Pourquoi il ne faut jamais croire les banques
Où en est la régulation du secteur bancaire et financier ? Quatre ans après le début de la crise, le bilan est bien maigre, déplore Pascal Canfin, député européen écologiste et cofondateur de Finance Watch. Après avoir bénéficié de la généreuse assistance des États, les banques et leurs dirigeants freinent la moindre tentative de régulation et continuent d’organiser la fraude fiscale. Pourtant, plusieurs mesures simples existent pour reprendre le contrôle de la finance folle.
Entretien.
Propos recueillis par Agnès Rousseaux
Basta ! : La crise bancaire n’a rien coûté rien aux contribuables, affirment les banques françaises. Qu’en est-il réellement ?
Pascal Canfin : 4 000 milliards de dollars ont été déboursés ou prêtés par les États pour sauver le système financier ! La Société générale a été sauvée par les contribuables américains, au moment de la crise des subprimes. Beaucoup de banques françaises avaient acheté des subprimes (des produits financiers adossés à des prêts immobiliers aux États-Unis, ndlr) et s’étaient assurées contre les risques de pertes de ces produits, par des CDS (Credit default swap), auprès d’AIG, premier assureur mondial. En 2007, lors de la crise des subprimes, les banques se sont tournées vers AIG, qui leur a répondu : « Désolé, j’ai déjà tout versé en dividendes et en bonus ! » Face à la menace de faillite, AIG s’est tournée vers la Banque centrale américaine, qui a débloqué 85 milliards de dollars. La Société générale a ainsi reçu 12 milliards de dollars [1] (presque autant que Goldman Sachs, premier bénéficiaire du sauvetage, qui a touché 13 milliards de dollars, ndlr). Natixis, la banque d’investissement, filiale des Caisses d’épargne et des Banques populaires, a aussi été sauvée grâce à l’épargne des Français. Et le sauvetage de Dexia aura sans doute coûté 10 milliards d’euros aux contribuables français. Trois banques, ce n’est pas rien…
À cela s’ajoute le manque à gagner pour les finances publiques à cause de l’évasion fiscale organisée par les banques. La Cour des comptes l’évalue à 30 milliards d’euros. C’est, de très loin, la plus grosse niche fiscale en France. Ça devrait être la priorité n° 1 à régler. Il ne peut pas y avoir d’évasion fiscale sans complicité des banques : en 2009, les banques françaises disposaient de 460 filiales dans les paradis fiscaux. BNP-Paribas y a 189 filiales… La moitié des profits de la Société générale dans le monde sont localisé dans un seul pays. Devinez lequel ! Le Luxembourg.
Les banques françaises disent qu’elles ont tiré les leçons de la crise, qu’elles sont favorables à davantage de régulation. Seraient-elles plus progressistes que leurs concurrentes ?
Je ne vois pas de différence fondamentale dans leurs pratiques. Elles spéculent sur les matières premières et sur les dettes des États, elles pratiquent l’évasion fiscale, elles ont des filiales dans les paradis fiscaux. Parmi les 14 grosses banques d’affaires mondiales – celles qui font le plus de lobbying –, 3 sont françaises : BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole. Les actifs de BNP sont aujourd’hui supérieurs au PIB de la France (soit 2 240 milliards d’euros fin 2010, avec une augmentation de 34 % en trois ans, ndlr). Les banques font un incroyable travail de lobbying en commun. Le Crédit agricole, avec la Royal Bank of Scotland (RBS) et Goldman Sachs, par exemple, au sein de l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association).
Ce lobbying a-t-il une influence sur les décideurs ?
En 2010, quand on négociait au Parlement européen le texte sur les bonus des dirigeants bancaires et des traders, avec les règles les plus ambitieuses au monde, les banques affirmaient qu’elles allaient partir à New York ou ailleurs, qu’on allait pénaliser les entreprises… Au même moment, les États-Unis négociaient la loi Dodd-Franck (qui prévoit, entre autres, une réforme des banques, la régulation des produis dérivés, ndlr). Les négociateurs états-uniens nous disaient que les banques leur faisaient du chantage, affirmant qu’elles allaient partir à Londres… Cela permet de relativiser ces discours. Et jusqu’à la création de Finance Watch, il n’existait pas de contre-pouvoir à ces lobbies.
Pourquoi a-t-on besoin de la finance ? Les produits financiers développés par les banques sont-ils utiles ?
