Quel projet, quelle espérance en ces temps de crise ?
Par Jean Rigal
Mon propos ne sera pas d’ordre économique ou financier ou même strictement moral. Quitte à me démarquer de l’opinion de beaucoup, en France, je voudrais me situer, d’emblée, dans une attitude positive et « croyante » face à cette question immense qu’on appelle « la crise » ou plus exactement « les crises ». Selon Jean-Paul Delevoye, ancien médiateur, la société française est en état de «dépression psychique». Comment réagir ? Est-on condamné au désespoir, à la fatalité ? Ou bien y a-t-il une issue possible, un chemin d’espérance encore ouvert ?
Trois propositions peuvent orienter notre réflexion:
• « Le véritable humain », comme ligne d’attention et d’action,
• Répondre aux « signes des temps »,
• Consentir à perdre pour ouvrir de nouveaux chemins.
1) « Le véritable humain» comme ligne d’attention et d’action.
Le poète Térence, (2ème siècle avant Jésus-Christ) un païen, déclarait : « Rien de vraiment humain ne m’est étranger ». À trois reprises, Vatican il souligne que « le vraiment humain » doit être un point d’attention prioritaire dans la vie des chrétiens. (G.S. 4, 11, 26). Cette insistance revêt une actualité brûlante.
« La crise » présente de nombreuses facettes. Elle n’est pas seulement d’ordre matériel, elle est aussi sociale, et pour tout dire « humanitaire ». Autrement dit, « la crise » réside pour une large part, dans « la perte de l’humain ». On en connaît la principale cause : en notre temps, rien d’humain n’échappe au diktat de l’argent, de l’argent roi.
Il en résulte une dictature du rentable, au point que l’être humain, considéré en lui-même, ne vaut plus « grand-chose ». C’est ce que le martiniquais Aimé Césaire appelle «la fabrication des hommes jetables», c’est-à-dire ceux qu’on désigne en termes purement négatifs, en termes de manque ; ils sont comme en dehors de la société. Ainsi,« les sans-papiers, les sans-emploi, les sans-domicile fixe, les sans-abri, les sans-protection sociale, les sans-famille, les sans-relations, les sans-argent, les sans-avenir, les sans-voix, les sans-espérance » … Cette dégradation de la « qualité humaine » abolit toute échelle de valeur et entretient l’individualisme, « le sauve-qui-peut ».
– « Le véritable humain» nous rend d’abord attentifs aux besoins fondamentaux ou élémentaires de la vie humaine. Aussi bien la Déclaration universelle des droits de l’homme (articles 25 et 26) que la doctrine sociale de l’Église les énumère ainsi : l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux, l’éducation, l’emploi » (G. Marc).
– Plus fondamentalement, « le véritable humain », c’est la dignité de l’être humain, en dehors de tout autre considération. L’homme prime sur tout autre considération. C’est là un principe qui devrait rallier le grand nombre. Les textes officiels de l’Église catholique ne manquent pas à cet égard. Mais quel impact ont-ils dans la société actuelle ? On peut citer la formule du pape Paul VI, souvent reprise depuis lors : pour être authentique, disons « véritablement humain », « le développement doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme ». Cardjin, le fondateur de la J.O.C, disait : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde ».
Les causes du sous-développement ne sont pas seulement d’ordre matériel. On doit les rechercher dans d’autres dimensions de l’homme, et en premier lieu, dans notre manque de solidarité. Le sous-développement a une cause profonde : le manque de fraternité entre les hommes et entre les peuples. « La société toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frère » (Benoît XVl). II faut savoir s’indigner quand le « véritable humain » est mis à mal. « On devient vieux quand on perd la capacité de s’indigner » disait Simone de Beauvoir.
