont connues, mais leur dimension alimentaire et agricole n’est pas toujours mise en lumière : effets dramatiques et désormais irréfutables des pesticides dans la progression de nombreuses maladies (cancers, maladies neurodégénératives et auto-immunes, allergies, etc.), atteintes à l’environnement (destruction des paysages, pollution des eaux dont le coût de traitement risque d’exploser, érosion, appauvrissement des sols) et en particulier à la biodiversité dont les abeilles sont un témoin alarmant, contribution majeure de l’agriculture industrielle à l’effet de serre, déstructuration du tissu rural en France et en Europe, paupérisation des paysanneries au Nord comme au Sud, pénuries alimentaires apparentes (dues aux problèmes d’accès à la nourriture)…
Des décisions récentes risquent de renforcer les dégâts de cette agriculture déshumanisée : la loi sur les obtentions végétales votée en novembre 2011 interdit aux paysans de re-semer leur récolte et va renforcer la mainmise des multinationales sur les choix agricoles ; la modification des règles d’épandage de l’azote va augmenter les rejets des élevages hors-sols dans l’environnement des zones dites “sensibles” ; l’annulation de la “clause de sauvegarde” française sur les OGM et le délais pris avant l’adoption d’une nouvelle interdiction mettent directement en danger la production de miel en raison des contaminations prévisibles du pollen.
Pourtant, l’agriculture peut également êtreporteuse d’espoirs, à condition de changer en profondeur notre politique agricole, qui n’est actuellement ni durable, ni efficiente.
Les techniques alternatives de production agricole et de transformation alimentaire, et en particulier celles issues de l’agriculture biologique, prouvent chaque jour leur pertinence agronomique, économique, sociale et environnementale à l’échelle mondiale. Elles créent ou maintiennent des emplois ruraux, préservent les ressources en eau et la biodiversité, réduisent la dépendance énergétique des exploitations et réconcilient les cycles du carbone et de l’azote, évitent la dissémination de substances toxiques dans l’environnement et les aliments, remodèlent des paysages cohérents, ré-ancrent les entreprises agro-alimentaires dans les territoires, permettent aux populations de disposer de ressources alimentaires locales et accessibles (tant dans les pays du Nord que du Sud)…
Une agriculture biologique, paysanne et insérée dans un tissu économique local peut parfaitement nourrir l’humanité – et elle le fera sans détruire les moyens de production que sont la terre, l’eau, les semences et les humains. Il n’y aura pas de durabilité agricole sans durabilité environnementale. Par ailleurs, des initiatives citoyennes comme les AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) ou Terre de liens témoignent à la fois de l’inventivité maintenue de l’agriculture française, et de la volonté des citoyens de s’impliquer dans son évolution. Plus de 40 000 d’entre eux ont pu le démontrer récemment en participant aux campagnes de mobilisation “Osons la bio !” et “Développons l’agriculture biologique”.
Il n’est plus concevable denier qu’une autre agriculture est possible, et il est temps pour les élu(e)s et pour les candidat(e)s aux élections deprendre conscience de la volonté des citoyens de se réapproprier collectivement les politiques agricoles, alimentaires et rurales, dans un objectif de souveraineté alimentaire, de respect du vivant et de vitalité des territoires. Pour paraphraser Clémenceau, “l’agriculture est une chose trop sérieuse pour être confiée aux seuls agriculteurs et à l’agro-industrie”.