La finance, c’est très important : ce sont les investissements à long terme, le développement des entreprises et des projets, le lien entre les générations… Des objectifs aujourd’hui totalement détournés au profit d’une vision ultra-court-termiste. Quatorze grandes banques d’affaires et quelques dizaines de hedge founds gagnent quelques dizaines de milliards de dollars, non pas en investissant dans l’économie réelle, mais en faisant des paris. Les investissements sont nécessaires, et cela pose problème s’il n’y a personne pour le faire. Mais pour les paris, c’est différent : savoir ce que va faire l’action de Total dans les dix prochaines minutes, on s’en fiche ! La finance transforme tout en objet de pari. C’est la même différence qu’entre un match de foot et les paris sur un match de foot. Le match dure quatre-vingt-dix minutes, il s’y passe quelque chose. Les paris, eux, sont démultipliables à l’infini (qui va marquer un but, à quelle minute ?, etc.). Si on supprime les paris, ça n’enlève pas le match, contrairement à ce que veulent nous faire croire les financiers. 50 % des transactions boursières se font aujourd’hui au centième de seconde, ce qui n’a aucun intérêt pour l’économie réelle.
Quel est l’intérêt pour les entreprises d’avoir des actions dont le cours évolue tous les centièmes de seconde, comme c’est le cas avec le trading de haute fréquence [2] ? Les bourses font fuir les investissements de long terme. Le système fonctionne à l’envers. C’est comme si deux chaînes de télévision retransmettaient en direct un grand prix de Formule 1, et que l’une d’elles avait investi des centaines de milliers d’euros pour retransmettre une seconde avant l’autre, ce qui lui permet de prendre des paris avant les autres… Si on met fin à certains produits financiers, le monde ne s’écroulera pas. Avant l’existence du trading de haute fréquence, l’économie fonctionnait. Roosevelt avait déjà interdit des produits similaires aux Credit default swap (CDS)… On n’en est même pas là, puisque l’on a seulement interdit les « CDS à nu » ! Tout le monde veut continuer à jouer. Et comme toujours, il n’y a qu’un seul acteur qui peut payer in fine, si tout s’écroule : l’État. C’est pour cela qu’il doit réguler le système. Il n’y pas de régulation « interne » possible des marchés.
Au Parlement européen, vous avez justement obtenu une victoire sur les « CDS à nu », ce produit financier qui permet d’assurer un actif financier sans le posséder, et donc de multiplier les paris. Pourquoi a-t-on mis tant de temps à admettre leur caractère nuisible ?
L’affaire a commencé au moment de la crise grecque. Les banques et les fonds spéculatifs ont acheté des CDS, pour s’assurer contre le risque de faillite de la Grèce, alors même qu’ils ne détenaient pas d’obligations grecques. Cette spéculation augmente le prix des CDS. Et l’augmentation du prix accroît la perception du risque. La situation est devenue insoutenable. Il a fallu plusieurs mois pour que la Commission européenne se décide à prendre des mesures : l’interdiction possible des CDS « en cas de grave crise ». Lorsqu’il est trop tard, donc. J’ai mené la bataille au Parlement européen pour l’interdiction totale des « CDS à nu » sur les dettes des États (la possession de CDS par des acteurs qui ne possèdent pas les obligations sur lesquelles sont adossées ces CDS, ndlr). Cette loi va entrer en vigueur de manière progressive en 2012. C’est une première mondiale et un combat extrêmement important. Le fait que les marchés spéculent sur la dette souveraine des États est injuste et immoral : ce sont les États qui ont sauvé les banques ces dernières années.
La France a-t-elle joué un rôle important dans cette décision ?
Pendant ces débats au Parlement, l’Allemagne a défendu l’interdiction, la Grande-Bretagne était favorable au maintien, alors que la France est restée neutre, en retrait. Ce n’est pas vrai que la France est leader dans ce domaine, malgré les grands discours de Sarkozy sur le sujet.
Y a-t-il d’autres « produits dérivés » qu’il faudrait contrôler sans plus attendre ?
Il y a une mesure très simple à prendre concernant les assurances vie. Quand vous ouvrez un contrat, vous pouvez placer votre argent en obligations d’État ou en actions du CAC 40. Mais la société de gestion de fonds peut reprêter l’argent à qui elle veut [3]. Je me bats pour interdire ces « prêts de titres ». Il suffirait de mettre une clause dans chaque contrat d’assurance vie pour demander aux épargnants s’ils autorisent ou pas cette pratique. Les épargnants, informés, prendront alors leurs responsabilités. Si une majorité des Français s’y oppose, cela assèchera ce système et ces pratiques spéculatives.
Vous proposez de contrôler davantage la délivrance de licence aux banques. Cela suffira-t-il pour mettre fin à leurs abus, ou au moins pour mieux les contrôler ?
