Nous publions ci-après le texte intégral de l’intervention que Jean-Marie Kohler a faite lors de l’Assemblée générale de NSAE le dimanche 19 février 2012. Vous pouvez également télécharger ce texte (format pdf) en cliquant ci-après :
NSAE-AG2012TexteJMK
Sommaire :
1. Du souci de nos âmes aux soins des autres
1.1. Une parole qui s’est incarnée
1.2. La subversion évangélique
1.3 De la soumission religieuse aux combats pour la vie
2. Nous libérer des aliénations religieuses
2.1. Surmonter les angoisses primitives
2.2. Une liberté qui transcende le monde
2.3. Libération des contraintes institutionnelles
3. Nous libérer des logiques dominantes
3.1. Dieu n’a pas déserté le monde
3.2. Renoncer à l’avidité de posséder et de dominer
3.3. L’option préférentielle pour les pauvres
4. Pour une éthique universelle de la libération
4.1. Ancrage dans le concret singulier et relatif de l’histoire
4.2. Dimension universelle de l’évangile
1. Du souci de nos âmes au soin des autres
1.1. Une parole qui s’est incarnée
Jésus a été présenté sous d’innombrables visages et masques contradictoires à travers l’histoire : fondateur de religion ou maître de sagesse, rigoriste ou laxiste en matière religieuse et morale, prophète ou anarchiste, réactionnaire ou révolutionnaire, champion des « forces du Bien » terrassant les « forces du Mal » ou précurseur des hippies, etc. Instrumentalisées à des fins dogmatiques et politiques, les informations disponibles à son sujet ont servi à fabriquer mille Jésus selon les besoins.
Si le personnage historique du prophète de Nazareth est impossible à cerner avec précision, l’essentiel de son message nous est cependant connu. D’une part grâce aux évangiles qui ont relayé les traditions orales se référant aux premiers témoins, et d’autre part à la faveur de la créativité que l’existence et la parole de Jésus ont engendrée. L’évangile est plus que les évangiles. La vérité pratique véhiculée par l’incarnation de l’évangile au fil des siècles contribue à fonder les convictions chrétiennes quelles que soient l’historicité de certains faits relatés ou l’authenticité littérale de certains textes. « C’est à ses fruits que l’on reconnaît l’arbre… » Nul ne peut nier que l’évangile a changé le cours de l’histoire en participant à l’humanisation du monde, et l’aventure n’est pas terminée.
1.2. La subversion évangélique
C’est aux antipodes des logiques dominantes du monde et en se distinguant de toutes les autres divinités que le Dieu révélé par Jésus intervient dans le coeur des hommes. Bien qu’il soit le Dieu de tous par un amour sans exclusive, il refuse d’ériger un ordre social ou religieux sous sa coupe et se singularise par un étonnant parti pris pour les rejetés. Il est l’incroyable Dieu qui opte pour la faiblesse contre la force, qui s’est laissé clouer nu sur un gibet pour s’identifier aux victimes de la violence humaine afin d’exorciser la violence des bourreaux – « Scandale pour les juifs, folie pour les païens ».
Aussi l’évangile ne peut-il être que subversif : révélation du mal qui écrase les plus petits, résistance et combat en même temps que béatitude. Loin de se borner à vouloir sauver les âmes, il invite à lutter contre toutes les formes d’asservissement. De même que Moïse a libéré les juifs de l’esclavage en Égypte, qu’Amos, Osée et Isaïe ont proclamé la suprématie de la justice et de la miséricorde sur la religion, Jésus a renversé les fondements fallacieux des trônes et des autels pour élever l’homme à sa véritable dignité et à sa liberté. De la Genèse à l’Apocalypse, le Dieu de la tradition judéo-chrétienne est un Dieu qui libère.
Les paraboles et les béatitudes de Jésus ont constitué une des plus radicales subversions religieuses et politiques de l’histoire. Les puissants, les riches, les bien-pensants et les bien-priants seront devancés dans le royaume des cieux par ceux qui sont considérés comme les derniers des hommes. Le service et l’humilité l’emportent sur la puissance et la gloire. À la force est opposée la non-violence, et aux comptes est opposée la gratuité. Jésus interdit de juger autrui, prescrit d’aimer les ennemis, subordonne le shabbat et la religion à la vie humaine, ne fait pas la moindre allusion aux observances religieuses dans son énoncé des critères du Jugement dernier.
