Le halal, symbole de fracture identitaire ?
Pourquoi l’abattage rituel nous oblige à repenser notre roman national républicain
Par Gilles Kepel *
La question sociale, qu’irritent nos banlieues pauvres, jeunes, peuplées, et frappées par le chômage, est l’oeil du cyclone électoral. Mais les candidats à l’élection présidentielle ne savent ni n’osent la formuler explicitement. D’un côté, les cris d’orfraie, qui font de l’immigration et de l’islam la cause principielle des maux du vieux pays ; de l’autre, la politique de l’autruche, qui se réfugie dans le déni des cultures et occulte ce que les replis communautaires traduisent de la désintégration de notre société.
C’est ainsi que le halal a envahi le débat public, comme un ostensoir brandi en tête d’une sorte de procession où l’on exorcise le démon, en un hurlement incantatoire qui renouerait par miracle les liens défaits de notre solidarité nationale. Mais qu’en est-il en réalité de la question du halal, et que nous révèle-t-elle, par-delà les manipulations politiciennes, du malaise dans la civilisation ?
Lors de l’enquête réalisée dans une agglomération pauvre de Seine-Saint-Denis en 2010-2011, nous avons noté l’inquiétude de certains habitants non musulmans s’offusquant de ne plus pouvoir acheter une tranche de jambon ni de trouver de boucheries traditionnelles (remplacées par des boucheries halal), et la montée des exigences de consommation halal dans la population musulmane – par rapport à une enquête comparable réalisée il y a vingt-cinq ans où cette revendication était très peu présente. Que s’est-il passé en un quart de siècle ? A la fois des changements dans l’économie française et le marché de la distribution et des crispations communautaires issues de la déréliction sociale.
Tout d’abord, l’offre de viande prédécoupée dans les supermarchés, à prix compétitif, a fait disparaître les boucheries traditionnelles. En parallèle, les patentes, bradées, ont été reprises par des bouchers halal, souvent des ouvriers ou des chômeurs, peu qualifiés, pour qui ce négoce représentait un créneau d’emploi opportun. Le visage de la restauration a aussi changé en profondeur dans les quartiers pauvres : cafés et bars-tabacs traditionnels, mais aussi pizzerias italiennes et churrasquerias portugaises, ont reculé devant les kebabs et les restaurants populaires turcs.
Dans le même temps, le marché du halal a été l’objet de surenchères sur la pureté identitaire au cours d’un quart de siècle où l’islam en France est devenu l’islam de France : on est ainsi passé de l’âge des ” darons ” (pères en argot de banlieue) à celui des Frères (musulmans) et des ” blédards ” – les étudiants islamistes venus du Maghreb qui ont pris le contrôle des organisations et instances consistoriales de l’islam de France – et enfin au troisième âge, celui des jeunes nés et éduqués en France, issus de la culture de la banlieue pauvre, que le verlan nomme, pour les différencier des ” blédards “, ” reubeus ” (ou ” renois “, ” keturs “, pour les jeunes d’origine africaine ou turque). Les ” darons ” du premier âge avaient une conception du halal souple et inclusive – qui considère comme licite (c’est la signification de l’arabe halal) toute viande – à l’exception des animaux interdits comme le porc – égorgée et abattue sans avoir été étourdie (afin qu’elle se vide entièrement de son sang) par des gens du Livre, c’est-à-dire des juifs ou des chrétiens dans une acception large : personne ne cherchait si le boucher avait fait sa communion ou sa bar-mitsva. Cette conception ouverte permettait dans les faits aux musulmans de consommer des viandes provenant des abattoirs français, où les animaux sont ordinairement saignés. Jusqu’à ce que le chômage massif de la main- d’oeuvre banale, à partir du milieu des années 1970, la marginalise et en arrive à l’effacer de la production, et, par voie de conséquence, du champ économique et politique français. Les ” darons ” deviennent socialement silencieux, et leur conception d’un halal d’accommodement ne sera plus audible.
Dans ce contexte, la revendication de visibilité communautaire qui caractérise les dirigeants du deuxième âge – à l’instar de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) – délaisse l’usine qui ferme et se concentre sur l’école, afin d’asseoir l’hégémonie idéologique et religieuse de ces étudiants islamistes venus du bled sur les enfants des ” darons ” nés et éduqués en France. Focalisée sur le hidjab comme expression de son pouvoir symbolique sur l’islam de France, de sa capacité à dire la norme et à en tirer des ressources pour construire une communauté et la dominer politiquement, l’UOIF et la génération des Frères et des ” blédards ” ne se préoccupent pas outre mesure du halal, jusqu’à ce que ce thème s’impose comme référent identitaire problématique au milieu de la décennie 2000, lorsque la polémique du voile s’éteint et perd sa capacité mobilisatrice.
Ces dernières années sont marquées par l’arrimage dans l’âge adulte de la plupart des enfants des ” darons ” : trentenaires ou quadras, ceux qui sont entrés dans la vie active travaillent dans le secteur tertiaire, un ensemble éclaté de professions qui vont de carrières rémunératrices jusqu’aux petits boulots précaires voisinant avec un chômage au spectre omniprésent. C’est en tant que communauté de consommateurs qu’est portée la revendication identitaire du troisième âge de l’islam de France – et le halal lui sert de bannière, comme le voile en avait fait fonction pour le deuxième âge.
Au départ, il s’agit de modes de consommation qui s’inscrivent dans une revendication de pluralisme : on mange halal comme d’autres végétarien, bio ou cacher – et les entreprises de distribution ne s’y sont pas trompées, qui déclinent une gamme de produits halal dans les gondoles, friandes d’un marché estimé à 5 milliards d’euros. Mais celui-ci est rapidement investi par les acteurs politiques de l’islamisme, qui voient là une opportunité de contrôle communautaire et s’efforcent de radicaliser et d’exacerber le halal. Paradoxalement, alors que ces acteurs politiques islamistes sont très engagés dans l’antisionisme, c’est le rituel juif de l’abattage qui leur sert de modèle – dans une rivalité mimétique qui conduit à un alignement du halal le plus rigoriste sur le glatt cachère.
On le voit, les enjeux du halal sont plus complexes que leur prise en otage dans l’excitation préélectorale ne le laissait croire. S’ils ne posent pas de problème dans l’acceptation souple qui prévalait à l’âge des ” darons “, leur exacerbation fait question lorsqu’ils conduisent à des logiques de rupture – ainsi lorsque les enfants musulmans sont persuadés de déserter les cantines scolaires, contribuant à mettre à distance l’école de la nation, et de là ses savoirs et ses valeurs, pour fréquenter des kebabs halal mais de qualité médiocre, qui contribuent à la progression de la malnutrition et de l’obésité dans la jeunesse pauvre. Ils clivent aussi lorsque l’extension du halal passe de la viande à la chair – ” faire le halal ” dans l’argot de banlieue signifie contracter et consommer un mariage musulman devant un imam, conduisant à une endogamie communautaire – là encore copiée sur les pratiques du judaïsme orthodoxe.
Cela ouvre un débat à large spectre, depuis les règles de l’intime jusqu’à la socialisation dans la cité, raturant ainsi la narration de notre grand roman national laïque où les principales voies de l’intégration passaient par la table et le lit.
* Gilles Kepel, Professeur à Sciences Po et membre de l’Institut universitaire de France ; politologue et spécialiste de l’Islam.
Source : article publié dans Le Monde daté du 21 mars 2012
Gilles Kepel a publié :
« Banlieue de la République » (544 p., 28,90 €, Fév. 2012)
et « Quatre-vingt-treize » (336 p., 21 €, Fév. 2012), aux éditions Gallimard.