La répartition des richesses, point aveugle des plans d’austérité
Par Grégory Mauzé
Alors que les plans d’austérité se succèdent et se ressemblent, un constat s’impose : leurs concepteurs semblent avoir éludé la question de la répartition des richesses, et donc de l’effort anticrise. Derrière cette omission de façade se cache pourtant un projet politique d’une implacable cohérence.
Analyste aguerri ou simple observateur, quiconque désire se pencher sur le contenu des plans d’austérité recommandés par la « troïka [1] » aux Etats considérés comme financièrement trop peu rigoureux sera confronté au même constat : l’injonction de réduire la dette publique s’accompagne de recommandations très précises quant aux moyens d’y parvenir. Partout, ces recommandations se concentrent principalement sur une réduction des dépenses publiques, tout en évitant méthodiquement de mettre significativement les hauts revenus et les détenteurs de capitaux à contribution lorsqu’il s’agit d’augmenter les recettes. Or, si la volonté de réduire le déficit peut générer un certain consensus entre droite et gauche,[2] la façon d’atteindre cet objectif ne relève en aucun cas d’une forme de bon sens, mais de partis pris tributaires de choix politiques.
La remarquable constance avec laquelle les recommandations des institutions financières internationales et de la Commission européenne sont mises en œuvre laisse en effet peu de doutes quant à savoir qui devra se serrer la ceinture. Ainsi, le salaire minimum – quand il existe – est revu à la baisse dans l’essentiel des pays européens ; idem pour les allocations de chômage, dont les conditions d’accès sont durcies, et pour les pensions, ces dernières voyant généralement augmenter le nombre d’années de cotisations nécessaires pour y prétendre. Les plus bas revenus sont par ailleurs les premières victimes des coupes claires dans le budget des services publiques, la possibilité de s’en passer augmentant au fur et à mesure que l’on s’écarte de la précarité.[3]
Les réformes fiscales envisagées ou mises en œuvre pour augmenter les recettes sont du même acabit. La hausse de la TVA s’avère plus difficile à supporter pour les plus faibles revenus, moins armés pour faire face à l’augmentation du coût de la vie qui en découle. Certes, les entreprises et les hauts revenus sont mis à contribution, mais à un niveau limité : les exonérations d’impôts et autres cadeaux fiscaux ne sont que très rarement remis en cause (tout au plus, leur montant est-il revu à la baisse)[4], malgré leur rôle évident dans la crise de la dette.[5] La lutte contre la fraude et l’évasion fiscale affiche quant à elle des résultats décevants, alors même qu’un récent rapport du groupe Socialistes & Démocrates au Parlement européen estime ces dernières responsables d’un manque à gagner d’un trillion d’euros (!) par an au sein de l’UE.[6]
Ces mesures s’imbriquent donc dans un projet cohérent qui revient à faire porter l’essentiel de l’effort anticrise sur les couches de la population les moins nanties. Les concepteurs de ces plans répondront que seul cet équilibre permettra de combler les déficits publics sans grever la compétitivité, seule composante capable de ramener la croissance. Argument rejeté par de nombreux économistes, qui s’interrogent sur la possibilité d’une relance lorsque l’ensemble du continent est soumis à la même cure d’austérité qui entraîne une baisse du pouvoir d’achat et déprime la demande globale.[7] Les résultats de la Grèce, « laboratoire de l’Europe » [8] où les mesures d’austérité ont contribué à un cercle vicieux de récession et de chômage, alors que les recommandations de la « troïka » ont pourtant été suivies à la lettre, achèvent de les discréditer.
En réalité, le paradoxe qu’il y a à voir une stratégie économiquement contre-productive et socialement destructrice érigée en modèle ne peut être compris que dans une perspective plus large : celle de l’offensive menée depuis trente ans pour démanteler l’Etat social en vue d’assurer une allocation des ressources la plus haute possible en faveur du profit. Et du rôle des crises pour y parvenir.
D’un projet égalitaire…
Depuis son émergence au XIXe siècle jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, le capitalisme prospéra essentiellement selon une stricte logique de captation maximale de la richesse produite en faveur du profit (le capital). Elle impliquait d’en verser la plus petite part possible aux salaires (le salaire de subsistance), tandis que la ponction via l’impôt restait fort modeste, l’Etat se cantonnant alors à ses fonctions régaliennes.[9] Progressivement, le contexte interne et externe bouleversa les rapports de force entre employeurs et salariés en faveur de ces derniers. Une citoyenneté sociale, reconnaissant les travailleurs comme co-créateurs de la richesse nationale, allait émerger et contribuer à attribuer une plus large part de la richesse nationale à des secteurs déconnectés de l’économie marchande. Ce fut la naissance de l’Etat social, qui permit le développement du service public, de la protection sociale, l’institutionnalisation de la négociation collective et le développement du droit social et du travail.[10] Dans la plupart des démocraties libérales, les gains de productivité seront partagés entre employés (via des augmentations salariales) et employeurs. Ainsi émergea le compromis fordiste, fondé sur la coopération entre employeurs et salariés justifiée par un partage des gains de productivité moins inégalitaire qu’auparavant. [11]
La notion de conflit est ici centrale. C’est la reconnaissance de l’antagonisme entre les détenteurs de capitaux (favorables à la captation de la valeur ajoutée en faveur du profit), et les masses salariales (partisanes d’une déconnexion de certains domaines de la logique marchande) sur la question de la répartition des richesses qui a permis sa régulation.[12] Il est également important de comprendre que cette dynamique contrevenait à la logique propre au système capitaliste qui vise à assurer la rémunération la plus forte possible du capital investi[13].