Nous aurons beau travailler plus pour gagner plus, les ouvriers de la onzième heure seront payés comme ceux de la première. Tous les hommes sont égaux en dignité devant Dieu et entre eux, mais les premières places sont par avance promises aux laissés-pour-compte. Dès lors, comment serons-nous accueillis dans cet étrange royaume, nous qui nous trouvons objectivement du côté des nantis et partageons leur confort ? La seule voie y donnant accès passe par le détachement des avoirs et des pouvoirs pour une solidarité active avec l’humanité humiliée et piétinée.
1.3. De la soumission religieuse aux combats pour la vie
La religion a tendance, en tant que système religieux, à privilégier la soumission et la résignation. Elle promet aux fidèles dociles – se pliant aux doctrines officielles – la récompense d’une survie éternelle au sortir de la « vallée des larmes » terrestre. Elle est plus prompte à justifier la souffrance qu’à chercher à en délivrer l’homme pour le rendre heureux. Les combats dont elle parle représentent surtout des combats intérieurs exaltant l’obéissance à Dieu et à ses représentants ecclésiastiques et profanes.
Les combats que commande l’évangile sont autres : ils concernent l’existence personnelle et collective immédiate dans la perspective d’une anticipation du royaume de Dieu ici et maintenant. Il s’agit de lutter pour la vie concrète, pour le respect des droits individuels fondamentaux (nourriture, logement, emploi, santé, éducation,citoyenneté, liberté de conscience, etc.), pour le respect du droit des peuples (justice,paix, défense des cultures, etc.), et pour le respect de la nature qui est la maison commune de tout ce qui vit sur terre. Ces combats s’inscrivent dans des rapports de force et constituent de ce fait inévitablement des combats politiques, contre toutes les formes d’idolâtries et de tyrannies.
Quelles conversions et quelles mobilisations faut-il promouvoir pour combattre l’iniquité régnante ? À quelles armes recourir pour instaurer les valeurs évangéliques ? Nous traiterons d’abord de la libération des aliénations religieuses (appartenance NSAE oblige…), puis nous envisagerons comment dépasser les logiques dominantes du monde, et nous conclurons par une réflexion sur la nature universelle de l’évangile de la libération.
2. Nous libérer des aliénations religieuses
2.1. Surmonter les angoisses primitives
L’homme moderne se flatte d’être l’héritier des Lumières, le porte-drapeau accompli de la rationalité, et notre société se prétend libérée des terreurs préhistoriques, de l’obscurantisme prêté au Moyen-Âge et des impondérables inquiétants du temps présent. Mais notre inconscient n’est pas aussi limpide.
Depuis ses origines, l’humanité sait qu’elle vit sur une minuscule planète perdue dans l’immensité du cosmos, que la moindre vie ne peut se développer qu’en détruisant d’autres vies, et que l’homme naît sous le signe de la mort. Tel est inexorablement notre destin, et ce triple constat a toujours suscité une profonde angoisse. Comment faire pour que l’ordre cosmique se maintienne, pour que la vie reste possible sur terre et entre les hommes, et pour qu’elle ait un sens ?
C’est notamment pour faire face à ces questions que l’homme a inventé la religion, qu’il a imaginé des ancêtres et des dieux devant lui permettre de dépasser sa précarité et ses limites. Il a construit des récits symboliques pour se situer dans le monde. Et, recherchant des médiations plus maîtrisables que la parole qui est toujours à réinterpréter, il a instauré des rituels et des sacrifices pour s’assurer le secours des puissances surnaturelles.
Aggravées par la menace d’une possible autodestruction de l’humanité et de la planète, les craintes originelles perdurent jusqu’à maintenant sous nos artefacts et nos distractions. Plus rien n’est sûr : tout n’est que provisoire et relatif. D’où le retour en force du religieux et de l’irrationnel – de l’astrologie aux prédictions de la fin du monde. La tendance compulsive à l’épanouissement d’un ego narcissique hypertrophié n’est peut-être que l’envers de la terreur primitive qui continue de hanter les hommes.
Que nous apporte l’évangile pour nous délivrer de cette angoisse ? À vrai dire, aucune assurance doctrinale ou rituelle, pas la moindre garantie de salut par un savoir ou des procédures sacrées. Mais en nous offrant une Parole qui enfante inlassablement la vie dans les coeurs, l’évangile nous ouvre une connaissance qui est au-delà de tous les savoirs et, surtout, nous propose une pratique qui nous libère des tourments que véhicule la mort. Tout en considérant que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde et ne le sera jamais, l’évangile affirme que ce royaume est déjà là et pour l’éternité, advenant en tout lieu et en tout temps où se manifeste l’amour. Suprême révélation du mystère de la vie.
