Par Alain Frachon
S’il a encore quelques moments de luciditĂ© dans l’hĂ´pital oĂą il est emprisonnĂ©, le vieux raĂŻs destituĂ© a dĂ» esquisser un sourire. Cette scène du samedi 30 juin, peut-ĂŞtre entraperçue Ă la tĂ©lĂ©vision, oĂą l’armĂ©e Ă©gyptienne rend hommage au premier prĂ©sident islamiste du pays, il l’avait prĂ©vue, ou presque.
Hosni Moubarak ne la souhaitait sans doute pas, mais il a tout fait pour qu’elle ait lieu. Il en est le maĂ®tre d’oeuvre. Il avait prĂ©parĂ© le terrain en Egypte et prĂ©venu ses amis Ă l’Ă©tranger : c’est moi ou les Frères musulmans.
Ce 30 juin, le marĂ©chal Mohamed Hussein Tantaoui, 76 ans, chef du Conseil suprĂŞme des forces armĂ©es (CSFA), qui dirige l’Egypte depuis le retrait de Moubarak, cède le pouvoir – enfin, une partie du pouvoir – Ă Mohamed Hussein Morsi, 60 ans, petit chef de la confrĂ©rie des Frères musulmans, adversaire de toujours de l’institution militaire.
Depuis la chute de la monarchie en 1952, Mohamed Morsi est le premier chef d’Etat Ă©gyptien qui ne vient pas de l’armĂ©e. Il est le premier Ă ĂŞtre Ă©lu dĂ©mocratiquement ; le premier Ă ĂŞtre diplĂ´mĂ© d’une grande universitĂ© amĂ©ricaine ; et, surtout, le premier Ă appartenir aux Frères musulmans.
Officiellement, tout a Ă©tĂ© fait dans la lĂ©galitĂ© ou ce qui en tient lieu en ces temps bouleversĂ©s. Le professeur Morsi a Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© vainqueur le 24 juin. Il a devancĂ© de justesse le candidat de l’armĂ©e, Ahmed Shafiq, dernier premier ministre de Moubarak. Il a prĂŞtĂ© serment devant la Haute Cour constitutionnelle. Il a reçu l’imprimatur de l’armĂ©e, quand le gĂ©nĂ©ral Tantaoui, en uniforme, lui a rendu les honneurs sur la base militaire de Hike Step, dans la banlieue du Caire.
Mais ce bel ordonnancement masque sans doute un marchandage politique qui ne dĂ©parerait pas dans une sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e sur la Mafia. Une nĂ©gociation au couteau entre les deux seules forces politiques organisĂ©es du pays, l’armĂ©e et les Frères.
Tout s’est passĂ© comme si les gĂ©nĂ©raux avaient voulu prĂ©server une partie du pouvoir avant d’en concĂ©der une autre Ă leurs adversaires-complices de toujours. Comme s’ils avaient prĂ©vu la victoire de Mohamed Morsi et n’avaient consenti Ă lui accorder l’investiture qu’après s’ĂŞtre assurĂ© de solides garanties.
Avant de reconnaĂ®tre les rĂ©sultats du scrutin prĂ©sidentiel de mai-juin, le CSFA a affaibli les Frères. Il les a  » attendris « . Avec l’aide des juges de la Haute Cour, Ă sa disposition, il a fait prononcer la dissolution de l’AssemblĂ©e lĂ©gislative Ă©lue en fĂ©vrier. Peu importe le motif invoquĂ©, qui relève d’un juridisme pointilleux, la vraie raison est claire : l’AssemblĂ©e Ă©tait dominĂ©e par les islamistes.
Puis le CSFA a excipĂ© de ses pouvoirs exceptionnels pour fixer quelques repères qui s’imposeront au nouveau prĂ©sident. Celui-ci ne devrait plus ĂŞtre le commandant en chef des armĂ©es, fonction dĂ©volue au marĂ©chal Tantaoui, qui resterait au poste de la dĂ©fense. Le CSFA sera solidement reprĂ©sentĂ© dans le nouveau comitĂ© chargĂ© de rĂ©diger la prochaine Constitution. Les militaires auront le dernier mot sur leur budget : ils prĂ©servent leur empire financier et industriel. Ils garderont la haute main sur les affaires de dĂ©fense, de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure et de justice.
