Guillaume Perrier
RĂ©gion d’Evros (frontière turco-grecque), envoyĂ© spĂ©cial
 26-27 avril. RĂ©union des ministres europĂ©ens de l’intĂ©rieur Ă Luxembourg sur l’immigration clandestine La Grèce tente d’endiguer l’afflux d’immigrĂ©s venant de Turquie, première porte d’entrĂ©e des clandestins dans la zone Schengen
Un mur va s’Ă©lever Ă la frontière orientale de l’Union europĂ©enne (UE), entre la Grèce et la Turquie. Plus exactement, une clĂ´ture anti-migrants : deux rangĂ©es de barbelĂ©s hautes de 3 m et longues de 12 km, surmontĂ©es de camĂ©ras, devraient ĂŞtre plantĂ©es d’ici l’Ă©tĂ© entre la bourgade grecque de Nea Vyssa et la ville turque qui lui fait face, Edirne. Le chantier de cette barrière, similaire Ă celle qui avait Ă©tĂ© installĂ©e autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc, vient d’ĂŞtre lancĂ©, en dĂ©pit des nombreuses critiques.
Car au-delĂ de l’image nĂ©gative d’une Europe qui se barricade, une telle mesure a peu de chances de rĂ©duire effectivement les flux migratoires. L’initiative controversĂ©e du gouvernement d’Athènes, qui coĂ»tera environ 3 millions d’euros au contribuable grec, est censĂ©e fermer l’accès Ă la zone Schengen pour les clandestins qui, en nombre croissant, franchissent la frontière depuis la Turquie.
Mais la Commission europĂ©enne, sollicitĂ©e par la Grèce, a refusĂ© de financer la construction d’une barrière jugĂ©e  » plutĂ´t inutile « par la commissaire suĂ©doise chargĂ©e des affaires intĂ©rieures, Cecilia Malmström. DĂ©but fĂ©vrier, la Commission a fait valoir qu’Athènes ferait mieux de consacrer cet argent Ă l’accueil des migrants, hĂ©bergĂ©s dans des conditions dĂ©plorables depuis des annĂ©es. La France et l’Allemagne, au contraire, militent en faveur de cette clĂ´ture symbolique.
Le mur viendra calfeutrer une brèche de 12 km dans la frontière. Sur les 200 km restants, le fleuve Evros (Meriç en turc) fait office de sĂ©paration, mais Ă cet endroit il fait un coude et entre en territoire turc, formant un couloir naturel par lequel s’engouffrent chaque annĂ©e des dizaines de milliers de voyageurs clandestins. Un point sensible dĂ©couvert en 2010 : cette annĂ©e-lĂ , environ 55 000 personnes ont Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©es, cĂ´tĂ© grec, après avoir franchi illĂ©galement la frontière, Ă pied, Ă travers champs, soit une hausse de 415 % sur un an ! Combien sont entrĂ©es sans ĂŞtre dĂ©tectĂ©es ? Peut-ĂŞtre trois fois plus. La frontière grĂ©co-turque est devenue, de très loin, le premier point d’entrĂ©e des clandestins dans la zone Schengen.
Mission de police européenne
En novembre 2010, l’agence Frontex, chargĂ©e de la surveillance des frontières extĂ©rieures de l’Union europĂ©enne, a donc dĂ©cidĂ© de dĂ©ployer pour la première fois une mission de police (baptisĂ©e  » Rabit « ), rassemblant des reprĂ©sentants des 27 pays membres. Cette mission a Ă©tĂ© Ă©tendue avec le dispositif europĂ©en  » PosĂ©idon « . En 2011, les passages dans la rĂ©gion d’Edirne ont quasiment baissĂ© de moitiĂ©. L’agence europĂ©enne se fĂ©licite d’une diminution de 41 % des interpellations au nord de la zone frontalière.
 » La situation s’amĂ©liore. La mission Frontex a eu un effet, estime Jean-NoĂ«l Magnin, l’un des officiers de la police aux frontières française (PAF) dĂ©tachĂ© Ă Alexandroupolis, Ă l’ouest de l’Evros. Des moyens ont Ă©tĂ© mis en oeuvre avec, par exemple, un hĂ©licoptère Ă©quipĂ© de camĂ©ras thermiques qui survole la rĂ©gion. Aujourd’hui, on arrive Ă briser des maillons de la chaĂ®ne. Mais quoi qu’il arrive, cette frontière restera toujours un point sensible. « Selon ce policier, spĂ©cialiste des faux papiers, 130  » facilitateurs  » (des passeurs) ont Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©s en 2011.
En rĂ©alitĂ©, les routes d’accès Ă la Grèce se sont dĂ©placĂ©es vers le sud. Le nombre d’entrĂ©es a Ă©tĂ© multipliĂ© par trois dans la province grecque d’Alexandroupolis. Environ 60 000 illĂ©gaux ont Ă©tĂ© interceptĂ©s en provenance de Turquie en 2011, un nombre en augmentation par rapport Ă 2010. Et, chaque nuit, des dizaines parviennent Ă entrer sans ĂŞtre pris. Les migrants traversent dĂ©sormais le fleuve Evros, en barque ou en Zodiac, sur des chambres Ă air de camion, parfois mĂŞme en s’accrochant Ă une corde tendue entre les deux rives.