Irréductible et immensément tragique, le mal subsiste. Nous célébrons le sépulcre vide du ressuscité, mais nos tombeaux ne cessent de se remplir de morts et la souffrance est partout. Et pourtant, nous croyons que le mal et la mort sont vaincus. Jésus n’a pas cherché à résoudre l’énigme de la souffrance, mais il a livré sa vie pour combattre le mal. Et c’est dans la plus effroyable des dérélictions qu’il a traversé le mal avant d’atteindre l’aube de Pâques – « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Se conformant aux croyances de son temps relatives aux maladies, il a libéré les possédés et a guéri les aveugles, les paralytiques et les lépreux. Prêchant la miséricorde et le pardon, il a délié et déverrouillé, brisé les clivages et renversé les murs, ouvrant à chaque homme la perspective de pouvoir accéder à sa plénitude et à son bonheur par delà les fautes et la culpabilité que charrient nos existences. C’est en cela que consistaient ses miracles, le reste n’étant qu’une affaire d’époque.
Cet incroyable pouvoir d’opérer des miracles, Jésus l’a transmis à ses disciples pour qu’ils en usent à leur tour en son nom. Il nous a donné le pouvoir de nous relever après nos chutes, de relever ceux tombent autour de nous, de rendre leur humanité à ceux qui l’ont perdue. Il nous a donné le pouvoir de revivre après avoir tout perdu et de ramener à la vie ceux que le malheur a terrassés. Tel est, selon l’évangile, le pouvoir de ressusciter les morts et de transfigurer le monde.
Le fond de l’être est amour et cette bonne nouvelle est d’une parfaite simplicité. L’évangile invite à se fier à la vie, à y puiser espérance et courage, à se laisser porter par la tendresse qui habite au plus profond de chacun, en dessous de nos peurs, à patienter et à pardonner jusqu’à l’impardonnable. Cette confiance ne s’explique pas et n’explique rien, mais elle rachète tout en nous et autour de nous. Donner corps à l’amour, c’est recréer et sauver le monde à l’humble place qui est la nôtre, en dépit de nos limites et de nos échecs.
2.2. Une liberté qui transcende le monde
C’est avec une imprenable liberté dans ses paroles et ses actes que Jésus a annoncé la délivrance. Il n’a pas hésité à fréquenter le rebut de la société, les malades déclarés impurs, les traîtres tirant profit de l’occupation romaine, les femmes se livrant à la débauche. Des fréquentations inexcusables au regard de la Loi religieuse qui régentait la société.
Mais Jésus est allé son chemin sans craindre les condamnations d’un système politicoreligieux fondé sur les clivages entre le sacré et le profane, entre le pur et l’impur. En agissant ainsi, il a inauguré un nouvel ordre du monde à ses risques et périls, celui annoncé par les prophètes juifs pour les temps messianiques. Une initiative infiniment plus radicale et plus vaste que s’il avait simplement fondé une nouvelle religion pour la substituer à la Thora, au Temple et au sacerdoce d’Israël.
L’apôtre Paul a formalisé la nouveauté de la liberté chrétienne en proclamant que la communion au mystère de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus confère au disciple du Christ une souveraine autonomie par rapport à toutes les puissances profanes et religieuses. Dégagé de l’obligation de la circoncision et de l’observance des interdits alimentaires, tout est permis à celui qui vit dans l’amour – ce que St Augustin a traduit par « Aime, et fais ce que tu veux ! » Une affirmation qui a été soigneusement oubliée par le christianisme qui n’a cessé de multiplier les règles morales et religieuses, et de les assortir de menaces et de condamnations jusqu’à hypothéquer l’éternité !
Libéré des faux-dieux, des idoles et des superstitions, délivré de toute fatalité, le chrétien se tient debout devant son Dieu et devant les hommes. Frère de tous par delà les clivages religieux, persuadé que nul ne possède la vérité, il se réjouit de la part de vérité que les autres portent en eux et lui révèlent, comme de celle qui est son lot. Toutes les servitudes religieuses sont abolies et sa liberté reflète la transfiguration que l’amour opère au sein de la création. Le terrible Dieu tout-puissant des croyances antiques est mort sur le Golgotha, et le « Dieu pervers » dénoncé par Maurice Bellet, inquisiteur et meurtrier sous couvert d’amour, est à son tour définitivement démasqué
2.3. Libération des contraintes institutionnelles
« Jésus a annoncé le royaume, et c’est l’Église qui est venue ». Ce propos d’Alfred Loisy, souvent détourné de sa signification initiale, devait attirer l’attention sur l’impossibilité où se sont trouvés les disciples de s’en tenir aux croyances et à l’organisation de l’Église primitive après la déroute du ministère de Jésus. Mais refuser d’enfermer le christianisme dans sa forme première ne légitime pas forcément le cours de l’histoire ultérieure.
