En Chine, les terres rares tuent des villages
Par Cécile Bontron
Le plus grand site de production de ces minéraux stratégiques provoque un désastre environnemental et sanitaire.
Reportage
Vu du ciel, on dirait un grand lac, alimenté par de nombreux affluents. Sur place, on découvre une étendue opaque, où ne vit aucun poisson, où aucune algue n’affleure à la surface. Ses bords sont recouverts d’une croûte noirâtre, si épaisse que l’on peut marcher dessus. Il s’agit en fait d’un immense déversoir de 10 km2, dans lequel les usines environnantes rejettent des eaux chargées de produits chimiques qui ont servi au traitement de 17 minéraux recherchés sur toute la planète : les « Terres rares ».
La ville de Baotou, en Mongolie- Intérieure, est le plus grand site chinois de production de ces matériaux stratégiques, indispensables à toute l’industrie high-tech, des smartphones aux GPS, mais aussi aux énergies vertes, éoliennes et surtout aux voitures électriques. Ils sont extraits du gisement minier de Bayan Obo, situé 120 km plus au nord, d’où ils sont acheminés ici pour être traités. La concentration des terres rares dans la roche est en effet très faible, et il faut les séparer et les purifier, par des procédés hydrométallurgiques et des bains d’acides. La Chine réalise 97 % de la production mondiale, dont 70 % sont traitées à Baotou.
Dans les eaux troubles du bassin d’effluents, on trouve donc toutes sortes de substances chimiques toxiques, mais aussi des éléments radioactifs, comme du thorium, dont l’ingestion provoque des cancers du pancréas, du poumon et du sang.
” Avant l’arrivée des usines, il n’y avait que des champs ici, à perte de vue ! A la place de ces boues radioactives, on pouvait voir des pastèques, des aubergines, des tomates… “, soupire Li Guirong. C’est en 1958 – dix ans après sa naissance, se souvient-il – que l’entreprise d’Etat Baogang, numéro un sur ce marché, a commencé à produire des terres rares. Le lac est alors apparu. ” Au début, nous ne nous sommes pas aperçus de la pollution engendrée. Comment aurions-nous pu savoir ? “, raconte le vieux paysan au visage creusé de rides. Secrétaire général de la section locale du Parti communiste, il est l’une des rares personnes à oser parler.
Vers la fin des années 1980, relate-t-il, les habitants des villages environnants ont observé d’étranges anomalies sur leurs cultures : ” Les plantes poussaient mal. Elles donnaient bien des fleurs, mais parfois sans fruit, ou alors petits et sentant mauvais. “ Dix ans plus tard, il a fallu se rendre à l’évidence : les légumes ne poussaient plus.
Dans le village de Xinguang Sancun, comme dans tous ceux avoisinant les usines de Baotou, les paysans abandonnent alors certains champs, ne plantent plus, partout ailleurs, que du blé et du maïs. Une étude du bureau municipal de protection de l’environnement leur révèle, finalement, que les terres rares sont la source de leurs maux. Les terres rares, mais aussi les dizaines d’usines nouvelles qui ont poussé autour des installations de traitement, qu’elles fournissent en produits divers, ainsi qu’une centrale électrique au charbon alimentant le nouveau tissu industriel de Baotou, autoproclamée « capitale mondiale des terres rares ». En plus des vapeurs de solvants, notamment d’acide sulfurique, les villageois respirent les poussières de charbon que l’on peut voir voler entre les maisons.
Depuis quelques années, la pollution ambiante s’est encore accrue, les sols et les nappes phréatiques étant saturés de produits toxiques. Il y a cinq ans, Li a dû se séparer de ses cochons malades, derniers survivants d’un petit cheptel de vaches, de chevaux, de poulets et de chèvres, décimés par ces poisons.
Les paysans ont fui. Aujourd’hui, à Xinguang Sancun, la plupart des petites maisons de briques brunes, agglutinées les unes aux autres, tombent en ruine. En une dizaine d’années, le village est passé de 2 000 à 300 habitants.
Lu Yongqing, 56 ans, fait partie des premiers à s’être exilés. « Je n’arrivais plus à nourrir ma famille », raconte-t-il. Il a tenté sa chance à Baotou, comme maçon, puis transporteur de briques dans une usine, avant de se lancer dans un commerce de légumes sur les marchés, complété par de petits travaux. « Je n’ai jamais eu de contrat fixe », dit-il. Maintenus dans le statut de paysans figurant sur leur livret de famille, les réfugiés de Xinguang Sancun sont devenus des citoyens de seconde zone, corvéables à merci.