 » Ils peuvent construire toutes les clĂ´tures qu’ils veulent, nous passerons toujours « , fanfaronne Ali, un contrebandier turc du village de Karaagaç. Les rĂ©seaux de passeurs, mouvants et de mieux en mieux organisĂ©s, se jouent des obstacles. En 2012, le rythme s’est accĂ©lĂ©rĂ© : plus de 5 000 passages ont Ă©tĂ©  » dĂ©tectĂ©s  » sur les deux premiers mois, soit une hausse de 30 % par rapport Ă l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente.
Sur le quai de la gare d’Alexandroupolis, un couple de Syriens et leurs quatre enfants attendent le train pour Athènes. Partie d’Alep, entrĂ©e lĂ©galement en Turquie, cette famille a Ă©tĂ© prise en charge par des passeurs contre plusieurs milliers d’euros.  » Avec la situation politique, cela devenait trop dangereux « , soupire la femme, un bĂ©bĂ© dans les bras.
Après Istanbul, puis une traversĂ©e pĂ©rilleuse de l’Evros et, enfin, deux jours passĂ©s dans la cellule crasseuse d’un centre de rĂ©tention de la police grecque, ils peuvent poursuivre leur route. Une fois enregistrĂ©s par les policiers de Frontex dans le fichier Schengen, ils repartent, comme les autres migrants, avec une injonction de quitter le territoire grec dans les trente jours. C’est plus qu’il n’en faut. A peine quelques jours plus tard, ils seront en Allemagne.
Des passeurs qui s’adaptent
Les Syriens comme eux sont de plus en plus nombreux Ă parvenir jusqu’Ă la frontière grecque : au moins 1 500 l’ont traversĂ©e clandestinement en janvier et fĂ©vrier. ConsĂ©quence directe des violences qui frappent la Syrie depuis un an. Sur le quai de la gare, les Syriens croisent des Afghans, des Pakistanais, des Iraniens, des Somaliens, des AlgĂ©riens, ainsi que des Dominicains. Et tous ont empruntĂ© la mĂŞme route.
Chaque fois que l’Europe renforce ses contrĂ´les, les rĂ©seaux de passeurs s’adaptent Ă la nouvelle donne, estime Piril Erçoban, responsable d’une association turque de solidaritĂ© avec les rĂ©fugiĂ©s (Multeci-Der), basĂ©e Ă Izmir.  » Hier, les migrants passaient par la mer EgĂ©e, aujourd’hui par le fleuve Evros, demain, ce sera par la frontière bulgare « , dit-elle.
Jusqu’en 2005, les cĂ´tes espagnoles et italiennes Ă©taient les plus abordables. Puis les routes migratoires se sont dĂ©tournĂ©es vers la frontière grĂ©co-turque : de 2006 Ă 2009, les migrants tentaient de rejoindre les Ă®les de la mer EgĂ©e, Samos, Lesbos, Kos, entassĂ©s sur des barques de pĂŞche.
La Turquie est facilement accessible, et Istanbul, carrefour de tous les trafics, Ă trois heures de la frontière grecque, est devenue une plaque tournante pour l’immigration clandestine vers les pays de l’UE. Mais la Bulgarie et la Roumanie, dont l’adhĂ©sion Ă la zone de libre circulation de Schengen a Ă©tĂ© reportĂ©e, commencent Ă voir dĂ©barquer de plus en plus de clandestins.
 » Pour les candidats Ă l’Ă©migration, peu importe le temps, les murs, les grilles, qu’il y ait Frontex ou non… dĂ©clare Mme Erçoban. Ils ne sont pas en visite touristique, ils fuient des violations des droits de l’homme, des guerres. Il y a toujours un chemin… Cela va continuer mais il faudra payer de plus en plus cher, et de plus en plus de gens vont mourir en tentant de traverser. «Â
En 2011, environ 80 corps ont Ă©tĂ© retrouvĂ©s sur les rives grecques. Une cinquantaine cĂ´tĂ© turc, selon le gouvernorat d’Edirne. L’hiver, les noyades dans l’Evros et les cas d’hypothermie sont courants. En janvier, onze AlgĂ©riens sont morts après avoir chavirĂ© dans les eaux du fleuve en crue.
Dans ces conditions, le ticket pour un aller vers Schengen se monnaie Ă partir de 500 euros Ă la frontière. Les voyageurs paient parfois jusqu’Ă 8 000 euros pour une prise en charge depuis leur pays d’origine, jusqu’Ă leur destination finale, faisant la fortune des rĂ©seaux mafieux.
Guillaume Perrier
Source : article publié dans le Cahier du « Monde » Géo & Politique n° 209123 daté du 15 avril 2012.