Jésus ayant disparu dans les pires conditions et l’apocalypse ne s’étant pas produite comme annoncé, il a fallu imaginer de nouvelles perspectives s’inscrivant dans la durée. L’Église s’y employa comme elle put, réhabilitant le mariage et la procréation, modifiant les modes de gestion des biens matériels et du pouvoir, et réévaluant ses rapports avec le judaïsme, etc. Il en résulta de sérieux conflits, entre Paul et l’Église de Jérusalem entre autres, mais les contradictions les plus profondes et les plus durables ne surgirent que plus tard, sous l’empereur Constantin au IVème siècle.
En s’alliant à l’Empire et en héritant les biens et les capacités d’intervention sociale du paganisme, l’Église est devenue l’alliée des puissants et des riches, acceptant d’être honorée et comblée jusqu’à déshonorer et dépouiller le Dieu dont elle se réclamait. Les possédants et les détenteurs du pouvoir politique ont dès lors d’autant plus favorisé l’Église qu’ils avaient de raisons de se méfier de l’évangile. Celui-ci a été transformé en religion : l’Église a instrumentalisé la divinité, manipulant à son profit la peur de Dieu et du diable, et monnayant l’accès au salut dont elle s’est arrogé le monopole. Séduite par l’Empire, elle a rêvé d’instaurer le règne politico-religieux d’un Christ-Roi hégémonique.
Pour célébrer à la façon mondaine la gloire divine, pour financer ses œuvres missionnaires et caritatives, et pour imposer son influence sous le couvert du règne de Dieu, l’Église a toujours recherché l’appui des dominants et des possédants. Elle a été l’alliée et la complice de la royauté sous l’ancien régime, l’alliée et la complice des classes dirigeantes lors de la révolution industrielle, puis l’alliée et la complice des forces coloniales après avoir absout des siècles de rapine outre-mer et d’esclavagisme.
Parmi ses trahisons récentes liées à ce genre de collusion, citons la suppression des prêtres ouvriers, l’étouffement de la théologie de la libération, et la mise en place d’une structure de pouvoir ecclésiastique systématiquement réactionnaire.
Comment s’articulent, au terme de cette évolution historique, la dimension mystique et la dimension sociologique de l’Église ? La hiérarchie ecclésiastique rejette les reproches de trahison et de cléricalisme que lui sont adressés : « Vous qui formulez ces griefs, vous oubliez que c’est vous tous qui formez l’Église ! » Mais en même temps,cette hiérarchie se réserve jalousement l’autorité dans tous les domaines décisifs,n’hésitant pas à exclure les fidèles qui la contestent. Une intolérable ambiguïté, même si l’évangile n’a jamais été entièrement oublié.
Là encore, l’évangile tranche dans le vif et libère les croyants du pouvoir abusif que l’Église impose en usurpant la place de Dieu. Point n’est besoin de disserter longuement, d’invoquer les droits liés à la succession apostolique, les règles canoniques, les savoirs théologico-métaphysiques et les rites magico-religieux censés assurer notre salut. En réalité, l’Église ne vit que là où des hommes tâchent vraiment de vivre l’évangile, et nulle part ailleurs. Le Dieu de Jésus est à l’opposé du Dieu tout puissant qui veut avant tout être obéi et adoré, loué et flatté comme un monarque par une structure religieuse à sa dévotion.
Les cérémonies qui constituent désormais la principale activité sociale de l’Église ne témoignent guère de l’évangile. Construites sur le modèle des anciens cultes royaux et rutilantes d’un apparat désuet, nos grandes liturgies renvoient aux condamnations déjà énoncées par les prophètes d’Israël : « Cessez de m’importuner avec vos offrandes, car – parole de Yahvé – vos sacrifices me répugnent, votre religion me dégoute. Je ne supporte plus vos fêtes et vos pèlerinages. Quand vous étendez vos mains pour vos prières, je détourne les yeux et je ne vous écoute pas. Éloignez de moi le brouhaha de vos cantiques et le tintamarre de vos harpes… Ce que je veux, c’est le droit et la justice. » De fait, nos grand-messes confortent un ordre social qui maltraite les déshérités de façon pire encore que du temps d’Amos et d’Isaïe, et ce au su et au vu de nous tous.