L’Évangile est, en réalité, et de manière radicale, un message «d’humanisation de l’homme», « d’humanisation de l’humanité ». C’est en cela qu’il est libérateur. Le concile Vatican II en rappelle le fondement :
L’Évangile est un élément fondamental du développement, parce qu’en lui, le Christ « manifeste pleinement l’homme à lui-même … Par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme ». (OS 22). Les croyants le disent en termes très simples : «alors qu’on ne croit plus en l’homme, Dieu y croit».
Cet axe prioritaire sur « le véritable humain » impose aux chrétiens de tenir ensemble l’Eucharistie et la fraternité. Comment parler de communion au Christ dans l’Eucharistie si elle n’est pas communion à son projet de fraternité pour les hommes ? Comment parler de « communion eucharistique » si elle n’est pas source de communion fraternelle ? On ne peut dissocier l’Eucharistie de ses implications éthiques : la fraternité est bien plus qu’une conséquence de l’Eucharistie, elle en est une composante. Le partage du pain nous convertit en hommes de partage dans la vie quotidienne.
2) Répondre « aux signes des temps »
Cette expression « signes des temps » qu’on trouve dans l’Évangile, est mise en valeur à trois reprises par Vatican II (OS 4 et Il, U.R. 4). Le concile précise de quels signes il s’agit. II cite « les événements, les exigences, les requêtes de notre temps » (OS 11) mais aussi « les attentes, les aspirations et le caractère dramatique du monde » (OS 4). Remarquons que ces signes ne concernent pas la vie de l’Église, les aléas de son histoire mais la vie sociale. Le concile évoque, peut-être trop rapidement, « une véritable métamorphose sociale et culturelle » (GS 4). C’est ce dernier point que je voudrais relever : ce qu’on appelle dans le langage courant, « la mutation culturelle » et même « la fracture culturelle ».
La fracture culturelle émerge dans toutes les institutions (famille, mariage, école, loisirs), entre les générations, et, bien sûr, entre la société et les Églises. « Les changements ont été plus vite que la pensée » écrit Jean-Claude Guillebaud. La culture nouvelle se caractérise notamment par la recherche de l’autonomie personnelle, le désir d’épanouissement individuel, l’omniprésence de la technologie, l’information en temps réel, le tout tout de suite. On pourrait dire aussi : nous sommes passés d’une culture marquée par l’autorité, la stabilité, la vérité, la transmission, la durée, à une culture marquée par l’autonomie, l’imagination, l’épanouissement, l’invention, l’immédiateté… Et l’on pourrait allonger la liste. C’est à l’aune de cet ébranlement culturel qu’il faut entendre la parole prophétique de Paul VI : « La rupture entre Évangile et culture est sans doute le drame de notre époque, comme ce fut aussi celui d’autres époques » (EN. 1975). II est évident que la rupture culturelle ne concerne pas seulement des problèmes de langage, mais des représentations, des manières de ressentir les choses et d’agir, des attitudes assez éloignées de ce que notre génération a connu. Tout cela est largement orchestré et amplifié par la « culture médiatique ».
– Pour répondre aux « signes des temps », il s’agit d’abord de les percevoir, de les discerner au milieu de mille sollicitations, car « on court, on est débordé ». Jésus reproche à ces braves gens que sont ses auditeurs de ne pas reconnaître « les signes des temps » alors qu’ils savent reconnaître le temps qu’il fera demain (Mt 16,2).
– En second lieu, il faut interpréter « les signes des temps ». Ce discernement demande une vraie réflexion, de préférence à plusieurs. Pour ce discernement – sans prétention ni excès de bonne conscience -, les chrétiens ne sont pas démunis : d’abord, grâce à l’Évangile. En effet, l’Évangile n’est pas neutre. II ouvre des chemins d’humanité, il indique des passages, il fixe des priorités. On en trouve une sorte de condensé dans « le sermon sur la montagne ».
L’Évangile fait passer
• l’être avant l’avoir,
• la liberté avant le paraître,
• la vérité avant sa propre opinion,
• la justice avant l’ordre établi,
• le respect des personnes avant la seule efficacité
• l’amour avant la loi.
