Les paysans, otages des semenciers industriels
Les géants du secteur veulent imposer aux agriculteurs français les variétés qu’ils commercialisent
Par Laurence Girard
En ces premiers jours d’août, les moissonneuses-batteuses commencent juste à grignoter les rangs des champs de blé de Christian Boisleux, à Wancourt, dans le Pas-de-Calais. La récolte s’annonce bonne. Et comme les prix du blé frôlent les sommets – même si lui les considère comme « normaux, si on les compare à la hausse du prix du pain depuis vingt ans » -, tous les voyants sont au vert. Il va moissonner cette année 70 hectares de blé. Mais il ne vendra pas tout. Il gardera une partie de la récolte pour ses semis de septembre.
L’exploitant pratique ce que l’on appelle la semence de ferme. « Je n’achète que l’équivalent de 5 à 6 hectares de semences de blé chaque année. Le reste, ce sont mes propres semences, explique-t-il. Cela me coûte moins cher et elles sont de meilleure qualité. »
Christian Boisleux n’est pas un cas isolé. Loin d’être le fait de quelques agriculteurs dissidents, la semence de ferme est une pratique très largement répandue en France. Mais son usage est aujourd’hui menacé par les appétits des semenciers industriels.
Selon les chiffres publiés en juin par le Syndicat des trieurs à façon (Staff), les semences de ferme représentent 42 % des semences agricoles plantées en France. Le blé tendre est l’espèce la plus représentée. Mais la démarche concerne bien d’autres variétés.
« Je pratique la semence de ferme pour le blé, mais aussi le colza ou les fèveroles », témoigne Jean Tasiaux, chef de culture de la ferme de la Woestyne, propriété de la famille Bonduelle à Renescure, dans le Nord, qui s’étend sur 400 hectares dont 200 de blé. « Je ne suis pas satisfait des variétés vendues par les semenciers. Elles sont très peu stables, explique-t-il. Il y a une vingtaine d’années, une variété durait quatre, cinq, voire six ans. Aujourd’hui, après deux saisons, elle doit être remplacée. »
Le sujet est très sensible en France. Il touche au coeur de l’activité agricole. Preuve en a été donnée lorsque Bruno Le Maire, alors ministre de l’agriculture, a fait passer, le 28 novembre 2011, une loi qui prévoit d’instaurer une redevance sur les semences de ferme. Il s’agit de verser des royalties aux semenciers, qui disposent du droit de propriété intellectuelle sur les variétés par le biais de ” certificats d’obtention végétale “.
Un tel mécanisme existe déjà pour le blé tendre : tout agriculteur qui livre sa récolte à un organisme collecteur doit verser une contribution de 5 centimes par quintal de blé livré. Mais le texte visait à étendre ce principe à 21 semences (avoine, orge, colza, pois…).
Le projet, très controversé, a été jugé par ses opposants comme une tentative de passage en force des semenciers avant les élections présidentielles. Deux syndicats d’agriculteurs, la Confédération paysanne et la Coordination rurale, en ont demandé l’abrogation.
A l’inverse de la FNSEA, dont le président, Xavier Beulin, est monté au créneau pour le défendre, estimant « normal que les agriculteurs participent au financement de la création variétale, puisqu’ils en bénéficient ». Devant la fronde, les décrets d’application n’ont pas été publiés, rendant pour l’instant le texte inopérant. Pour les prochains semis, les agriculteurs pourront continuer à utiliser leurs propres graines. Mais le dossier pourrait être rouvert en 2013.
Les opposants au texte, transposition d’un règlement européen, ne sont pas tous contre l’idée de payer une redevance. Ce qui les inquiète le plus, c’est de voir la liberté de semer se restreindre au profit des semenciers, au fur et à mesure de l’apparition de nouveaux textes réglementaires.