Il n’est pas possible de croire en Dieu et d’aimer le Christ sans croire en l’homme, sans l’aimer et le secourir en cas de besoin. Quand les Églises méconnaissant la souffrance du monde et son aspiration à la libération, quand leur dogmatisme et leur ritualisme obsessionnels les mènent à étouffer leurs fidèles, quand elles en viennent à trahir l’évangile pour servir leur propre puissance et leur propre gloire, ou plus banalement pour survivre à tout prix, mieux vaut quitter les sanctuaires pour les parvis et les quartiers où se jouent, sans acception de religion, le salut des humbles et l’avenir du christianisme.
Comment, dans cette situation, demeurer fidèle sans trahir ? « Ne repousse pas du pied la pirogue qui t’a permis de traverser le fleuve » dit un proverbe malgache. Cultivons donc la gratitude que nous devons à l’Église pour ce que nous avons reçu d’elle en dépit de tout. Mais ce sans nostalgie du passé révolu et sans oublier l’urgence des combats qui s’imposent maintenant. Soyons résolus à accompagner autant que possible les formes de vie qui disparaissent. Assurons les soins palliatifs à ceux qui en ont besoin et qui y ont droit, mais sans nous enfermer dans les services de cette spécialité. Car l’avenir se joue ailleurs, dans les maisons où s’enfante la vie inédite de demain.
3. Nous libérer des logiques dominantes
3.1. Dieu n’a pas déserté le monde
Il faut se garder de juger le monde actuel de façon manichéenne comme le fait si volontiers l’Église, en rapportant frauduleusement ses carences à un passé idéalisé pour mieux les exhiber. C’est faire injure à l’homme et à Dieu, et l’obsession du mal englue dans le mal. La chrétienté n’a pas été plus évangélique que les sociétés contemporaines, et le salut du monde n’est pas subordonné à un retour au passé avec restauration de l’Église dans ses prérogatives anciennes.
Depuis toujours, le monde charrie pêle-mêle le bien et le mal. D’une part, l’aspiration de la plupart des hommes à vivre plus humainement et, d’autre part, la violence capable d’écraser et de tuer autrui, de piller et de détruire la nature. Et c’est depuis toujours au niveau des forces dominantes que se cristallise la pire violence qui s’étend ensuite à l’ensemble du corps social.
La cupidité et le cynisme du système dominant transcendent les comportements individuels. Aussi n’est-ce jamais l’homme qui est l’ennemi à abattre, ni même la société, mais la puissance des logiques inhumaines imposées à l’homme et à la société. Ce ne sont pas les riches qu’il faut détruire, c’est le veau d’or et sa religion, c’est l’iniquité et sa tyrannie. Là se situe le mal, là est le lieu de notre rébellion et de nos combats pour faire advenir plus de justice, de paix et de bienveillance.
3.2. Renoncer à l’avidité de posséder et de dominer
La Bible juive considérait la richesse comme une bénédiction divine récompensant les riches de leur bonne conduite, étant entendu qu’une partie de leurs biens devait être consacrée aux indigents. Divers textes, notamment prophétiques et sapientiaux, relevaient cependant que le dépouillement permet aux déshérités d’entrevoir un horizon spirituel plein de promesses. Détachés des avoirs et dénués d’orgueil, les anawim (« pauvres de Yahweh ») avaient, selon ces écrits, une plus grande capacité que les nantis de s’ouvrir à la connaissance et aux inspirations de Dieu.
Jésus a partagé cette spiritualité et l’a recommandée à ses disciples : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ». Il a durement stigmatisé l’attrait de l’argent et les mauvais riches : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ». S’identifiant aux plus démunis – « Ce que vous faites aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites » -, il a proclamé que le Jugement dernier ne portera que sur la sollicitude manifestée aux malheureux.
L’ordre du monde et les pouvoirs qui en assurent l’agencement et la continuité étaient également considérés comme instaurés par Dieu dans la tradition juive. Le récit de la Genèse met en scène un Créateur qui met fin au tohu bohu originel en assignant une place et un nom à chaque élément de sa création, et qui confie à l’homme le soin de gérer le monde pour éviter le retour au chaos. De son côté, Jésus a aimé la nature issue de la main de Dieu et s’est réjoui de l’harmonie qu’elle exprime. En disant
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », il a reconnu l’autonomie du champ politique et sa légitimité.