Nous, organisations agricoles et rurales, associations de solidarité internationale, mouvements de l’éducation populaire, organisations de défense de l’environnement ou de la santé, réseaux de citoyens, demandons instamment aux candidats de s’engager à :
• réformer en profondeur la gouvernance de l’agriculture, afin que la société civile soit enfin associée à toutes les instances de décision agricole (CDOA, SAFER, Chambres d’Agriculture, etc.) ;
• mettre en œuvre les moyens nécessaires pour atteindre impérativement 20 % d’agriculture biologique en 2020 : formations agricoles, recherche agronomique, accompagnement technique, financier et humain des paysans en conversion vers la bio, soutien aux filières bio en construction, etc. ; • préparer la transition technique de l’ensemble des agriculteurs, notamment en réduisant de 50 % l’usage des produits phytosanitaires et en interdisant les plus polluants et rémanents ;
• faire de l’installation une priorité absolue face à l’actuel agrandissement continu des exploitations agricoles françaises, qui empêche les transmissions et met en danger le renouvellement des générations ;
• abroger la loi sur les semences du 28 novembre 2011 et la remplacer par une législation qui reconnaisse le rôle des paysans dans la sélection évolutive et conservatrice ;
• prendre toutes les mesures pour interdire les OGM sur le territoire français, de façon à protéger les pollinisateurs, les semences paysannes et les consommateurs ;
• défendre résolument une Politique Agricole Commune verte et solidaire, où toutes les aides inciteront au respect de l’environnement (avec des montants progressifs en fonction des pratiques) et à l’emploi agricole, et ne favoriseront pas des exportations portant préjudice aux paysans du Sud ;
• consacrer une part importante de “l’aide publique au développement” au soutien à l’agriculture familiale et biologique des pays du Sud ;
• créer, maintenir et renforcer des outils de gestion et de régulation des marchés agricoles, et lutter activement contre la spéculation sur les produits agricoles et alimentaires.
Les outils et dispositifs qui permettront d’atteindre 20 % des surfaces françaises en agriculture biologique sont les mêmes que ceux qui aideront l’ensemble des agriculteurs français à évoluer vers une meilleure intégration de l’environnement et de l’emploi rural… et qui aideront les paysanneries des pays en développement à construire leur nécessaire et urgente souveraineté alimentaire.
Mesdames les candidates, messieurs les candidats, à vous de choisir : maintenir une politique agricole archaïque et néfaste à l’environnement, à la santé et au tissu rural (en France comme dans les pays du Sud), ou faire le choix de l’agriculture du XXIe siècle.
* Les signataires de cette tribune sont :
Jacques Caplat (Agir Pour l’Environnement), Jean-Jacques Boutrou (Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières), Marie-Paule Jammet et Jean Huet (Artisans du Monde), Hugues Toussaint (Bio Consom’acteurs), Bob Brac de la Perrière (BEDE), Xavier Bonvoisin (Chrétiens dans le Monde Rural), Pierre Rabhi et Cyril Dion (Colibris), Yves Berthelot (Comité Français pour la Solidarité Internationale), Philippe Colin (Confédération Paysanne), Jo Hervé (Eau et Rivières de Bretagne), Jacques Maret (Écologie, Démocratie, Développement Durable), Xavier Poux (European Forum on Nature Conservation and Pastoralism), Dominique Marion (Fédération Nationale d’Agriculture Biologique), Didier Lorioux (FNCIVAM), Yann Arthus-Bertrand (Fondation GoodPlanet), François Veillerette (Générations Futures), Allain Bougrain-Dubourg (Ligue pour la Protection des Oiseaux), Jean-Michel Florin (Mouvement de l’Agriculture Biodynamique), Jérôme Dehondt (Mouvement interrégional des AMAP), Richard Marietta (Nature & Progrès), Jean-Paul Sornay (Peuples Solidaires / Action Aid), Sandrine Mathy (Réseau Action Climat – France), Jacques Morineau (Réseau Agriculture Durable), Claude Gruffat (réseau Biocoop), Armina Knibbe (réseau Cohérence), Patrick de Kochko (Réseau Semences Paysannes), Jacques Berthelot (association Solidarité), Sjoerd Wartena (Terre de Liens), Olivier Belval (Union Nationale de l’Apiculture Française), Isabelle Autissier et Serge Orru (WWF-France)
Contact presse : Jacques Caplat – Tél. 09 75 29 39 82
Tribune publiée le 24 février 2012 sur le Site internet du journal Le Monde