Pour l’immense majorité des salariés, cette nouvelle donne rendait envisageable la possibilité de jouir réellement des droits et libertés garantis par les constitutions démocratiques, qui restaient jusqu’alors essentiellement formels pour le plus grand nombre. La démocratie sociale devenait ainsi le pendant indispensable de la démocratie politique.[14] Pour les élites économiques, ce nouveau partage des gains de productivité consistait en un mal nécessaire pour préserver le système capitaliste. Ils n’allaient donc le tolérer que jusqu’à ce que le rapport de force évolue à nouveau en leur faveur.
… Au « capitalisme du désastre »
La crise des années 70 changera radicalement cet équilibre. La montée du chômage allait affaiblir le mouvement ouvrier et changer le rapport de force en faveur des détenteurs de capitaux. Les hausses de salaires, jusque là nécessaires pour stimuler la demande, devenaient quant à elles superflues pour ces derniers, dans le cadre d’une économie de plus en plus mondialisée et orientée vers les placements financiers. Il était par ailleurs exclu, pour les forces du capital, que ces dernières dussent absorber le coût du ralentissement de la croissance, et donc de la baisse relative des ressources. Les conditions étaient dès lors réunies pour un retour du capitalisme à ses fondamentaux.
Flanquées d’une nouvelle idéologie – le néolibéralisme – qui réhabilite l’inégalité comme moteur de l’économie, les forces du capital vont, à travers un discours alarmiste sur la pénurie des ressources collectives, parvenir à enclencher une dynamique de longue haleine de réorientation radicale des richesses produites vers la rémunération du capital.[15] La journaliste Naomi Klein parle de « capitalisme du désastre » pour décrire cette attitude qui consiste à profiter des crises pour faire passer des réformes antisociales. « L’atmosphère de panique offre aux dirigeants politiques l’occasion de mener dans la hâte des changements radicaux qui, en d’autres circonstances, seraient trop impopulaires, tels que la privatisation de services essentiels, l’affaiblissement de la protection sociale des salariés, ou la signature d’accords de libre-échange. Lors d’une crise, on peut présenter débat public et procédures démocratiques comme un luxe qu’on ne peut s’offrir. » [16]
Par une remarquable mainmise sur l’agenda politique qui élude la question de la répartition des richesses, les investisseurs et détenteurs de capitaux ne seront que très rarement inquiétés. Au contraire, ces derniers seront considérés comme le nouveau moteur de l’économie, et tout sera fait pour maximiser les possibilités de faire fructifier le capital : exonérations massives d’impôts, incitations à spéculer en bourse, possibilités d’investissements décuplées par l’ouverture des marchés,… Autant de mesures qui ont contribué à réorienter les richesses nationales vers le profit, tout en augmentant, du fait de la baisse des recettes fiscales, le poids de la dette publique.[17] « Les ultra-riches ont bénéficié d’une baisse de leurs impôts qui leur permet de prêter à l’État les ressources dont il s’est lui-même privé », analyse Emmanuel Todd.[18] In fine, le soin de combler cette pénurie de ressources aggravée par les baisses de rentrées fiscales sera donc laissé aux travailleurs. Directement, via des baisses de salaires ou indirectement à travers une réduction drastique des fonctions sociales de l’Etat. Ainsi, tout sera fait pour faire absorber au travail le coût de la crise. Au niveau européen, une architecture institutionnelle particulière (traité de Maastricht, 1992) consacre les salaires et les services publics précédemment déconnectés de la logique marchande comme variable d’ajustement. L’interdiction de la politique monétaire résultant de l’adoption de l’euro préserve quant à elle les détenteurs de capitaux d’un risque d’inflation qui baisserait la valeur de leurs avoirs.