Tant que la richesse et l’ordre sont subordonnés à l’épanouissement de la vie, ils sont féconds et l’exercice des pouvoirs qui s’y rattachent est indispensable. Mais l’histoire met en évidence que les hommes ont une irrépressible tendance à pervertir l’ordre en un système d’asservissement pour assouvir leur envie d’accaparer et de dominer. Rares sont ceux qui ne se laissent pas aller au désir de puissance pour se défendre et accroître leur maîtrise sur les êtres et les choses. Approché par le diable dans le désert de Judée, Jésus a lui-même subi cette tentation.
Renoncer à l’envie de richesse et de puissance qui nous tourmente tous plus ou moins exige, comme autrefois en Palestine, une profonde conversion intérieure se traduisant par l’adhésion à une éthique de la mesure et de la frugalité. Qu’il soit social ou religieux, le pouvoir ne peut être recherché ou accepté que pour servir, non pour le prestige ou les avantages tangibles qui l’accompagnent d’ordinaire. L’amour, qui est en fin de compte l’unique vérité transcendante, ne se dévoile que dans le dévouement et la tendresse envers autrui.
La vertu de pauvreté et le renoncement aux stratégies de domination prêchés par Jésus demeurent par conséquent des valeurs essentielles – la militance n’autorise pas à l’oublier. Mais les temps ont changé. À l’origine, l’éthique évangélique a été plus personnelle et religieuse que sociale et politique. Les croyances apocalyptiques commandaient le dédain des richesses et une relative indifférence à l’égard de la justice sociale. À quoi bon amasser des biens ou vouloir changer l’ordre de la société si Dieu lui-même pourvoit aux besoins de ses enfants comme à ceux des oiseaux du ciel et des lys des champs ? Ne consolera-t-il pas lui-même les déshérités quand il leur rendra justice ?
Au reste, la pauvreté actuelle est très différente de celle vécue dans la Palestine d’il y a deux mille ans, au sein d’une société rurale se fiant à la providence, subsistant de peu et solidaire, faiblement politisée et attendant la fin du monde. Loin de la pauvreté que les pauvres d’autrefois pouvaient valoriser, la misère qui broie aujourd’hui les quatre cinquièmes de l’humanité détruit l’ensemble des valeurs humaines en même temps qu’elle compromet la survie matérielle, suscitant frustrations et haines, terrorisme et guerres.
Se contenter de dénoncer les injustices dans des encycliques et en chaire ne contribue guère à changer l’ordre social qui les génère. Il faut évaluer les mécanismes socioéconomiques en place et prendre les engagements qui s’imposent en conséquence au plan politique. Si la doctrine sociale de l’Église se contente de dénoncer l’ordre dominant tout en craignant de le bouleverser, elle ne sert à rien. Le marxisme a fourni en son temps des outils d’analyse qui, comme tels au moins, auraient mérité un meilleur accueil que le rejet a priori.
3.3. L’option préférentielle pour les pauvres
La vocation de l’Église n’est pas de se transformer en parti politique ou en agence humanitaire. Elle est d’annoncer l’évangile et d’en témoigner par ses pratiques en tant qu’institution comme à travers les engagements de ses fidèles. Ce qui est attendu d’elle, ce sont des paroles et des actes prophétiques de délivrance pour aujourd’hui dans le sillage de Jésus, en donnant la priorité aux plus vulnérables et en assumant les risques de ce choix.
Ce sont toujours les valeurs spirituelles vécues par chacun qui donnent à l’action sociale sa pleine mesure, mais personne ne peut se sauver seul ou sauver seul le monde. Pour enrayer la brutalité dévastatrice du système dominant, il ne suffit pas que des êtres d’élite s’adonnent à une ascèse de la pauvreté héritée de conceptions révolues comme y invite parfois la vie religieuse, voire à une esthétique de la pauvreté. Au-delà de la morale individuelle repliée sur la perfection, l’esprit de pauvreté commande une solidarité effective avec les exclus. Bâtir une société plus juste et plus fraternelle exige une attitude résolument combative au plan social, avec les risques que cela comporte.
Face à l’inégale répartition des richesses et des pouvoirs, l’objectif n’est pas de ramener l’inconditionnelle exigence de justice au fantasme d’une impossible égalisation immédiate de tous les niveaux de vie – le siècle passé a montré à quels crimes peut aboutir ce genre de délire. Mais il est de rejeter les classifications qui hiérarchisent les catégories sociales, les races, les religions et les civilisations en vue justifier les privilèges et les exclusions. « Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes… » L’évangile exige de reconnaître et de traiter l’autre, quel qu’il soit, comme un être humain et un frère, et de partager avec lui.