Car si la loi autorise la pratique des semences de ferme, moyennant le versement de royalties, pour les 21 espèces visées, il l’exclut de fait pour les autres espèces, dont le maïs, le soja, mais aussi toutes les semences hybrides. « L’étau se resserre d’année en année sur les semences de ferme », estime Sylvain Ducroquet, président du Syndicat des trieurs de semences.
Certains agriculteurs se disent prêts à opter pour des semences industrielles si elles sont le gage de rendements améliorés. Or, pour accroître les rendements, les semenciers ont axé leurs recherches sur les variétés hybrides, dont les résultats baissent si les on les sème plusieurs années de suite. Ce qui oblige en réalité à en racheter tous les ans.
Sur des espèces comme le maïs, devenu en quelques années à 100 % hybride, les semences de ferme ont quasiment disparu. « C’est une course contre la montre, les hybrides se développent pour le colza et les travaux se multiplient sur les hybrides de blé », dit M. Ducroquet.
L’étau pourrait encore se resserrer sur la liberté de semer les graines de son choix, à l’issue d’une partie de bras de fer qui se joue actuellement à Bruxelles. Son issue pourrait redessiner l’avenir des pratiques semencières en Europe. « Nous nous attendons, d’ici à la fin de l’année, à une proposition législative qui refondera l’ensemble complexe de la mise sur le marché des variétés et des semences pour les vingt prochaines années », indique François Desprez, président de l’Union française des semenciers (UFS). « L’objectif est de renforcer les titres de propriété de l’industrie au détriment du droit des paysans », dénonce le Réseau semences paysannes.
L’industrie semencière ne présente pourtant pas un front uni. Avec le développement des biotechnologies et des OGM, les géants mondiaux de la chimie – Monsanto, Syngenta ou DuPont, devenus leaders du marché de la semence – ont changé la donne. Dans les industries qu’ils représentent, le brevet est la règle. Et ils souhaitent l’étendre au monde végétal.
Les semenciers européens défendent, eux, le certificat d’obtention végétale. Plus souple que le brevet, il permet aux semenciers d’employer dans leur sélection une variété protégée pour en créer une nouvelle. L’UFS veut que ce droit s’applique aussi en Europe à la sélection de variétés incluant des inventions biotechnologiques brevetées.
« Le développement des OGM crée un basculement de la valeur de la semence, avec une valorisation très forte du trait OGM au détriment de la recherche variétale », commente M. Desprez. Et de citer le cas de la semence de betterave, dont le prix a quasi doublé aux Etats-Unis avec l’arrivée des déclinaisons OGM, passant de 150 à 270 dollars (de 122 à 220 euros). Sur les 120 dollars de redevance liée à la technologie, plus de la moitié revient à Monsanto, qui détient le brevet sur le gène. Les semences deviennent alors un maillon d’une chaîne de production agricole industrielle. Ce qui explique l’importance des enjeux, et l’âpreté de la bataille des semences.
Laurence Girard
_____________________________________________
La justice européenne contre les semences « libres »
Les tenants du droit des paysans à multiplier et à échanger librement leurs semences ont été désavoués par une décision du 12 juillet de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Celle-ci a donné raison à l’industrie semencière dans un procès qui l’opposait à Kokopelli, une association distribuant des semences potagères anciennes ou rares pour faire vivre la biodiversité agricole. Kokopelli avait été attaquée par la société Graines Baumaux pour concurrence déloyale en 2005. Contre l’avis de l’avocate générale, la CJUE a considéré que l’Europe a raison d’imposer l’obligation de ne commercialiser que des semences de légumes recensées dans des catalogues officiels. La Cour estime que l’objectif premier des lois européennes en vigueur « consiste à améliorer la productivité des cultures de légumes ».
_____________________________________________
Source : article publié dans Le Monde daté du 3 août 2012-08-09
Photographie : Astrances, Lucienne Gouguenheim
• En SAVOIR plus : lire l’analyse (13 juillet 2012) de l’association Kokopelli :
« La Biodiversité sacrifiée sur l’autel de la productivité ».
• AGIR : en soutenant l’association Kokopelli