Le système bancaire a un fonctionnement complexe, mais il y a un point qui est très simple : une banque ne peut opérer que si on lui reconnaît le statut de banque. Si on veut contrôler la vente d’alcool dans un bar, on peut tenter de contrôler les portes, les fenêtres, les consommateurs… Mais le plus simple est encore de lui retirer sa licence. Même chose pour les banques ! D’où cette proposition : retirer leur licence à toutes les banques françaises qui, d’ici à trois ans, auront encore une activité dans les paradis fiscaux, par exemple. Vu ce qu’on découvre sur UBS en ce moment (UBS, déjà condamnée aux États-Unis pour avoir favorisé l’évasion fiscale, est soupçonnée d’avoir mis en place une filière d’aide à la fraude fiscale pour ses riches clients français, ndlr), on peut lui dire : « Vous avez assez joué, on vous retire votre licence en France. » Un médecin qui triche peut perdre la droit d’exercer son activité. Pour les banques, ça devrait être pareil.
Vous proposez également une « autorisation de mise sur le marché » des produits financiers, comme pour les médicaments…
Les nouveaux produits financiers créés lient les marchés entre eux : deux indices boursiers, les cours de deux matières premières… C’est profondément pervers, car cela exporte, par exemple, les tendances du cours du pétrole sur celui du blé. Le régulateur devrait expertiser ces nouveaux produits financiers avant leur mise sur le marché, leur faire subir des « stress tests » et les interdire si leurs effets sont négatifs. Comme les produits financiers vendus par la banque Dexia aux collectivités locales. Les clients sont censés être avisées et connaître les risques, mais ce n’est pas le cas. Donc il faut les protéger contre ces risques. Au sein des banques, il existe des « comités des risques » qui valident les produits financiers, mais les personnes qui en font partie ne comprennent pas leur fonctionnement. Ou bien on leur fait comprendre que des profits sont en jeu, et qu’elles ne doivent pas s’opposer au lancement de ces produits.
Il faut aussi réformer le statut de l’Autorité des marchés financiers, pour qu’il y ait pas que des représentants de la communauté financière, mais aussi des organisations de consommateurs, des clients, des organisations comme Finance Watch. C’est une décision qui ne coûte rien, qui peut être prise en un mois, par un décret.
Ces mesures peuvent être mises en œuvre rapidement, et pourtant rien n’est fait. Quel bilan faites-vous de l’action de Nicolas Sarkozy concernant la régulation des marchés financiers et des banques ?
La loi qu’il a fait voter sur les paradis fiscaux liste quelques pays exotiques, mais pas le Luxembourg, la Suisse, Monaco… C’est juste de l’affichage. La taxe sur les transactions financières qu’il a proposée est un rideau de fumée : elle va rapporter 200 à 300 millions d’euros, le même montant que l’impôt sur les opérations de bourse qu’il a supprimé en 2007 [4]. Cela représente pour les finances publiques un montant cinq fois moins important que la perte de 1,6 milliard d’euros liée au démantèlement de l’impôt sur la fortune (ISF). Encore pire si on compare avec la fraude fiscale, qui représente un manque à gagner de 30 milliards d’euros chaque année…
Sur les banques, Nicolas Sarkozy n’a rien fait. Et pour les bonus, il a été le seul avec Berlusconi à défendre une position pire que celle de la Grande-Bretagne, refusant jusqu’au dernier moment de signer un accord concernant la loi européenne sur les bonus adoptée en 2010 [5]. Zéro pointé ! Sarkozy a aussi créé un impôt sur les bonus en 2009, qu’il a supprimé depuis, alors que la Grande-Bretagne l’a maintenu. Ce n’est donc vraiment pas lourd comme bilan. Plus de 20 pays européens sur 27 sont gouvernés par des conservateurs et des libéraux, qui sont aussi majoritaires au Parlement européen. Sans changement politique, la situation ne bougera pas.
Cela changera-t-il après les élections si le Parti socialiste arrive au pouvoir ?
Il ne faudrait pas que le discours du Bourget de François Hollande soit l’équivalent du discours de Sarkozy à Toulon en 2008, où il promettait la fin des bonus, de la spéculation, des paradis fiscaux… On sait ce qu’il en reste ! Il y a une obligation de résultat à gauche, elle ne peut pas décevoir. Elle ne va peut-être pas réussir sur tout, car un consensus européen est souvent nécessaire. Mais la France doit avoir une position beaucoup plus offensive. Une des premières décisions importantes pour montrer la volonté de reprendre la main sur la finance : créer un ministère de la réforme financière ou de la réforme du système financier. C’est le signe qu’un gouvernement s’intéresse vraiment à un sujet, comme avec la création du ministère de l’Environnement ou de la Culture. Si on veut que ce soit la priorité, il faut un ministère spécifique.
Propos recueillis par Agnès Rousseaux
10 avril 2012
À lire : Pascal Canfin, « Ce que les banques vous disent et pourquoi il ne faut presque jamais les croire », Les Petits matins, 125 pages, 5 euros, 2012