On assiste moins Ă une transition politique qu’Ă un partage du pouvoir, disent les commentateurs politiques au Caire.  » C’est la nouvelle phase dans l’arrangement entre les gĂ©nĂ©raux et les Frères « , estime Bahey El-Dine, de l’Institut cairote des droits de l’homme.
La rivalitĂ© entre militaires et islamistes domine la vie politique de l’Egypte depuis des dizaines d’annĂ©es. Cela a longtemps servi les premiers. Ils se sont toujours assurĂ© qu’il n’y ait face Ă eux aucune autre force d’opposition que les islamistes. Durant ses trente ans de règne (1981-2011), Hosni Moubarak, chĂ©ri des Occidentaux, a Ă©crasĂ© partis de gauche et centristes, libĂ©raux, dĂ©fenseurs des droits de l’homme et, plus encore, de la femme.
Pourquoi ? Pour nourrir un chantage qui devait fonctionner Ă l’intĂ©rieur comme Ă l’extĂ©rieur : le pouvoir, c’est nous ou les islamistes ! Au nom de cette martingale politique perverse, Moubarak a interdit l’Ă©mergence de toute force politique laĂŻque.
Les Frères ont aussi Ă©tĂ© martyrisĂ©s par le pouvoir, torturĂ©s et embastillĂ©s, mais ils sont inexpugnables : si leur poids politique rĂ©el est contestĂ©, ils font partie du paysage, comme les nĂ©nuphars appartiennent au Nil. Ils sont nĂ©s au bord du fleuve en 1928, avec le dessein de promouvoir l’islam politique, l’un des derniers et des plus grands avatars de la pensĂ©e magique : la religion comme rĂ©ponse Ă tous les problèmes d’une sociĂ©tĂ©.
En un sens, Moubarak aurait gagnĂ©. Le patriarche dĂ©chu avait prĂ©venu. Il tiendrait sa revanche : unique force d’opposition organisĂ©e, les Frères sont au pouvoir – par la grâce d’un  » printemps arabe  » qui a d’abord Ă©tĂ© le fait des courants les plus laĂŻcs et les plus libĂ©raux de l’Egypte d’aujourd’hui.
Que les militaires ne viennent pas se plaindre de cette alternance au pouvoir, tonne Jean-Pierre Filiu, professeur Ă Sciences Po et expert de la rĂ©gion :  » Ils l’ont construite « , ils l’ont voulue, en empĂŞchant toute autre alternative.
GĂ©nĂ©raux et Frères poursuivent leur duo.  » Ils continuent Ă Ă©touffer l’Egypte avec leur vieille rivalitĂ© « , dit encore le professeur Filiu, qui ajoute :  » Ce n’est pas une nouvelle donne, c’est l’ultime reflet d’un passĂ© qui s’achève, le dernier Ă©pisode d’une succession de phases d’affrontement et d’accommodement entre militaires et islamistes.  » MĂŞme si la coexistence tient quelque temps – quelques mois ? -, Jean-Pierre Filiu juge qu’elle ne correspond plus Ă l’Egypte d’aujourd’hui :  » A peine mise en route, elle est dĂ©jĂ dĂ©passĂ©e.  » Le pays bouillonne d’autres forces politiques, celles de la place Tahrir, qui commencent Ă s’organiser – enfin !
M. Morsi a un doctorat d’ingĂ©nieur. Il devra composer avec l’armĂ©e, les Frères, des islamistes plus radicaux encore et les formations laĂŻques Ă©mergentes. Il lui faudra ĂŞtre très fort en physique.
Alain Frachon
Source : chronique publiée dans Le Monde daté du 6 juillet 2012.