Les résultats seront à la hauteur des espérances. Trente ans après ce changement de paradigme, les effets conjugués des suppressions de postes, d’un partage inégal des gains de productivité, de la précarisation du statut salarial, ainsi que des exigences de plus en plus fortes de rentabilité pour les investisseurs ont conduit à une baisse continue de la part des salaires dans tous les pays occidentaux, au profit des bénéfices distribués aux actionnaires.[19] A titre d’exemple, la part des salaires dans le PIB passe de 74% en 1982 à 68% pour les 15 pays membre de l’UE en 2004 ; le phénomène de salarisation des profits, particulièrement prégnant dans le monde anglo-saxon, gonfle par ailleurs artificiellement cette proportion attribuée aux salaires, confirmant cette tendance à l’inégale répartition des richesses.[20]
Nécessaire redéfinition des priorités
Replacé dans ce contexte, l’argument de l’inéluctabilité des plans d’austérité qui frappe avant tout les secteurs jusqu’alors préservés d’une logique marchande (services publics, relation salariale,…) s’effondre. Ces plans ne sont, de ce point de vue, qu’une occasion de plus pour le capital de récupérer ce qu’il avait dû concéder à la société au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, les fameux « sauveteurs » internationaux publics et privés semblent moins animés par le « courage » et la « responsabilité » tant ressassés, et davantage par un opportunisme visant à parachever les transferts de ressources en faveur d’une rétribution maximale du capital, en cours depuis 30 ans. Cette stratégie atteint un stade critique dans le cas de la Grèce, où le retour sauvage à une logique de maximisation du capital prend des proportions que certains ne craignent plus de qualifier de « sociocide ».[21]
L’ancrage durable de la philosophie économique foncièrement inégalitaire dans laquelle s’insèrent ces plans de rigueur appelle cependant à un certain fatalisme. Comment l’offensive globale contre les conquêtes sociales et les salariés pourrait-elle faire place à une politique de désendettement économiquement plus efficace et éthiquement plus juste, alors que la question du partage de la richesse nationale est systématiquement écartée du débat public ? Toute stratégie alternative de désendettement devra donc impérativement déconstruire la philosophie néolibérale à bout de souffle sur laquelle s’appuient les plans d’austérité. Et remettre à l’ordre du jour la question volontairement éludée de la répartition des ressources, et donc de l’effort anticrise. Pour qu’enfin, selon les mots de Naomi Klein, « au capitalisme du désastre succède un progressisme du désastre ».
Notes :
[1] Fonds Monétaire International, Banque Centrale européenne et Commission européenne. [2] Les libéraux du fait qu’un trop grand poids de la dette dans l’économie décourage les investissements ; les tenants de la social-démocratie, en raison de l’effet redistributif inversé générateur d’inégalités qu’implique le remboursement de la dette, puisque les détenteurs de capitaux en sont les principaux bénéficiaires. [3] « Comparatif : les plans d’austérité en Europe », 2/10/2010, http://www.touteleurope.eu/fr/actio… [4] v. notamment le cas des intérêts notionnels en Belgique. [5] CADTM, « La dette, une manne pour les créanciers, un drame pour les peuples ! », 2 septembre2010, www.cadtm.org [6] S&D, memorandum “Closing the european tax gap / re-launching the economy and creating jobs. An analysis of the key findings”, 28 mars 2012 [7] Collectif, « Manifeste des économistes atterrés », Les liens qui libèrent, Paris, 2010 [8] Par analogie au Chili de Pinochet, qualifié de « laboratoire de l’Amérique Latine » et dont la population eut le triste privilège d’être soumise avant l’heure aux réformes libérales dictées par le FMI en vue de favoriser l’accumulation de capital. [9] Cusso, Roser,Dufresne, Anne, Gobin, Corinne, Matagne, Geoffroy et Siroux,Jean-Louis, « Le Conflit social éludé », p.26, Collection Science politique , Louvain-la-Neuve, Belgique, 2008 [10] Ibid. p.27 [11] Sapir, Jacques, « Depuis 30 ans, les salaires baissent, sauf au sommet », 15 Décembre 2009 Mariane2.fr [12] Gobin, Corinne, « les faussaires de l’Europe sociale », Le Monde diplomatique, Octobre 2005 [13] Gobin, Corinne, « Les politiques de réforme de la Sécurité sociale au sein de l’Union européenne : La sécurité collective démocratique en péril », L’Homme et la société, 2005/1 n° 155, p. 79-96. [14] Ibid. [15] Ibid. [16] Klein, Naomi, “Why the right loves a disaster”, Los Angeles Times, 27 Janvier 2008 [17] Dupret, Xavier, « la dette ou comment faire table rase des conquêtes sociales », p.11, ACJJ, 21/10/2011 [18] Todd, Emmanuel, “Annulons la dette du Vieux Monde !”, Le Point, 13/12/2011 [19] Ruffin, François, « Partage des richesses, la question tabou », Le Monde diplomatique, Janvier 2008 [20] Sapir, Jacques , loc.cit. [21] Cholet, Mona, « Aux sources morales de l’austérité », Le Monde diplomatique, mars 2012Grégory Mauzé – Avril 2012
Source : publié le 2 mai 2012 sur :
http://www.michelcollon.info/La-repartition-des-richesses-point.html
Source d’origine : http://acjj.be/publications/analyses/la-repartition-des-richesses-point.html