Jean-Pierre Filiu : « La question sociale sera déterminante »
Historien et arabisant, Jean-Pierre Filiu veut inscrire l’étape actuelle des révolutions arabes dans le temps long de l’histoire. Plus d’un an après le début des révolutions arabes, les situations apparaissent très différentes d’un pays à l’autre, mais, selon Jean-Pierre Filiu, elles se rejoignent toutes dans une volonté populaire très forte et irréversible de refonder le contrat social.
Entretien
Propos recueillis par Alexis Duval et Denis Sieffert
Où en sont les révolutions arabes ? Peut-on parler de contre-révolution ou simplement d’une évolution chaotique ?
Jean-Pierre Filiu : Je n’ai jamais utilisé le terme de « printemps », ni d’« automne », et j’ai toujours placé cette révolution dans un temps long, celui de la renaissance arabe, séquence de plus de deux siècles. Nous sommes au milieu de la deuxième année d’un processus qui prendra peut-être dix ans, voire une génération. En Tunisie, on assiste à une transition constitutionnelle relativement volontariste et structurée. Le pays est aujourd’hui à la veille de produire le texte fondateur de la Deuxième République tunisienne. En Égypte, ce qui techniquement était un coup d’État lors du renversement de Moubarak produit sous nos yeux toute sa logique militaire. Mais le peuple égyptien n’est pas dupe. À l’occasion des dernières élections, où la participation a été la plus faible, il montre par le désistement citoyen qu’il ne croit pas, en tout cas dans sa grande majorité, à la comédie qui lui est servie. Enfin, en Libye, on devrait avoir le 7 juillet des élections pour la conférence nationale qui remisera le Conseil national de transition et établira les bases du nouveau texte fondateur. Partout ailleurs, l’agitation est forte, et la revendication permanente. Je vois dans tous les pays arabes cette volonté irréversible de refonder le contrat social par une constitution qui soit enfin l’expression populaire.
Peut-on dire que trois sociétés s’affrontent : une société laïcisée et occidentalisée, une autre, sans doute majoritaire, influencée par les Frères musulmans, et les salafistes ?
À mes yeux, il n’y a pas trois sociétés qui s’affrontent, mais plutôt une société qui se redécouvre dans sa diversité. Il est tout à fait positif que toutes les composantes d’une société arabe donnée émergent et revendiquent une place dans la cité avec leurs discours, leurs pratiques vestimentaires, sociales… Mais si elles tentent d’imposer ces pratiques, le pacte sera rompu. Quant aux Frères musulmans, ils veulent se poser en médian. Leur terme, c’est wasatiyya, qui correspond à la lutte contre l’extrémisme, de droite comme de gauche. Leur discours vise à les poser comme centraux, donc mainstream, entre les différentes familles de l’islam, mais aussi à les poser en centre dans la société et le champ politique.
En Tunisie, le parti islamiste Ennahda tente de se positionner aussi au centre d’un pacte social et culturel…
L’objectif d’Ennahda est bien d’avoir un rôle central. On l’a vu récemment avec ce qui s’est passé en Tunisie, où on a renvoyé dos à dos artistes et extrémistes. C’est leur discours, on n’est pas obligé d’y souscrire. Il revient ensuite aux autres partis d’entrer ou pas dans ce jeu. Sur cette question, la famille nationaliste tunisienne est divisée. Le choix se situe entre le Président, Moncef Marzouki, et Mustapha Ben Jaafar (dirigeant d’Ettakatol, social-démocrate, NDLR), qui est sans doute la personne la plus importante de la transition. Il est à la fois président de l’Assemblée constituante et président de la commission de rédaction de la nouvelle constitution. Face à eux, il y a les syndicats, c’est-à-dire l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui se trouve dans une position de rapport de force avec Ennahda. Il me paraît certain que la question sociale sera déterminante pour cette recomposition de la scène politique arabe. Le paradoxe, c’est qu’Ennahda profite de la démocratie sans se l’appliquer de manière interne. Mais un tournant va se produire, puisque Rached Ghannouchi, le dirigeant historique, va quitter la direction d’Ennahda, au congrès de juillet. On va donc enfin avoir une direction élue. C’est l’apprentissage de la diversité et du pluralisme. En Égypte aussi, les tensions sont fortes chez les Frères musulmans. Il y a des problèmes générationnels et des dissidences. Par ailleurs, se pose le problème de la participation féminine. Le mode d’organisation des Sœurs musulmanes n’est pas légitimé. Il est de l’ordre du compagnonnage, mais elles sont très actives dans les campagnes électorales. C’est comme une organisation de masse qui ne serait pas intégrée au parti. Or, il y a de la part des Sœurs des revendications très fortes, notamment la question des quotas.