Ceux qui sont restés au village, plusieurs fois morcelé et redessiné au gré des installations d’usines et de la redistribution agraire, ont l’habitude de se retrouver près de la salle de mah-jong. « J’ai mal aux jambes comme beaucoup de gens dans le village. Il y a aussi beaucoup de diabète, d’ostéoporose, de problèmes pulmonaires. Aucune famille n’est épargnée par les maladies », affirme He Guixiang, campée au milieu du rassemblement.
Cette sexagénaire connaît bien les multiples conséquences de la pollution, pour avoir fait partie des représentants de Xinguang Sancun qui ont osé porter les réclamations des habitants auprès du gouvernement local. « Voilà près de vingt ans que je tape à la porte des autorités, dit-elle. Au début, j’y allais tous les jours, sauf le dimanche ! »
A force de se battre, les villageois ont fini par obtenir des promesses de compensations financières… qui n’ont été que partiellement tenues. Ainsi des nouveaux logements qu’on leur avait fait miroiter. A quelques kilomètres à l’ouest de Xinguang Sancun, se dressent des tours bien ordonnées. Elles ont été construites avec une indemnisation versée par la société Baogang au gouvernement local. Mais les bâtiments sont déserts. En cinq ans, sur les 5 000 occupants prévus – ils devaient venir des cinq villages proches du déversoir -, aucun n’a emménagé. Car le gouvernement leur demande d’acheter un droit de concession sur leur logement, qu’ils ne pourront léguer à leurs enfants.
Le vieux Li Guirong, He Guixiang et tous ceux qui n’ont pu partir n’ont, pour survivre, que les quelques indemnités que leur a accordées l’entreprise et une maigre pension. Certains ont tenté de vendre les déchets du lac, encore très riches en terres rares, aux usines de traitement. Ils gagnaient ainsi 2 000 yuans (un peu plus de 250 euros) la tonne. Mais depuis quelques mois, l’Etat les prive de cette ultime ressource. L’un de ces revendeurs est en procès et risque plus de dix ans de prison.
Cécile Bontron
Baotou(Chine) – Envoyée spéciale
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Complément
Peu d’alternatives au monopole chinois existent aujourd’hui
SUR LE MARCHÉ des terres rares, dont le chiffre d’affaires annuel avoisine 4 milliards de dollars (3,2 milliards d’euros), pour une production de 130 000 tonnes, la Chine détient aujourd’hui un quasi-monopole. Ces matériaux sont cruciaux pour les secteurs de pointe, particulièrement les industries « vertes » : jusqu’à 600 kilogrammes de néodyme, la plus utilisée des 17 terres rares, peuvent être nécessaires pour la fabrication d’une éolienne offshore. Or ce métal se négocie environ 170 000 dollars (138 000 euros) la tonne. « Les prévisions indiquent que la demande en néodyme et en dysprosium – également utilisé pour les éoliennes – devrait dépasser l’offre vers 2015-2020 », souligne Christian Hocquard, du Bureau de recherche géologique et minière (BRGM).
Dans ce contexte déjà tendu, la Chine a décidé de réduire ses quotas d’exportation en 2010, en avançant pour argument la protection de l’environnement. Un prétexte pour Christian Hocquard. « En réalité, explique-t-il, l’enjeu est double : faire monter les prix – celui du néodyme a grimpé de 600 % entre mars 2010 et mars 2011 – et privilégier la consommation locale, avec la volonté de développer une industrie à forte valeur ajoutée. »
Recyclage
D’où l’émergence de sites de production dans d’autres pays, notamment aux Etats-Unis, dans les usines de Mountain Pass (Californie), et sur la côte est de la Malaisie, à Kuantan, où sont traitées des terres rares importées d’Australie, à la faveur d’une législation environnementale plus souple. La mine de Mountain Pass avait déjà été exploitée, mais elle avait dû fermer en 2002, après des fuites d’effluents radioactifs qui avaient conduit la Californie à adopter des normes environnementales plus strictes, rendant les prix de production trop élevés. Dans le nord de la Malaisie, une autre mine, celle de Bukit Merah, avait également fermé en 1992. D’autres projets voient le jour, en Afrique du Sud, au Brésil, au Canada, au Vietnam ou au Groenland. Le Japon a même évoqué la piste, encore très hypothétique, de l’exploration offshore.
Dans le même temps, les industriels cherchent à limiter l’usage des terres rares, voire à s’en affranchir. Mais pour les produits les plus consommateurs de ces matériaux (comme les éoliennes offshore, dont ils permettent de réduire le poids et d’améliorer la performance), les recherches ne font que débuter.
Le dernier axe de réflexion porte sur le recyclage des terres rares. Mais « ce recyclage coûte très cher, alors que les prix du marché devraient baisser », note John Seaman, de l’Institut français des relations internationales (IFRI). A court terme, les alternatives au monopole chinois restent donc très marginales. C. B
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Source : article publié dans Le Monde daté du 20 juillet 2012.
Source Carte : Le Monde