Ce n’est pas la pénurie qui crée l’inégalité et l’injustice. La planète produit assez de biens pour nourrir l’ensemble de sa population et elle peut en produire davantage. Si la majorité de l’humanité souffre de la faim et si la violence s’accroît, c’est parce les nantis volent aux pauvres la part des biens communs qui leur revient, leur part de vie, et parce qu’ils les poussent ainsi à la révolte. Ils ne se préoccupent que de maintenir et d’accroître indéfiniment leurs propres avantages, sans craindre de polluer et d’épuiser la nature. Même leur idéologie du développement doit être suspectée : elle ne sert bien souvent que de couverture commode pour imposer le modèle et les intérêts dominants.
Partout, les terres sont enlevées aux petits, des céréales sont stockées pour la spéculation financière, les biocarburants passent avant la nourriture, l’endettement imposé aux pauvres ne sert qu’à enrichir les prêteurs, les médias sont dévoyés au bénéfice du camp qui oppresse, exploite ou exclut ceux que les nouvelles technologies rendent inutiles. Mû par le seul appât du profit, le capitalisme néo libéral manifeste une inhumanité prédatrice d’une ampleur encore jamais atteinte. Servie par la techno science et la propagande mass-médiatisée, la force anonyme et aveugle des lobbies financiers est devenue l’ultime maître de l’humanité.
Tous les hommes de bonne volonté doivent se mobiliser ensemble pour secourir leurs semblables maltraités et pour sauvegarder la nature. Il faut renverser le système totalitaire qui, sous les couleurs trompeuses du libéralisme consumériste, impose la marchandisation de toutes choses par l’intermédiaire de structures et d’une idéologie mortifères. L’évangile ne permet pas d’espérer le « grand soir » que d’autres ont promis, mais il invite à une révolution permanente sous le souffle de l’Esprit pour que les hommes puissent vivre en paix et heureux autant que possible.
4. Pour une éthique universelle de la libération
4.1. Ancrage dans le concret singulier et relatif de l’histoire
Libéré des contraintes idéologiques et institutionnelles, le chrétien n’est pas métamorphosé en extraterrestre à la faveur d’une opération tabula rasa tous azimuts. Sa libération se traduit au contraire par un retour sans réserve à l’humain, et particulièrement aux urgences de l’humanité. Une démarche qui vise à rendre l’évangile au monde, ou plutôt à lire et à découvrir l’évangile dans le monde, à se laisser évangéliser par le monde. Une démarche nécessairement contextuelle comme toutes les théologies de la libération.
L’Église s’est construite progressivement dans le cadre des possibilités de chaque lieu et de chaque époque, non dans l’absolu comme cela est prétendu. Le seul critère d’identité qui la définit est l’inspiration qui la porte à faire rayonner l’évangile. Aucune de ses modalités anciennes ne représente une forme parfaite et achevée du christianisme qu’il suffirait de reproduire ou d’imiter. Il faut donc, aujourd’hui, inventer de nouveaux langages et de nouvelles institutions pour que « le chemin, la vérité et la vie » redeviennent reconnaissables après avoir été grimés.
La structure ecclésiastique qui a sacralisé ses institutions et chosifié la Parole de Dieu est en train de mourir. Mais l’Église ne se réduit pas à cette forme périmée et il faut oser des formes nouvelles. Pour chanter l’amour, il faut des mots, et pour le mettre en oeuvre, il faut des institutions capables de l’inscrire dans la durée. Personne n’imagine qu’un enfant peut grandir hors d’un langage et d’un environnement institutionnel, quelles que soient les limites de l’un et de l’autre. Il en va de même pour l’incarnation de l’évangile.
À nous d’entendre les plaintes et les espoirs de Dieu parmi les hommes, de reconnaître Jésus tel qu’il chemine dans notre monde et de bâtir de nouvelles formes de rencontre et de partage capables de l’accueillir et de réunir ceux qui veulent le suivre. À nous d’inventer, sans appréhender les changements, de nouveaux langages et de nouvelles institutions dans le périmètre sociologique de l’Église là où cela s’avère possible, ou en dehors. Un alterchristianisme est en gestation dans l’altermondialisme qui lutte contre l’ordre établi.
4.2. Dimension universelle de l’évangile
La sécularisation et la mondialisation ont favorisé le développement du pluralisme, notamment en instaurant la liberté de conscience et la laïcité. Cette évolution s’est accompagnée d’une extraordinaire diffusion des valeurs évangéliques et ouvre des perspectives inattendues. Sans minimiser la spécificité de l’enseignement de Jésus, il apparaît que ces valeurs ne sont pas l’apanage du christianisme. Elles sont apparues bien avant et peuvent se retrouver sous des formes plus ou moins explicites et accomplies dans d’autres cultures ou religions et dans le monde sécularisé. La Parole a préexisté au monde et lui a imprimé sa dimension christique dès le premier matin de la création.