« L’accomplissement de la loi, c’est l’amour » écrit l’apôtre Paul (Rm 13,10). Il ne dit pas que l’amour suffit à tout mais que sans l’ amour le reste n’est rien. (1 Co 13.).
– Enfin, la lecture des signes des temps est un appel à agir. La formule «signes des temps» inclut, à la fois, les appels de Dieu et les changements nécessaires, les deux étant liés. L’attention aux « signes des temps » prend tout son relief si l’on croit que Dieu appelle de façon nouvelle à travers la nouveauté d’un temps. On est au-delà de simples données historiques et sociologiques.
3) Consentir à perdre pour ouvrir de nouveaux chemins.
Plus qu’à d’autres époques, peut-être, vivre l’Évangile aujourd’hui, c’est consentir à perdre. Le monde, d’abord, doit consentir à perdre pour ouvrir de nouveaux chemins. Il est dans l’impasse et ne pourra s’en sortir que par une recomposition qui suppose des changements considérables. Beaucoup, surtout dans nos pays riches, devront consentir des pertes matérielles en face de gains humains. C’est le prix du partage pour la justice et pour la paix.
Mais consentir à perdre est aussi une nécessité pour l’Église. II y a moins de monde dans les assemblées liturgiques, moins de prêtres, moins d’enfants catéchisés. L’Église a moins d’influence. Elle est une voix parmi d’autres. Ce dénuement appelle bien plus qu’à la modestie. II nous invite à prendre une attitude de conversion et d’ouverture, à nous laisser interroger par « l’action imprévisible » de l’Esprit. C’est dans l’abandon d’une Église trop sûre d’elle-même, dans la reconnaissance de nos faiblesses, que peut naître une Église renouvelée par la vigueur de l’Évangile. Ce n’est pas une consolation à bon compte. C’est la condition d’un enfantement à une vie autre, portée par une vision de foi qui s’inscrit au cœur de l’histoire.
Nous vivons, pour notre part, le temps de « l’Exil ». Le peuple juif a tout perdu; il est dépossédé de la Terre promise, son roi est destitué, le Temple connaît la honte d’une désaffection radicale. « Rien ne va plus » s’exclame le prophète Jérémie (30,5). Le grand message de l’Exil, c’est que ce désastre humain, au lieu d’être la ruine de la foi d’Israël, provoque un sursaut dans le peuple et devient un temps privilégié de purification, de conversion et de création. La conversion est créative, elle innove, elle ouvre des passages. Le peuple de Dieu revivra, mais autrement.
Ce n’est pas d’abord à une réforme institutionnelle qu’il est appelé mais à une libération intérieure. C’est à une écoute plus attentive de la Parole de Dieu qu’il est invité. C’est le passage pascal, de la mort à la vie, qu’il doit sans cesse effectuer.
L’espérance chrétienne ne s’arrête pas aux résultats. Certes, obtenir des résultats tangibles constitue bien, à plus ou moins long terme, l’objectif. C’est ainsi que de nombreux chrétiens sont engagés, bien évidemment avec d’autres, dans des associations humanitaires, associations confessionnelles (telles le Secours catholique, le CCFD, ou l’entraide protestante) ou non confessionnelles, (comme la Croix-Rouge ou les Restos du cœur). Sur un autre plan, ils prennent leur place dans l’action sociale ou l’engagement politique. Face aux grands besoins de ce temps, les résultats restent forcément limités. Parfois, le découragement nous guette. L’Évangile de Jésus de Nazareth nous fait, à ce sujet, des propositions concrètes. C’est de cet appel qu’il importe de témoigner, et il faut accepter d’être « minoritaires » pour ce projet, à condition qu’il soit dans l’esprit de l’Évangile, au service des chemins d’humanité. C’est dans ce projet et Celui qui en est l’auteur que s’inscrit l’espérance des chrétiens
J. Rigal
Source : article publié dans le Courrier de Jonas n° 48, juin 2012, pages 4-7.
Site : http://www.groupes-jonas.com