Égypte : le magot des généraux
Par Zeinab Abul-Magd
Au terme d’un long processus électoral, les militaires doivent céder le pouvoir politique à un président civil. Mais ils contrôlent encore une trentaine d’entreprises qui leur assurent une véritable autonomie économique.
Bientôt sur le départ ? En principe. Les militaires qui dirigent le pays, depuis la chute de Hosni Moubarak le 11 février 2011, à travers le Conseil supérieur des forces armées (CSFA), ont promis de rendre le pouvoir aux civils fin juin, puisqu’à cette date, le nouveau chef de l’État, élu à l’issue du deuxième tour du scrutin présidentiel des 16 et 17 de ce mois, devrait être en fonction. Ce que ces mêmes militaires n’abandonneront sûrement pas en revanche, c’est le gigantesque pouvoir économique qu’ils ont accumulé depuis une trentaine d’années. Les forces armées égyptiennes possèdent en effet au moins trente-cinq entreprises qui ne fabriquent pas des matériels militaires mais des produits civils tout à fait ordinaires.
Trois institutions militaires sont partie prenante de cette production : le ministère de la production militaire, l’Organisation arabe pour l’industrialisation (OAI) et l’Organisation nationale de produits de service. Selon les chiffres officiels communiqués à la presse nationale par les dirigeants de ces entreprises, le premier possède huit usines et 40 % de sa production est civile, alors que la seconde est propriétaire de douze usines avec une production tournée à 70 % vers la consommation civile. La troisième contrôle quinze usines et produit des biens civils aussi variés que des bouteilles de butane, des jeeps de luxe, des couveuses pour nouveaux nés, ou encore des aliments (pâtes, volaille…). Elle est également prestataire de services, tels que le nettoyage à domicile ou la vente d’essence à la pompe.
Holding à la soviétique
Faute de contrôle public et de transparence, il est impossible d’évaluer les revenus annuels que dégage le business des forces armées. Certains experts estiment qu’elles contrôlent environ un tiers de l’économie du pays et il est intéressant de noter que ce sont leurs activités civiles, sans lien avec la défense, qui sont les moins bien connues… Selon des déclarations officielles, le revenu généré par ces activités s’élèverait à 750 millions de dollars par an. Mais des travailleurs employés dans ce secteur, où il est d’ailleurs interdit d’être syndiqué, ont avancé des chiffres bien plus élevés, estimant que les revenus dégagés pouvaient s’élever à cinq milliards de dollars pour une seule entreprise.
De manière significative, ce vaste empire économique n’a pas été touché par les privatisations d’entreprises publiques que le régime Moubarak a dû mettre en oeuvre dans les années 2000, en application de l’accord signé en 1992 avec les créanciers du pays (Fonds monétaire international et Banque mondiale). Alors que le chef de l’État (militaire lui-même) a fait privatiser plus de trois cents entreprises publiques, la holding de l’armée a été totalement épargnée et sa gestion archaïque, à la soviétique, s’est poursuivie, pour l’essentiel sous la direction de généraux et de colonels à la retraite, sans expérience de management et formés à la va-vite. Qui plus est, un grand nombre d’autres officiers à la retraite ont été placés à des postes prestigieux dans les entreprises qui, elles, avaient été privatisées.
Ces attentions du régime Moubarak n’ont pas empêché le maréchal Tantawi, commandant en chef des forces armées, et le reste de la hiérarchie militaire de critiquer la libéralisation de l’économie parce qu’à leurs yeux, elle réduisait le pouvoir de l’État, ainsi que l’ont révélé deux télégrammes diplomatiques de 2008 publiés par Wikileaks. Selon les termes de Margaret Scobey, ancien ambassadeur des États-Unis en Égypte, ” les forces armées considèrent que les efforts de privatisation engagés par le gouvernement menacent leur position dans l’économie, et elles s’opposent donc de manière générale aux réformes économiques “. Le scepticisme du maréchal Tantawi vis-à-vis des politiques économiques néolibérales n’a pas grand-chose à voir avec son attachement au modèle de l’Union soviétique, pays où il a été formé comme jeune officier. Il craint surtout que les privatisations ne finissent par toucher l’empire économique des militaires. Après la chute de Moubarak, les deux gouvernements nommés par le CSFA et leurs ministres des finances ont garanti à plusieurs reprises aux États-Unis que l’Égypte post-révolutionnaire continuerait à respecter les règles de l’économie de marché. Et qu’aucune des mesures néolibérales prises par le régime déchu ne serait remise en cause. Ce qui n’a pas empêché le CSFA de suspendre le programme de privatisations et d’user de son pouvoir présidentiel provisoire pour nommer un nombre croissant d’officiers supérieurs à la retraite à des postes civils.
Libéraliser ? Bon pour les autres
La manière dont les forces armées tirent profit de leur position économique ambiguë est particulièrement patente en Haute-Égypte. Alors qu’au Caire, sous le régime Moubarak, le Parlement appliquait à la lettre toute une série de mesures de libéralisation économique, en supprimant notamment des aides publiques aux agriculteurs et en vendant des usines d’État, les gouverneurs de Haute-Égypte (des généraux à la retraite pour la plupart) ont fait de la résistance en maintenant des entreprises publiques en situation de monopole. Résultat : les cultivateurs de canne à sucre doivent à chaque saison vendre leur récolte à des usines d’État, qui sont les seules fabriques de sucre du pays et qui pratiquent des prix d’achat totalement dépassés, alors que dans le même temps ces paysans ne bénéficient plus d’aides publiques pour acquérir des semences, des engrais ou des machines agricoles. Une injustice qui a provoqué des protestations et des grèves après la révolution de janvier 2011.
Police militaire contre grévistes
Dans l’ensemble de l’Égypte d’ailleurs, de nombreuses grèves et sit-in ont eu lieu, durant le règne du CSFA, dans des entreprises gérées par des généraux à la retraite. À l’OAI notamment qui est une propriété directe des forces armées mais aussi dans les ports du canal de Suez et de la mer Rouge, dans des compagnies pétrolières, des cimenteries… Et les dirigeants de ces différentes entreprises, à commencer par ceux de l’OAI, ont souvent recouru à la police militaire pour mettre fin aux mouvements sociaux. Le CSFA a condamné de manière plus générale les grèves, affirmant qu’elles mettaient en péril l’économie du pays.
La révolution a renversé Moubarak, mais les nouveaux pouvoirs qui se mettent en place (chef de l’État, Parlement, gouvernement) doivent encore renverser l’élite militaire et abolir ses monopoles économiques. Permettre aux forces armées de tenir leurs entreprises à l’abri de tout contrôle public, en imposant dans le même temps à la société égyptienne un système économique hybride, hypothèque l’avenir du pays à un moment critique de son histoire. Face au CSFA, les forces révolutionnaires doivent donc continuer à se battre pour la justice sociale. Mais curieusement, durant la campagne électorale, aucun des grands candidats n’a soulevé cette question de la démilitarisation de l’État égyptien.
Zeinab Abul-Magd,
Université Américaine du Caire et Oberlin College (Etats-Unis)
Source : article publié dans le trimestriel Alternatives internationales n° 55 de Juin 2012, actuellement en kiosque.