Dieu n’est pas avare de ses dons, et l’évangile a un caractère d’universalité au diapason des valeurs que véhicule le fond intime du coeur humain. D’une façon ou d’une autre, la bonne nouvelle de la délivrance est annoncée à tous les hommes pour qu’ils vivent pleinement. Il y a là une pierre d’attente non seulement pour le dialogue interreligieux, mais aussi pour dialoguer et collaborer avec tous ceux qui croient en l’homme, qu’ils aient ou non une religion. Pourquoi ne pas reconnaître que l’athéisme lui-même témoigne parfois plus que les Églises des valeurs évangéliques, et ce jusqu’à devoir combattre les institutions ecclésiastiques à l’occasion ?
Loin de n’être qu’un loup pour son semblable, l’homme est foncièrement désireux de transmettre la vie et d’aimer, capable de contribuer ainsi à sauver Dieu en chacun et à sauver l’humanité. Refuser en soi et autour de soi le mensonge et la haine qui tuent, pardonner les offenses et renouer les liens brisés, porter secours aux êtres qui sont dans la détresse, persévérer dans cette voie malgré les difficultés et les échecs, c’est témoigner de l’amour qui se blottit incognito en tout homme en dépit du mal, c’est faire oeuvre divine avec ou sans religion.
La dynamique du combat évangélique est portée par la vie. C’est au plus profond de la relation à autrui que chacun reçoit et transmet la Parole qui est à l’origine de l’humanité et ne cesse de la fonder. C’est dans l’altérité que se révèle la transcendance. À l’opposé de l’obsession infantile d’une solitude toute-puissante, la relation à l’autre est le lieu où s’enracinent et se développent la vie et sa vérité. Cette relation est toujours attente et don réciproques, libre par rapport à tout avoir et à toute domination. C’est en elle que l’homme apprend à recevoir, puis à donner et à se donner. En même temps que l’évangile invite à reconnaître l’impuissance humaine à maîtriser l’infini inscrit en l’homme, il donne à entrevoir cet infini et la trame qu’il tisse dans le quotidien, et il permet de participer à ce travail.
Le sens des combats de libération menés au nom de l’évangile se trouve en amont de ces combats, dans leur mise en oeuvre avec les autres, et dans l’horizon qu’ils donnent à entrevoir. L’évangile ne surajoute pas du sens à nos combats : il est le sens de nos combats à leur racine et dans toutes leurs dimensions, et le lieu de nos partages avec les autres, prière et action.
En réponse à une question
… Cette vieille femme n’a jamais envié le statut sacerdotal et n’est pas du tout tentée de jouer au prêtre clandestin. Pourtant, en prenant son café et le pain du matin, elle se souvient d’un chant d’offertoire de sa jeunesse – « Prends ma vie, Seigneur…, prends ma mort…, prends ce pain…, prends ce vin… ».
Sa prière : que la nourriture et la boisson qu’elle absorbe deviennent en elle, et à travers l’ensemble des relations et des activités de sa journée, le Corps du Christ qui fait accéder les hommes à la plénitude de leur humanité, deviennent le Sang du Christ qui irrigue la vie du monde de l’amour divin. Et, comme seul l’humble service des autres peut transfigurer les hommes et le monde en incarnant une part de ciel sur la terre, cette prière la renvoie au lavement des pieds qui remplace la scène de l’institution eucharistique dans l’évangile de Jean.
Faut-il s’interroger sur le caractère licite ou illicite de cette célébration matinale ? Loin de constituer une opération magique de transsubstantiation, elle essaye tout simplement d’incarner l’évangile, au sens fort du terme incarner, de donner corps à l’évangile dans le quotidien des hommes – de rendre l’évangile au monde. Il suffit de peu, au fond de la détresse comme dans la joie, pour fêter et actualiser l’amour qui, accompli sur le Golgotha, a vaincu la mort et fonde notre espérance.
Cette réponse à une question est extraite de « Rendre l’évangile au monde » :
(http://georgesheichelbech.blog.lemonde.fr/2011/04/04/rendre-levangile-au-monde/)
Jean-Marie Kohler
Illustration : couvercle d’un coffret en ivoire d’éléphant avec un Christ en Majesté entre les quatre évangélistes. Cologne, première moitié du XIIIè siècle. (Musée national du Moyen Age, Paris)