Abordons la question syrienne. Après un élan anti-Assad quasi unanime, on pose un regard très critique sur la militarisation de l’opposition, les arrivées d’armes du Qatar, l’aide saoudienne…
Bachar al-Assad est arrivé à projeter l’essentiel de son récit, selon lequel le régime laïque combat des bandes armées. Le problème, c’est que nous ne validons pas comme information respectable ce qui est rapporté par les journalistes citoyens engagés dans la révolution syrienne. Tous les jours, les journalistes locaux envoient des documents sans appel, notamment des interviews à visage découvert. En Syrie, la révolution n’est pas qu’armée, elle est aussi une résistance civile, donc une révolution totale qui ira jusqu’au bout contre un régime condamné. Aujourd’hui, environ la moitié du territoire serait tenu par la révolution.
Quel soutien peut-on apporter à la révolution syrienne ?
On pose le débat sur l’intervention comme étant le seul. Je pense qu’en termes d’assistance aux médias citoyens en Syrie et à la légitimation de leurs paroles révolutionnaires, tout est à faire. Par ailleurs, pour ce qui est de la construction d’une alternative politique, l’essentiel n’est pas élaboré. On a dénié la reconnaissance internationale au Conseil national syrien et demandé à ce qu’il se constitue en alternative cohérente. Par cette exigence, on a accéléré les tendances centrifuges, on a donc produit le contraire. Si intervention il devait y avoir, elle ne pourrait être que subordonnée à des objectifs politiques définis par les Syriens eux-mêmes. Il faut donc faire le contraire de tout ce qui a été fait en Libye. Dans tous les cas, la victoire de la révolution syrienne sera politique.
Quelles sont les incidences des événements, notamment en Syrie et en Égypte, sur le conflit israélo-palestinien ?
Il faut voir que, pour toutes ces forces révolutionnaires, la cause palestinienne est une cause intime et participe de leur engagement dans ce qu’il a de plus profond. L’extrême sensibilité que tous ces nouveaux pouvoirs auront avec cette question ne doit en aucun cas être sous-estimée. En Égypte, la chute d’Hosni Moubarak a mécaniquement rouvert une possibilité de réconciliation entre le Hamas et le Fatah. Avant, toutes les conversations interpalestiniennes sous l’égide de l’Égypte étaient faites pour empêcher la réconciliation. Certains acteurs se révèlent surprenants : on sait, par exemple, que les Frères musulmans égyptiens ont pesé en faveur d’une modération – relative – du Hamas. En Syrie, on voit que le Hamas s’est dégagé du pays sous la pression de la base. La population de Gaza, qui est la plus politisée de toutes, est à la fois dans une solidarité très profonde avec la révolution syrienne et dans une exigence de réconciliation entre le Hamas et le Fatah pour imposer aux deux partis de regarder vers l’avant et de reconstruire un futur. À mes yeux, c’est donc par Gaza qu’il faut reconstruire le processus de paix.
Propos recueillis par Alexis Duval et Denis Sieffert
* Jean-Pierre Filiu, est professeur d’histoire à Sciences-Po Paris. Il est notamment l‘auteur d’une Histoire de Gaza, Fayard, 2012 et de la Révolution arabe : dix leçons sur le soulèvement démocratique, Fayard, 2011.
Source : article publié dans l’hebdomadaire Politis n° 1209 du 28 juin 2012 (en vente en kiosque) dans le dossier « Révolutions arabes » de ce numéro.
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